lundi 25 janvier 2010

Il aura fallu que Morris Engel soit mort depuis quatre ou cinq ans pour qu'on ressorte enfin le petit fugitif. Les cahiers du cinéma en avaient pourtant parlé avec enthousiasme, en 1953, lors de sa sortie. Il faisait même la couverture du fameux numéro dans lequel Truffaut réglait ses comptes avec le cinéma français à papa. Il fut honoré en outre, cette même année, d'un lion d'argent, à Venise, ex aequo avec les contes de la lune vague après la pluie. Autant le second est devenu à juste titre un incontournable classique, comme la plupart des films de Mizoguchi, qui, le pauvre, tel un sisyphe, toujours à rouler son caillou, semblait condamné à ne faire que des chefs-d'œuvre, autant le premier semble avoir été incompréhensiblement oublié tout ce temps. Mort à Venise, donc. Pourtant, quelle fraîcheur, quelle liberté, quelle poésie, quelle grâce. Avec une poignée de dollars, une caméra qu'il avait lui-même bricolée, un type faisait du cinéma. C'était aussi simple que ça. Quand on parle de cinéma indépendant américain, il semble si peu indépendant, comparé aux films d'Engel et de sa bande. Lovers and Lollipops est également d'une grâce absolue. Je me demande pourquoi on nous a caché ces petites choses si longtemps. Aucun effet gratuit, dans ces films, c'est vraiment du cinéma à l'état pur, de la cinématographie. Ça m'a beaucoup ému. Mon enfance a ressurgi, dans ce qu'elle avait de plus aventureux. Puis, car je suis sans doute dans une période où je déniche des joyaux, je tombe sur japanese girls at the harbour (je n'ose pas donner une traduction française du titre original, minato no nihon musume, car je ne lis pas le japonais...) film muet de 1933, de Hiroshi Shimizu, qui était un grand pote du grand Ozu, à ce que j'ai cru comprendre. C'est peut-être pour ça, qu'on l'a oublié. Si Ozu était la lumière, alors Shimizu était l'ombre. Si Ozu était l'ombre, alors Shimizu était la lumière. Tout n'est que mouvement, Chez Shimizu, quand Ozu se destinait à l'immobilité. Ah... le plan de la pelote de laine... On imagine longtemps qu'un chat est en train de jouer avec... avant de comprendre que ce sont les danseurs qui se sont emmêlés les pieds dedans... Ça semble anodin, amusant, léger, mais c'est tellement cruel... Un chat, il faut dire, ça peut être très cruel, en jouant... Le destin serait-il un chat et nos vies des pelotes de laine?... Et puis ce travelling, d'une fenêtre l'autre... Que de beauté... Il pleut sur le carreau... Le pot, dehors, a commencé à déborder... Et puis ces femmes... qui se promènent... ces visages... J'en avais les larmes aux yeux, tellement c'était beau, mon petit cœur tout serré... Un mélange de simplicité et de sophistication que je n'avais jamