Il faudrait que je m'organise. J'ai tout mon temps, mais je ne trouve le temps de rien faire. Même lire : en un mois, je n'ai lu que 10 pages. (Dans les hauteurs, de Thomas Bernhard. Son chien pue. Mais la puanteur de son chien lui est indispensable. Va-t-il tuer son chien?...) Piètre lecteur. Piètre n'importe quoi. Bien court? m'a demandé la coiffeuse. Bien court, ai-je confirmé. Je suis ressorti avec cette gueule de militaire. Je ferais mieux de m'acheter une tondeuse. Imbécilement je me dis que la dixième coupe sera gratuite. Bien court, pour que ça dure plus longtemps. Une gueule de pauvre. Au dessus d'un évier de pauvre. (Ça y est, je suis pauvre, officiellement. Je me rends compte que c'est mieux que de craindre d'être pauvre. On y pense moins, quand on l'est, on s'habitue. Il y a même des avantages : on ne pense plus à consommer, mais à survivre, le mieux qu'on peut. Et puis il y a pauvre et pauvre...) Je blanchis. Mais surtout à droite. À gauche, pas trop, je suis encore un peu jeune, à gauche. Mais à droite, on dirait qu'on m'a décoloré. Je me regarde trop dans le miroir au dessus de l'évier peut-être et la lumière m'use alors surtout à droite. Ma gueule. Il n'y a que ma gueule, finalement, qui m'intéresse. Depuis deux ans je me croyais condamné, à cause du sang, du mauvais sang, celui de mon père, celui de mes ancêtres, le mien aussi, un mauvais sang. Les médecins vous mettent des idées dans la tête. Vous n'allez pas bien. Même si vous ne la savez pas. Même si vous ne le sentez pas. Le sang le dit. J'avais fini par renoncer à aller mieux, constatant que tout ce que j'avais fait pour aller mieux, toutes mes bonnes intentions, ne m'avaient entraîné que vers le pire. M'étais même remis à manger du saucisson. Quitte à dépérir, autant le faire avec goût. Résultat : mon sang est redevenu très bien. Un cœur de sportif, on me dit même. 56 battements par minutes. Quelle plaisanterie. Parce que je m'appauvris, je me dis, globalement je mange moins. Je perds mon gras. Un kilo par an en moins. Bientôt je retrouverai mon poids de 30 ans, puis celui de 20, puis celui de 10... Mais comme les journées passent vite. Je n'ai rien le temps de faire. Aujourd'hui, j'ai couru après mes maigres sous, puis la paperasse, j'ai recousu deux boutons de ma veste en cuir, sans me piquer les doigts, j'ai lu deux pages d'un livre. Et le soir déjà tombe. Je me dis qu'il serait temps de m'organiser. J'ai tout mon temps. Il me faudrait découper mon temps. Commencer dès le petit déjeuner par une heure ou deux de musique, histoire de se vider, même si on est déjà vide, surtout si on est déjà vide. Une heure ou deux dehors ensuite à juste baguenauder. Une heure ou deux ensuite à écrire n'importe quoi, ce qui vient, tirer le fil. Une heure ou deux à faire la sieste. Une heure ou deux à écouter de la musique ou regarder un film ou lire un livre, en buvant du thé. Une heure ou deux à faire la cuisine et l'engloutir. Puis le néant douillet du soir. Un film ou deux, ou trois... une lampée ou deux, ou trois de whisky... J'ai parfois l'impression de m'anéantir dans le cinéma. Il est peut-être là le problème : je passe parfois 7 ou 8 heures par jour à regarder des films. Pas que des chefs-d'œuvre. Plein de grosses merdes aussi. Parce que j'aime bien, les grosses merdes, aussi, m'abrutir pour de bon. Parce qu'il y a une sorte de bonheur, à s'abrutir, à se vautrer dans la médiocrité, voire la nullité, pour moi en tout cas, ma façon peut-être de faire partie de l'humanité, à ne plus rien penser finalement, ni ressentir, à se couler dans la masse de merde, à disparaître même dedans, à être un gros con finalement comme un autre. Parce qu'autrement je ne suis pas un gros con comme un autre? Bonne question. Peu importe. Comme gros con, en tout cas, je n'ai plus besoin depuis longtemps de me mesurer à tel ou tel gros con pour évaluer mon degré de connerie. La différence, si différence il y a, c'est que je décide sciemment de m'y vautrer, un certain temps plus ou moins long, en solitaire, peut-être juste pour m'oublier, pour être en vacance de moi. Pour aussi me baigner dans l'air du temps, je me dis, communier avec mes semblables, faire ainsi partie de l'humanité, dans la masse d'abrutis. Mais peut-être que quand j'en sors, de ce bain, ruisselant de connerie semblable, je n'en suis pas moins un gros con, je me dis et même peut-être un pire gros con. Parce que j'en vois beaucoup, des gros cons, autour de moi, pas juste à la télé ou sur internet. Comment moi serais-je différent? Je regarde tout ça comme un immense cirque, un entremêlement de milliards de fictions toutes très semblables finalement et pathétiques, la mienne y comprise, mais je me laisse parfois attendrir, par la mienne y comprise. Pauvres humains... Les gens m'ennuient, férocement. Je n'accepte de communier avec eux qu'en solitaire. Mais tout ça importe tellement peu. Mon problème : il faudrait que je m'organise. Je n'ai jamais su m'organiser. La musique, ça me manque tellement. À une époque, je ne passais pas une journée sans avoir soufflé une heure ou deux voire trois dans mon saxophone ou ma clarinette — plus ou moins gros sifflets — et je crois que globalement ma vie était bien plus satisfaisante. Je n'avais pas de télé, à l'époque, pas de cinémathèque, je n'avais pas non plus d'internet, il n'y avait que la musique... Chaque jour avait son air... Je soufflais, sifflais des volutes de Lester Young, des bribes de Coltrane, de Parker, des bizarreries monkiennes et même des airs à moi, surtout des airs à moi... Il n'y avait que le Son... la vibration de l'anche... Un monde sans paroles, le meilleur des mondes, comme le cinéma avant qu'il se mette à parler... Un copain m'a dit, il y a quelques semaines : Je vais me mettre à la cigarette électronique, pour arrêter de fumer... Et j'ai répliqué, du tac au tac, que moi j'allais me mettre à la vie électronique, pour arrêter de vivre... Je me rends compte alors que ça fait tellement longtemps que je me vautre là-dedans, du matin au soir... un gouffre... que ça n'est pas innocent... que ça ne peut pas être innocent... que c'est un puissant, très puissant anesthésiant, annihilant... — mais n'est-ce pas nous perdre, disparaître, que nous cherchons?... — que je me suis laissé engluer, absorber dans cette toile électronique qu'un simple orage magnétique un jour grillera, anéantira et moi, ce qu'il en restera, avec... que peut-être même je suis mort depuis déjà longtemps... et qu'alors ici, nulle part, je ne suis peut-être bien qu'un vague écho de qui je fus, ou de qui je crus être, une suite éphémère, banale, de uns et de zéros...
jeudi 31 octobre 2013
dimanche 27 octobre 2013
Je ne comprends pas. Je me lève, me dirige sans nerf les yeux crotteux vers la cuisine pour y préparer et prendre mon petit déjeuner, c'est là que je vois cette flaque. Catastrophé je regarde vite au plafond, en inspecte chaque centimètre carré, croyant être une nouvelle fois inondé par le voisin du dessus, mon gros lourdaud de voisin du dessus qui m'avait une fois déjà amené le déluge, il pleuvait littéralement chez moi des seaux et le plâtre s'effondrait par plaques, qui m'a réveillé prématurément ce matin vers les onze heures en traînant son mobilier de long en large et en faisant tout trembler à chacun de ses pas. Mais le plafond est sec, je monte même sur le fauteuil pour m'en assurer tactilement. Il déménage bientôt, m'a-t-il informé, l'autre jour, venant sonner à ma porte, me présentant par la même occasion sa compagne, que je n'avais jamais vue mais dont je connaissais le pas lourd et les cris porcins quand le sommier se met à couiner frénétiquement, heureusement ça ne dure jamais très longtemps et lui aussi il crie, alors, je n'ai jamais compris qu'on puisse crier comme ça aussi fort, je me dis que peut-être elle crie parce qu'il crie et vice versa, pour ne pas être en reste, ne pas vexer, montrer à l'autre qu'on est dans le même moment d'extase, parfaitement synchrone dans l'orgasme, à hurler, en harmonie, en communion, parce qu'ils s'aiment, parce que c'est beau, l'amour, surtout quand on jouit à l'unisson comme une seule bête, ou alors il lui met tout un bras, peut-être, et vice versa. Une blonde, assez fade, molle, comme lui, et lourde, avec un peu de ventre, comme lui, le regard bovin, un peu, comme lui. Enchanté, ai-je dit, hypocritement, prenant aussi une mine vaguement désolée — pas trop en faire non plus, ça ferait louche — en apprenant leur départ, soupirant ensuite de soulagement une fois la porte refermée. Mais sur quoi vais-je tomber ensuite?... L'inquiétude, quand même, car j'en ai connu, des lourdauds, des envahisseurs... Mais cette flaque... Je me retrouve devant, je regarde au plafond : rien... La fenêtre était fermée et de toute façon il n'a pas plu... Je ne comprends pas... Je l'enjambe, pour aller à la cuisine, pendant une bonne heure m'interroge... Cette flaque... Il doit y avoir une explication... De la condensation?... Je reviens vers la flaque, avec mon bol de thé et ma cigarette, reste longtemps à la regarder en me grattant la tête sous la tignasse... Une femme fontaine?... Après ma douche, je reviens vers la flaque... Je ne passerai pas la serpillère avant d'avoir percé ce mystère... En y songeant, ce n'est pas la première fois que je me retrouve confronté à ce phénomène de flaque spontanée... On passe la serpillère, on n'y pense plus, on oublie, c'est comme pour tout... Mais là, je reste planté devant... J'ai besoin de savoir... Une manifestation ectoplasmique?...
lundi 14 octobre 2013
Je pourrais passer ma vie dans les films de Bergman. Voyageant d'un film l'autre. Surtout quand je suis malade, momentanément au bout du rouleau, emmitouflé dans ma vieille couverture pleine de trous. Comme Ingrid Thulin, dans le silence. Par deux fois elle verra passer la charrette fantôme. (La troisième fois, ce sera un nain.) Esther est malheureuse. Elle boit beaucoup. Elle fume beaucoup. Elle est malade. Croit qu'elle va mourir. Elle est seule, terriblement seule. Parfois elle se masturbe, mais sans plaisir. Anna est sensuelle, fait l'amour aussi souvent qu'elle le peut, avec des étrangers, là où ça la prend. N'en est pas moins désespérée. Elle en veut à sa sœur. Se sent méprisée par son intellectuelle frigide de sœur, sans cesse observée, jugée. Se venge. Depuis toujours. (Le père avait sans doute sa préférée.) Et Johann, le gamin, entre sa mère torride et sa tante mourante. (Johann, c'est peut-être bien Bergman, le fils du pasteur.) Il erre dans les couloirs de l'hôtel, découvre le monde. Ce monde étrange où personne ne parle sa langue. Il lave le dos de sa mère, quand elle est dans son bain, lui caresse la peau, lui embrasse les épaules et la nuque, fait la sieste avec sa mère toute nue, regarde les pieds de sa mère, les seins de sa mère, se plonge dans les jupes de sa mère dès qu'il en a l'occasion pour s'étourdir de son parfum. Sa tante, traductrice, lui apprend des mots. Il est peut-être plus souvent avec elle qu'avec sa mère nymphomane. Mais elle n'a pas le droit de le câliner comme sa mère. Ses regards sont doux et tristes. Il l'aime autrement. Tout ça est très étrange, pour lui. Les femmes... Il ne juge pas. Il ne comprend d'ailleurs rien. (Et moi d'ailleurs non plus je ne comprends rien.) Juste des émotions. Il faut naviguer avec précaution parmi les fantômes et les souvenirs... dit Esther, vers la fin, tandis qu'elle agonise. Le silence de qui? ou de quoi? je me demande à la fin. On entend à plusieurs moments le tictac d'une montre, entêtant, peut-être la montre sans aiguilles des fraises sauvages... Le silence... Âme, prononce le gamin à la fois dans la langue mystérieuse et traduit dans sa langue, dans le train qui l'éloigne avec sa mère de sa tante laissée seule dans la chambre d'hôtel de ce pays étranger, lisant la lettre qu'elle lui a écrite, les quelques mots promis dans cette langue mystérieuse. Il continue de lire mais on n'entend plus rien, car sa mère à ouvert la vitre du train pour se rafraîchir, fouettée par la pluie, les yeux fermés, car elle brûle.
Ah... Bibi Andersson... Les fraises sauvages... — Comme dans le septième sceau, c'est elle qui cueille les fraises sauvages... — Et Max Von Sydow, il est toujours chevalier?... — Non non... il est devenu pompiste... à peine plus qu'un figurant... — Un chevalier des temps modernes?... — Peut-être bien... — Mais il y a toujours les fraises sauvages... et Bibi qui cueille les fraises sauvages... — Oui... et Victor Sjöström qui se souvient... — De Bibi?... — Oui, de Bibi... Ce sont un peu ses madeleines, les fraises sauvages... La Mort approche, se précise... Il fait alors le bilan, son examen de conscience et d'inconscience... — Et alors?... — Une vie de merde... — Le même Sjöström qui a fait la charrette fantôme et le vent?... — Oui, le même... D'ailleurs, on pourrait mettre en parallèle les deux personnages qu'il joue dans la charrette fantôme et les fraises sauvages... Attends que mon âme soit arrivée à maturité pour venir la cueillir... — Un peu comme les fraises sauvages... — Oui... — Et les fraises sauvages, c'est quoi?... — La jeunesse... L'insouciance... Les regrets... — Elle ne l'aimait pas, Bibi, quand ils étaient jeunes... — Non, elle préfèrait son frère... — C'est son drame... — Ce ne serait pas celui-ci, ce serait peut-être un autre... Cette histoire de montre sans aiguilles, aussi... dans son rêve... — Celle de son père... — Oui, il me semble... — Il a raté sa vie... — Au contraire, il l'a réussie... Mais ça ne pèse rien, par rapport aux fraises sauvages et à la montre sans aiguilles... avec le regard — sévère — du père, peut-être... qui l'avait déjà jugé... avait peut-être aussi préféré son frère... — Ah... s'il avait eu Bibi... — S'il avait eu Bibi, il lui aurait sans doute pourri la vie... — Mais peut-être pas... — Peut-être pas... On ne saura jamais... Dans sa rêverie, elle lui tend un miroir : Regarde-toi... Il ne veut pas... Il a peur de se voir... De voir ce qu'il sait mais se cache à lui-même, qu'il n'est pas le type bien, aimable et désirable qu'il croyait et mettait en scène jusque dans ses souvenirs, mais un monstre de froideur et d'égoïsme... — Et la charrette fantôme vient le chercher à la fin?... — Non... il est juste dans son lit, tout seul, un vieillard, avec ses souvenirs, ses regrets, sa tête de con, sa vie de merde... Et c'est alors qu'on se met peut-être enfin à l'aimer, dans cette sorte de déchéance ordinaire... On a pitié...
samedi 12 octobre 2013
Ah... Max Von Sydow... Bengt Ekerot... Le septième sceau... — Antonious Block joue aux échecs contre la Mort... — Le chevalier revenu des croisades, le cœur et l'âme vides, anéanti... — Oui... — Le septième sceau, c'est la Mort?... — Non non... La Mort, la pourriture, la pestilence, sur son cheval verdâtre — blême disent certains — arrive à l'ouverture du quatrième sceau... Le septième, c'est les trompettes, les sept anges trompettistes... — Dieu, en plus d'être un fumeur de havanes, serait donc mélomane?... — Ne t'attends quand même pas à entendre Chet Baker ou Miles Davis ou Tony Fruscella... Ce sont les trompettes de sa colère... rien que des calamités de plus en plus abominables... L'Horreur... — Il est en colère... — Oui... et même depuis le début... car tout est planifié... Si ton nom n'est pas inscrit dans le Livre de Vie, dès le début, tu vas salement déguster... Et s'il est inscrit dans le Livre, tu risques de souffrir encore plus, en attendant le Jugement... — Alors pourquoi toutes ces misères si, depuis le début, il sait déjà tout... — Pour s'occuper, j'imagine... — Fumer ne lui suffit pas... — Il faut croire que non... — Et le chevalier Antonious Block, c'est le Cavalier Blanc du premier sceau? Celui qui part en Croisade?... — Un cavalier blanc de seconde classe peut-être... — Et il joue aux échecs avec la Mort... — Oui... — Parce qu'elle joue aux échecs, la Mort... — Oui, elle est même imbattable... — Comme les ordinateurs... — Oui, comme les ordinateurs... — Les échecs seraient donc un jeu de Mort... — Oui, peut-être bien... — Et il le sait, que la Mort est imbattable?... — Oui, je crois qu'il le sait, que même avec les noirs, elle est imbattable... — Pourquoi alors lui propose-t-il une partie en insinuant qu'il pourrait la battre?... — Pour avoir un sursis, au début... Pour aussi lui faire croire, à la Mort, qu'il est vaniteux... La mettre sur une fausse piste... — Et il y arrive?... — Oui, il y arrive, je crois... — Et il a toujours son épée... — Oui... — Et toi tu n'essayerais pas aussi de faire croire à la Mort que tu t'entraînes au sabre et que tu l'attends au bord du gouffre, alors que tu es ailleurs et ne dégaineras jamais?... — Qui sait... — Tu cherches à l'embrouiller... — Qui sait... — En tout cas, Antonious Block, lui, y arrive, à l'embrouiller... — Oui... — Dans quel but?... — Il est joueur... Les échecs ne sont pas le but, mais le moyen... Il est très curieux aussi, veut savoir ce que sait la Mort... — Et que sait-elle la Mort?... — Rien... Absolument rien... — Elle est juste imbattable aux échecs... comme un ordinateur... — Oui... Et quand il sait enfin vraiment qu'il n'y a rien à savoir, il se met à jouer un autre jeu... — Tromper la Mort... — Oui... L'embrouiller... Lui faire croire qu'on s'intéresse vraiment aux échecs et qu'on veut gagner et sauver sa peau alors qu'on est tout entier absorbé à sauver autre chose... — La face?... — Non non... La grâce simple... la poésie vivante... l'enfance cul nu... — Oui... Elle est belle, cette scène, quand ils mangent des fraises sauvages... Et Bibi Andersson... quelle belle fille... saine... radieuse... — Oui, il y a toujours des filles magnifiques, chez Bergman, il ne pensait qu'à ça... — Et l'acteur visionnaire, acrobate, musicien et poète, à la fin, qui voit sur la colline la farandole menée par la Mort, avec le chevalier juste derrière la Mort et en fin de cortège le musicien avec son luth... — Oui, sauf que le musicien n'y est pas, dans la farandole, puisqu'il a réussi à s'enfuir et que c'est lui qui voit et raconte... — Alors, il nous ment... — Non... Ou alors oui... Peu importe... Il y est, tout en n'y étant pas...
jeudi 10 octobre 2013
Parce que la Mort rôde... — Verdâtre, avec sa faux... — On croit qu'elle vient d'un coup... Mais elle rôdait depuis un bon moment déjà... On croyait que ce n'était qu'une idée, qu'on pouvait la chasser comme une simple idée noire, ou plutôt une simple idée verdâtre... — La remplaçant par une autre idée?... — Peut-être... Mais elle était toujours là... Elle a d'ailleurs peut-être toujours été là, dès la naissance, assise dans un coin dans la salle d'accouchement, ou juste derrière soi, bientôt, à flairer vos cheveux... Alors on croit pouvoir la chasser comme une idée, la remplaçant par une autre idée, mais elle est toujours là... Elle fait partie de la famille, on ne la chasse pas comme ça... Même chassée, même reniée, refoulée, scotomisée, tout ce qu'on voudra, de toute façon, elle sera toujours là, dans un coin... — Tu pensais, à un moment, que c'était toi, peut-être, qui l'avais rendue malade à ce point, que c'était peut-être à cause de toi, que tu faisais se faner les jolies fleurs, que c'était peut-être même toi qui l'avais poussée au suicide, la jeune fille et la mort... Un soir de fin d'automne, en regardant ta fenêtre, tu avais senti la Mort près d'elle... Peut-être six mois plus tard, au printemps, elle t'avait dit qu'elle avait essayé de se suicider six mois auparavant... — Oui... Un appel au secours, elle avait dit, comme tout le monde dit, comme on dit à la télé, dans les magazines, dans les mauvais romans... Pas grand chose, elle avait dit, presque en riant, un acte désespéré, mais elle ne voulait pas vraiment en finir, elle avait dit... Qu'on la remarque, surtout, qu'on s'occupe d'elle, en baissant les yeux, elle avait dit... — Peut-être alors qu'elle t'appelait... — Peut-être... — Et quelque part, tu l'as entendue... — Peut-être... Ou alors c'était une coïncidence... J'ai pensé et même senti qu'elle se suicidait alors qu'elle se suicidait... — Et tu ne l'as pas rappelée... — Je n'avais plus son numéro... Elle m'avait une fois de plus banni de sa vie... — Tu as peut-être l'oreille, pour la Mort... — Peut-être... — C'est peut-être même toi, le Verdâtre... — On est peut-être tous le Verdâtre de quelqu'un... — Et toi, tu la chasses, la Mort, comme une idée?... — Non... Moi je l'attends, avec mon sabre... Je m'entraîne... Et puis ce n'est pas qu'une idée... Je la sens, parfois, dans la nuit... Je meurs un peu, dans la nuit, souvent, je frôle la Mort, ou alors c'est elle qui me frôle... Elle me serre le cœur, parfois, pour voir ce que ça fait, quel genre de client je suis... Elle s'entraîne, elle aussi, se prépare... Je suis même mort déjà tant de fois... Comme des répétitions, avant la première, ou plutôt avant la dernière... — Sabre contre faux... — Oui... On verra bien... — Tu te prépares... — Oui... Comme le père qui avait fait la vaisselle et ses besoins et sa toilette avant d'aller finalement se recoucher... Comme le pépé qui était remonté traviolant de l'hôpital avec un couteau dans son poing... — Parce que la Mort se précise... — Oui... Quelques mois... Quelques années... Je ne sais pas trop... — Voilà pourquoi tu es devenu tant bavard... — Oui, peut-être... À un moment, on se prépare vraiment... — Tu mets de l'ordre dans tes affaires... Tu t'entraînes aussi au sabre... — Oui, peut-être bien... — Depuis quand?... — Depuis toujours peut-être... Mais la mort de Mouchette peut-être a déclenché quelque chose... — Que de peut-être... — Je me souviens, elle s'est redressée brusquement sur ses pattes, quand on lui a fait la première piqûre... alors qu'elle était paralysée... — L'instinct de vie... — Oui... — Elle nous manque... — Oh oui... — Mais ne pas hâter sa fin... — Certainement pas... — Chaque souffle compte... — Oui... — Et tu crois que tu vas vaincre, avec ton sabre?... — Quelle importance... Seul le geste compte... Seul le geste comptera... Dégainer, couper, il n'y a que ça... Le son de lame qui fend l'air... le petit vent...
mercredi 9 octobre 2013
Ah... John Wayne... Gail Russell... angel and the badman... — Pas aussi bien que le souvenir qu'on en avait... — C'est vrai... Mais quand même, le charme de Gail Russell... le charme de John Wayne... la mélancolie... — Oui... Pas si mal et même plutôt bien quand on y repense... C'est un film plutôt moyen sur le coup mais qui se bonifie en y repensant... Je pense souvent à angel and the badman et pourtant quand je le revois je trouve toujours ça assez moyen... — C'est étrange... On le regarde pour pouvoir s'en souvenir... — C'est le charme, qui n'opère vraiment qu'une fois que le rideau est refermé... Sur le coup, pas grand chose... Puis... — Ça s'insinue... — Oui... Comme ils se regardent... — Je te sens soudain triste... — On dirait le Paradis... elle m'a alors dit... — La fille du gouverneur?... — Non non... La fille du prisonnier... — Ah... la fille du prisonnier... — Oui... — On n'ose pas tellement en parler... — C'est vrai... C'est délicat... Mais quelle belle sieste c'était... — Oui, c'est délicat... Tu saccagerais tout, si tu te mettais à en parler, tu voudrais parler de tout, ça deviendrait vite odieux... — Oui, même si tout a déjà été saccagé... Mais quelle jolie fille... Exactement dans la même position que John Wayne et Gail Russell sur la photo... Sauf qu'on était tout nus... — Non non... là c'était au milieu de le première nuit, à la bougie, quand elle t'avait dit que si elle avait su dessiner elle t'aurait dessiné... — Je sais bien... C'était pour l'image... En fait, elle était juste couchée à plat ventre sur moi, pendant la sieste, quand elle a parlé de Paradis... Il faisait chaud, on sommeillait... — Oui... Et tu lui as dit quoi alors?... — Ben ouais, je lui ai dit... — Mais ça a vite dégénéré, le Paradis... — Oui... — En même temps, c'était toujours le bordel... — C'est vrai... — Mais on était bien, parfois... — Oui... sacrément bien... parfois... — La fille du prisonnier, c'était quelqu'un... Et avec le fils du gendarme, ça avait de l'allure... — C'est vrai... Une sacrée fille... La plus drôle et la plus désespérée... La plus dangereuse aussi... Peut-être la plus proche... Et quelle voix... — Elle était bien jeunette... Tu y penses souvent... — Parfois, quand même... — Et à la fin, elle lui prend son pistolet... — Oui, ça fait un drôle d'effet... Elle le garde longtemps dans sa main... Puis elle le jette dans la poussière... Ils partent alors sur le chariot des quakers... — Parce que c'est la fille du quaker... — Oui... — Et il n'est plus le badman, alors... Il n'a plus son pistolet... — Non, il ne l'a plus... — Un cow-boy sans son pistolet... Ça laisse un drôle de goût, la fin... — Oui, il n'est plus le badman... — Partira-t-il encore à l'aventure?... Chevauchera-t-il encore libre comme le vent?... — Ça m'étonnerait... — Si encore elle lui avait laissé son pistolet... — Bien tendrement, elle a posé sa main dessus, en le regardant dans les yeux, l'a tenu longtemps dans sa main... puis l'a jeté dans la poussière... — Un happy end... — Oui, un happy end... Dust to dust... en commençant par le pistolet...
lundi 7 octobre 2013
Alors, tu avais cette tête-là, quand tu es arrivé chez les curés... — Il faut croire... — Et la blouse bleu marine en nylon alors?... Et le sous-pull?... — Effectivement... La blouse, ça devait être avant, à la campagne... Et le sous-pull après... Là c'était mon pull fétiche, à rayures rouges et bleues, avec une fermeture éclair, que ma mère m'avait tricoté, que je portais aussi quand j'allais dans les bois... Et puis là, sur la photo, c'était plutôt l'hiver, pas comme le premier jour quand je suis arrivé... — Et les platanes, alors?... — C'est vrai, il n'y en avait pas, quand on allait au réfectoire... C'était pour les besoins de la fiction, l'image, le son... Cette école, en fait, manquait cruellement de platanes... Goudron et béton, c'était... quelques résineux aussi, soyons justes... — En fait, tu nous embrouilles... — Non non... C'était bien comme j'ai dit... Le mouchoir propre tout bien repassé dans la poche... La chapelle... L'Archange St Michel... La salle d'étude... Les curés en blouses grises... Le vautour... La bonne sœur... Les pupitres... Le goûter... Le néon... Le hachis parmentier... Tout... Le mur en était crépi, de hachis parmentier, tellement c'était à dégueuler... On ouvrait la fenêtre, quand le curé ne regardait pas... On se nourrissait essentiellement de pain avec dessus de la sauce vinaigrette, la seule denrée à peu près comestible... — Et les curés, je suis sûr qu'ils n'étaient pas si terribles... Le directeur, par exemple... — C'est vrai, le directeur, il ne lançait pas son trousseau de clés, ni ne tapait avec sa règle sur les doigts, ça c'était un autre, et même deux autres... Lui, il était juste dépressif peut-être, pas causant, ce qui lui donnait cet air méprisant, renfermé, sinistre... Il n'avait pas de blouse grise, lui, mais un costume gris, avec la croix sur le revers, un sous-pull dessous bleu ciel souvent... Pour être honnête, il y en avait même des biens, des curés, un vieux par exemple, prof de latin, à moitié sénile et sourd comme un pot... Comme on a pu se foutre de sa gueule... Et moi j'aimais bien le Catcheur, même s'il était dangereux, il était franc, au moins, droit... Lui aussi m'aimait bien d'ailleurs... Il était prof d'allemand, ma meilleure note au bac... Herr Frei, il m'appelait... Monsieur Libre... On m'appelait alors Frei, en ce temps-là, à l'internat, même si je ne l'étais pas tellement... — Et tu n'étais pas un ange... — Non, je n'étais pas un ange... Mais ça ne m'empêchait pas de sangloter sous mon drap, le soir, dans mon lit, au début... — Et puis tu as fait pas mal de conneries, aussi, les 400 coups... — Oh... pas tant que ça... je craignais quand même les conséquences... — Tu faisais le mur... Tu fumais en cachette... Une fois, tu as même razzié avec tes compères un camion... — Oui oui... des cagettes de fraises surtout... et de cerises... rien de bien méchant... Eux y sont retournés, dans la nuit, pas rassasiés ou juste pour le sport, reprendre des cagettes dans le camion, sont revenus aussi avec quelques autoradios, d'autres babioles... Au retour, le Catcheur, qui avait repéré le manège, les attendait à la porte... Et moi, leur chuchotant, derrière la porte de l'issue de secours, celle qu'on prenait pour faire le mur, par l'escalier métallique en colimaçon, que le Catcheur, qui avait déjà les noms — il lui avait suffit de regarder quels lits étaient vides — avait interdit qu'on leur ouvre : Balancez les cagettes!... Balancez tout!... Ils rigolaient, au début, ils ne comprenaient pas... Ils avaient été donc ensuite obligés de faire le tour, mais heureusement les mains vides et le Catcheur les avait accueillis comme il se devait, avec quelques clés et quelques beignes... — Et tu étais malin... Tu avais de l'instinct... Tu ne te faisais jamais attraper... Ton air innocent... — C'est vrai... Ils ne m'ont jamais coincé... Juste une fois, quelques mois plus tard, embarqué par les policiers dans le panier à salade qui étaient même venus nous cueillir à l'école en plein cours, devant tous les autres gamins, externes ou demi-pensionnaires bien proprets, qui devaient nous prendre pour une espèce à part, renfermée, inquiétante, d'orphelins, avec nos airs farouches ou misérables... Le Catcheur, qui les accompagnait, lisant sa liste — on n'a jamais su qui nous avait dénoncés — avait donné à chacun une gifle derrière la tête au fur et à mesure qu'on sortait de la classe, la tête basse, à moi bien plus forte qu'aux autres et j'avais été propulsé violemment contre un radiateur... Parce qu'il m'estimait tellement... En garde-à-vue, au commissariat, tout l'après-midi, à 13 ans... Mais j'étais innocent... le seul à être sorti libre, lavé de tout soupçon, moi qui avais su me contenter de quelques fraises... À mon retour, le soir, le Catcheur était venu me voir, honteux, un géant, une brute épaisse de ring, avec son nez tout rond de moine, sa tonsure luisante, rongé par le remords, dans sa blouse grise de curé, m'avait demandé pardon en me tendant la main... Il s'en voulait tellement... Je n'aurais jamais dû douter de vous, Herr Frei... (Parce qu'on se vouvoyait...) Je l'aurais serré dans mes bras... — Tu ne lui en as jamais voulu?... — Jamais... — Même pas quand il t'a balancé contre le radiateur?... — Même pas... — Et le week-end, quand tu rentrais, tu retournais vite dans les bois... — Oui, dans les bois, pour aller fumer, faire des cabanes, sentir la rosée sur mes mollets quand je marchais dans les herbes, les oiseaux dans les sous-bois, le chuchotement de la rivière... je revivais... — Et tu n'étais pas devenu si mauvais, à l'école... — Au début, si... Puis j'ai remonté la pente... Au moins pour ne pas redoubler, ne pas passer là-bas une ou plusieurs années de plus... Je ne m'y sentais quand même pas très à mon aise... Beaucoup de promiscuité... Et puis c'était une école pour les gosses de riches... les bourgeois de Haute-Savoie... et moi j'étais plutôt un bouseux de la campagne, fils de simple gendarme... Et puis ce truc catholique, mièvre, de faux-jetons, les retraites, les messes, les chansons... À un moment, je l'ai même trop remontée, la pente, alors je l'ai ensuite un peu redescendue, doucement, pour me caler à mi-pente, là où on est le mieux, le plus tranquille, sans rien faire... — Et tu avais des copains... — Plutôt des camarades de détention... — Souvent les pires... — Oui... Certains, à 13 ans, sont partis en maison de correction... On se saoulait parfois à la limite du coma éthylique à 11 ans... On fumait des joints à 12 ou 13 ans... On se piquait à 15... On crevait parfois à 18... — Mais pas toi... — Non, pas moi... Les drogues dures, ça n'était pas mon truc, jamais même eu envie d'essayer... Fumer, ça me suffisait... — Des joints... — Pas tellement... Juste pour accompagner, de temps en temps... L'odeur m'a toujours un peu écœuré... Du tabac, moi, surtout...
dimanche 6 octobre 2013
Ah... Andrei Roublev... L'Archange St Michel... L'Épée... le Dragon... — Oui... Toute petite, l'épée, et tout petit, le dragon, genre de limace bleue sur son aile, du même bleu que son bandeau dans les cheveux... Et le temps... qui a usé tout ça... — 7 ans... 7 ans quand même passés dans cet internat catholique : St Michel... Ça laisse forcément des traces... — Oui... Je me souviens du premier soir, quand on m'y avait abandonné, avec un mouchoir propre dans ma poche, bien repassé... (Ça n'annonçait jamais rien de bon, quand on vous glissait un mouchoir propre et bien repassé dans la poche... J'ai tant d'histoires de mouchoirs propres et bien repassés glissés dans une poche...) On nous avait fait monter dans la chapelle, pour la prière... Il y avait une fresque, à dominante bleue, avec l'Archange St Michel... — Forcément... Et tu avais prié?... — Non, j'étais bien trop malheureux... Et je ne priais plus, déjà, en ce temps-là... Parfois, quand même, je l'engueulais, Le Grand Pouilleux, comme avait dit la prostituée à Cioran... J'avais tout bien fait — ou presque — comme il fallait et Il ne m'avait envoyé que des calamités... Pour ce que ça m'avait apporté, de prier... — Et là, alors, dans la chapelle?... — J'avais juste trouvé ça très moche, très déprimant, et le curé avait une gueule de salaud... — C'en était un?... — Oui, même un sacré salaud... Je ne l'ai jamais aimé, celui-là, c'était le directeur... D'emblée il vous faisait comprendre que vous alliez en baver et même jusqu'à votre majorité et qu'il ne serait jamais chaleureux... Les coups de règles sur les doigts... Les trousseaux de clés qui volaient... Le mince sourire sadique en coin... Mais surtout le mépris... Il ne daignait jamais vous regarder et vous parler franchement, celui-là — je crois bien qu'en 7 ans il ne m'a pas adressé la parole une seule fois — vous n'étiez qu'une petite merde, au mieux un petit chiot à dresser... Et il sentait mauvais... D'ailleurs ils sentaient presque tous mauvais, dans leurs blouses grises... Et leur haleine était fétide... Leurs cheveux gras... Et leurs regards étaient faux... Leurs voix amères... Il y avait une nonne, aussi, très vicieuse, qui enseignait le français... Elle m'avait pris sous son aile noire, au début, parce que j'étais très mauvais, très attardé, en français... Elle m'avait même pris en affection... Me trouvait un air angélique... — Et toi?... Tu l'avais prise aussi en affection?... — Non, pas moi... Elle sentait la rose fanée, l'amidon et la poussière... Elle me faisait juste un peu peur, au début... Elle semblait tellement douce, maternelle, une sainte, mais soudain un rictus froid, cruel, venait déformer et trahir ce pourtant si doux visage... — Tu es devenu bon en français?... — Jamais... — Mais ce premier soir, dans la chapelle... avec la fresque de l'Archange St Michel... — Oui, l'Archange St Michel... psychostase et psychopompe... ce n'est pas rien... — Psychorigide, peut-être aussi... — Peut-être bien... Celui qui tue le Dragon, dans l'apocalypse de St Jean... Mi... Cha... El... Semblable à Dieu, à ce qu'on raconte, pas n'importe qui, donc, le chef de tous les anges... — Et le Cavalier Blanc, alors, dans l'apocalypse de St Jean?... — Certains disent que c'est le Verbe, la Parole de Dieu, celui qui mène la guerre de conquête, la Croisade, le Jihad, plus tard combat la Bête, même si pour moi les deux cavaliers blancs sont distincts... D'autres disent que c'est l'Antéchrist... Ils ne sont pas tous d'accord... — Ça n'annonce rien de bon, dans tous les cas... — En effet... Après le Blanc, qui a une couronne et un arc, vient le Rouge, avec son épée, la guerre civile, après celle des nations, puis le Noir, avec sa balance, la famine, la misère, puis enfin le Vert ou plutôt le Verdâtre, la pourriture... qu'on appelle aussi la Mort... avec sa faux... — Bon Dieu... Ça fout la trouille, tes cavaliers... C'est pas riant... — Non... À un moment, fini de rigoler... C'est bien ce que j'avais compris, ce premier soir, dans la chapelle de l'Archange St Michel... — Puis vous étiez allés dans la salle d'étude... — Oui, dans la salle d'étude, une salle immense et froide, grisâtre, humide, on avait l'impression qu'y flottait un brouillard permanent... le curé était dans sa chaire, là-haut, comme à l'église, un vautour nous guettant... nous autres en bas, à nos pupitres... — Et c'est là que tu t'es mis à étudier l'apocalypse de St Jean... — Non, j'étais bien trop malheureux, pour étudier quoi que ce soit... Je suis passé de premier de la classe sans rien faire à pas loin de dernier avec beaucoup d'efforts... Soudain comme un mur, entre l'école et moi... Je me sentais perdu, dans cette grande salle d'étude où le moindre son résonnait longtemps en échos... J'osais à peine tousser... Ne pas attirer sur moi l'œil du vautour... C'était déjà l'automne... Ça sentait la vieille encre séchée dans les encriers, le papier pisseux, le bois détrempé et la peinture verdâtre s'écaillant des pupitres, l'abandon... Mes cahiers tout neufs, mon stypen qui me coulait sur les doigts, mes vêtements trop neufs, trop bien repassés, mon sous-pull trop chaud qui me serrait et me grattait, dans ma blouse bleu marine en nylon dont la fermeture éclair se coinçait, ma coupe de cheveux trop fraîche qui me cuisait encore un peu la nuque, mes oreilles décollées qui avaient froid... À quatre heures, c'était l'heure du goûter, on se retrouvait tout morveux dans la cour à faire la queue pour une barre de chocolat un peu rance et un bout de pain rassis... On pouvait aussi à ce moment acheter avec nos quelques sous quelques bricoles chez le fourrier... Tout le monde voulait son agrafeuse, des lacets et des punaises pour faire tenir debout le pupitre quand on l'ouvrait, aménager alors son domaine, chacun à son goût, le petit pot de colle Cléopâtre qui parfumait l'intérieur... Deux pitons, un cadenas... Home, sweet home... Le soir tombait... Le néon bégayait un moment avant de s'allumer... Puis c'était l'heure d'aller au réfectoire... Plus on s'en approchait, en rangs, par deux, naviguant dans les feuilles de platanes comme un triste brise-glace, plus la puanteur du hachis parmentier, notre destination, se précisait et me donnait la nausée...
samedi 5 octobre 2013
On ne tue finalement que ce qu'on aime... — Peut-être bien, oui... — Le reste, ça n'en vaut pas la peine... — Peut-être bien... La peine, ça se paye cher... — Tatsuya Nakadaï, dans le sabre du mal, il fout la trouille... — Oui, sacrément... Il pratique la garde silencieuse... — C'est vicieux, ça... — Oui, très vicieux, il s'ouvre, se met entièrement à la merci de l'adversaire... Il est alors sans forme, comme on dit chez les Chinois... Déjà en pensée exactement à l'endroit où sera l'adversaire, qui arrivera à bout de souffle, épuisé... Il n'aura plus qu'à l'achever... — C'est ce que tu apprends, aussi, en quelque sorte, la garde silencieuse, et aussi ce qu'il t'arrive d'enseigner... — Oui... La garde silencieuse... Le guerrier immobile... — Ça conduit à la démence... comme dans le film?... — Pas forcément... Âme perverse, sabre pervers, est-il dit dans le sabre du mal... — Et le tien, de sabre, alors, il est comment?... — Je n'en sais encore rien... Trop jeune encore dans l'art du sabre... On le sait vers la fin, peut-être, ou peut-être même pas... — C'est l'âme du samouraï, alors, le sabre?... — Oui, l'âme... Tu te rends compte, à certains moments cruciaux, que c'est le sabre qui décide... Toi, bien souvent, tu aurais pris un autre chemin... — Le sabre... Et quand tu n'as pas ton sabre alors?... — J'ai toujours mon sabre, même quand je n'ai pas mon sabre... — Et quand tu enseignes, tu as des élèves?... — Si on veut, quelques uns... — Tous?... — Non non, juste ceux que j'ai choisis... Un éternel adolescent qui ne lit que des bédés... Un pédopsychiatre renommé... Un type aussi qui a été longtemps aveugle et a retrouvé plus ou moins la vue après une greffe de cornées... Une jeune fille, dernièrement, gracieuse, souple, fraîche comme la rosée, au regard vif... — Et les autres?... — Je les regarde moins, je sens aussi qu'ils m'entendent moins, je perdrais mon temps et eux le leur... — Tu es un maître, alors... — Non non, juste un vieux croûton, un ancien, comme on dit, sempaï, un suppléant... — Et ils t'écoutent... — Oui, ils m'écoutent, je crois, parfois... — Et tu leur dis quoi?... — De se détendre... De rester droit... D'avoir le regard vague... De respirer... De sentir leur propre poids... D'anticiper leur propre chute... D'être sans force... De se déplacer le moins possible... D'être sans but prédéfini... De ne plus réfléchir... Des choses simples... — Et le sabre?... — Et le sabre saura où aller... — Et la garde silencieuse alors, être sans forme, se trouver en pensée à l'endroit où sera l'adversaire... — Au bord du gouffre... On s'y retrouve toujours, au bord du gouffre, fatalement, qu'on prenne n'importe quel chemin... L'attendre alors, l'adversaire, tranquillement, au bord du gouffre... — Juste en pensée?... — Totalement en pensée, c'est à dire entièrement car le corps suit son maître et donc pas juste en pensée, ce qui ne voudrait rien dire... Apprendre à lire les trajectoires, les cheminements, jusqu'à la chute... C'est toujours un peu la même histoire, la même histoire pathétique... Tu le vois soudain foncer tête baissée comme un petit taureau, il est déjà inerte dans la flaque de son sang, même s'il ne le sait pas encore... — Et c'est qui l'adversaire?... — Juste soi-même, au bout du compte, il semblerait... — D'un seul coup de sabre alors se pourfendre soi-même?... — Il y a un peu de ça... Soi-même ou alors son double... L'Autre... L'Adversaire... Le petit taureau... — Juste pour finir en beauté?... — Peut-être bien... — Et le chemin jonché de cadavres... — Les cadavres, c'est le Chemin, il faut passer par là...
jeudi 3 octobre 2013
Ah... John Wayne... Gail Russell... Le réveil de la sorcière rouge... Ça, c'était beau... — Oui... Sacrément... — Ceux qui méprisent John Wayne sont vraiment des cons... — Bien d'accord... — Les pires, ceux qui se proclament cinéphiles... — Les cinéphiles, de toutes façons, sont des cons... — Tous?... — La plupart... — Tu ne les aimes pas... — Sale engeance... Sérieux comme des papes... Ennuyeux à mourir... N'ont jamais compris que c'est du rêve, rien que du rêve, le cinéma... C'est comme la vie, de la fumée... Sinon ça ne vaut rien... Ils en tirent des idées, des conclusions, des minables petites fiches... N'ont jamais rien ressenti, ni rien vécu, ni même rien dit... Ce ne sont même pas leurs idées, en plus, la plupart du temps... Ces cons... Des charognards péteux... Ils veulent juste faire partie d'un club, d'un ciné-club... Ils prennent des airs inspirés... Moi je les mettrais tous dans une grande salle de cinéma et j'y foutrais le feu... — Comme au Bazar de la Charité... — Parfaitement... — Mais on s'en fout, des cinéphiles... — C'est vrai, on s'en fout... — John Wayne... Gail Russell... Le réveil de la sorcière rouge... Ça me rappelle toujours un peu reap the wild wind... — À moi aussi... Moissonne le vent sauvage... C'était sacrément beau, aussi... — C'était une autre époque... L'époque où on rêvait... Et puis l'Amour... — Oui, l'Amour... l'Aventure... les mers du Sud... — Je te sens tout chagrin, subitement... — Juste ça, m'a-t-elle dit, quand je l'ai serrée pour la dernière fois dans mes bras... — Et tu devais avoir alors la même gueule que John Wayne dans le réveil de la sorcière rouge... — Ça se pourrait bien... — C'était dans les mers du Sud aussi?... — Oui, parfaitement, dans les mers du Sud... — Il y avait un bateau aussi?... — Oui, il y avait un bateau, aussi... — Et elle avait la même gueule que Gail Russell dans le réveil de la sorcière rouge quand tu l'as serrée pour la dernière fois dans tes bras?... — J'en sais rien... Je me suis toujours demandé... Je me demande encore... Je me demanderai sans doute encore demain... — Elle était sacrément belle, Gail Russell... — Oui... Sacrément triste aussi... — L'Amour, ça rend triste... — Oui... Elle était malheureuse... John Wayne a bien essayé de la sauver, plusieurs fois... Angel and the badman, c'était sacrément beau ça aussi... Mais il n'a rien pu... contre la mélancolie... Elle s'était mise à boire beaucoup, Gail... Elle a dû aussi lui dire, à un moment : Juste ça... — C'est triste... Mais c'était un sacré bonhomme, ce John Wayne... On n'en fait plus, des comme ça... — C'est vrai... — Et pas que chez Ford... — Pas que chez Ford, non... — Et la sorcière rouge, alors, c'était Gail Russell?... Un peu façon Sorcière à l'Océan Dormant?... — Pas du tout, c'est le bateau, la Sorcière Rouge, un fier trois mâts... — Et alors?... — Et alors il le saborde... — Son bateau?... — Oui oui... Et pourtant il y tenait tellement... Sa maison, son univers, sa liberté, il dit, à un moment... C'était toute sa vie... Les cales étaient pleines d'or... — Mammon... Pour l'argent alors... Il est cupide... — Pas exactement... À cause de l'Amour surtout... Il devient alors un genre de tyran, un peu comme dans le loup des mers... Celui qui n'a jamais osé aimer, quand il se met enfin à oser, c'est avec une majuscule... — On ne devrait jamais mettre de majuscule... — Bien d'accord avec toi... — Il se fait crucifier, aussi, à un moment... — Oui oui... dans l'eau... avec tout autour des requins... — Et ils se rencontrent comment avec la fille?... — C'est la fille du gouverneur d'une île du Pacifique... Il l'entend jouer une nocturne de Chopin, il voit dans ses yeux, sa mélancolie, il plonge tout entier dans ses yeux... et vice versa... — Ça fait les meilleures amoureuses et les meilleurs amoureux, la mélancolie... — C'est vrai... Et les pires... Elle sera toujours pour lui une nocturne de Chopin... — Mais il y a son père... — Oui, son père... — Il ne veut pas d'un aventurier pour sa fille... — Non, il n'en veut pas... Il lui réserve un homme riche et puissant... — Il devient fou, alors... — Oui, de douleur... — L'épousera-t-elle, l'homme riche et puissant?... — Oui... — Il est comment?... — Toujours un peu le même, riche et puissant, tu vois bien, pas très intéressant, banal, plutôt laid, un notable sans la moindre fantaisie, mais riche et puissant, il lui fera même un lardon... Elle acceptera son destin, celui que lui a dicté son père, même s'il est mort... — Pas drôle... — Non, ça ne le fait pas rire du tout, John Wayne... Il faut dire que c'est lui, qui a tué le père, en légitime défense, mais quand même... — Alors, elle le maudit et épouse le notable... — Oui... mais elle ne peut pas le maudire complètement... — Il lui a quand même tué son père... — Oui, un vieux salaud, son père... mais elle l'aimait, comme une fille aime son père... — Et dans l'île alors?... — Dans l'île, il est le fils de Taro Tato, pour les indigènes, le fils des dieux, celui qui a défié la Pieuvre, dans la Grotte Sacrée... Ça se finit dans un grand nuage d'encre... — L'encre, toujours... — Oui... — Et ils se retrouvent, à la fin?... — Si on veut... Mais non, ils ne se retrouvent pas... Lui, il reste coincé dans l'épave de la Sorcière Rouge, qui l'entraîne dans l'Abîme... Un marin dit alors : Elle s'est vengée... — La fille?... — Non non... La Sorcière Rouge... — De quoi?... — Tu deviens pénible, avec tes questions... Elle s'est vengée... de tout... D'avoir été sabordée. D'avoir été délaissée. Qu'on l'ait sacrifiée à l'Amour, avec un grand A... Jalouse, comme une mère tyrannique, la liberté... Elle se réveille pour se venger, la Sorcière Rouge, pour l'emporter dans ses entrailles, dans le Néant... — Et elle?... La fille?... — Elle, elle était déjà morte depuis un bon moment, d'une maladie quelconque, j'ai oublié... — De mélancolie?... — Peut-être bien... — Et toi, ton bateau, tu l'avais sabordé, aussi?... — Évidemment... — Et la fille, c'était aussi la fille du gouverneur de l'île?... — En quelque sorte...
mercredi 2 octobre 2013
Ah... le pépé... le Père Blanc... — Oui... — Il nous regarde... — Oui... il nous regarde... — Et nous aussi on le regarde... — Oui... — On se regarde... — Oui... — Il se battait avec le Diable... et toi on t'appelait le Beloup... le Routou... parfois aussi le Bestian... ou la Bête... — Oui, c'était ma mère, qui m'appelait comme ça, la Bête... quand j'ai grandi... Au début, je n'étais qu'un tout petit animal... — Et elle, quand elle était petite, on l'appelait la Rouge... — Oui... parce qu'elle était rousse... — Comme le Diable... — Oui, comme le Diable... — Et le Père Blanc, là-dedans, dans toutes ces diableries... — Oui, le Père Blanc, le pépé... — Le Cavalier Blanc de 2ème classe... 5ème Bataillon de Dragons portés... — Il avait de l'allure, à Lyon, en 1930... — N'a pas fait la Grande Guerre, comme le Ness... — Il était bien plus jeune que le Ness... Lui il n'a connu que la Débâcle... Renvoyé dans ses foyers, le 30 juillet 40... — Ses foyers?... — St Étienne, la mine... au charbon... — Mais il avait de l'allure, comme dragon, le Père Blanc... — Il n'était pas encore le Père Blanc... Juste le Cavalier Blanc... Dommage qu'on ne le voit pas en costume de dragon, comme Destouches... Dragon, ça en imposait... — Destouches, il était cuirassier, un dragon lourd... En 1930, ils n'avaient plus le même costume, j'imagine... Les dragons avaient péri dans les bourbiers de la Somme, de la Meuse, dans leurs costumes... — Dommage... Ça donnait envie de partir à la guerre, quand on les voyait défiler, tout rutilants, cliquetants, à la parade, sur leurs bêtes piaffantes, fumantes, aux yeux terribles... — Oui, comme Bardamu... — Les dragons, c'est bien fini, cette époque... N'est resté que le nom... Mais les dragons... où sont passés les dragons?... — Et le Père Blanc alors?... — Et le Père Blanc, alors... C'était une époque, aussi, le Père Blanc... Ça ne se dit plus tellement... Comment ça va Père Blanc?... En remontant du jardin, dans l'allée des cabinets, avec sa balle... — Il avait reçu une balle à la guerre?... Il boitait? Ou au cerveau? Il en avait des visions d'Apocalypse?... Avec des cavaliers?... — Non non... sa balle de légumes, sous son bras... — C'était un paysan... — Oui... — Il ne savait pas écrire... — Juste son nom, d'une écriture tremblée : Blanc... — En remontant du jardin, avec sa balle... et avec toi, à l'autre main, son Fillou... — Oui, avec moi, à l'autre main, son Fillou... — C'est compliqué, tes histoires de famille... Le Père Blanc... le Diable... et le Fillou... On n'y comprend plus rien... Et la Rouge... — Oui... et la Rouge... — Le fils de la Rouge... — Exactement... — Tu ne l'appelais plus maman... mais Mammon... quand tu l'as tuée, dans la cuisine... — C'est vrai... — C'était une autre époque... — Oui, c'était une autre époque... — Et l'autre rousse, celle du sang, tu y penses?... Il faudra bien que tu te décides à aller la voir... — Je m'y prépare, doucement... — Tu as peur... — Oui... — En fait, tout ça, c'est parce que tu as peur... — Évidemment... Quel besoin, sinon, de se raconter des histoires?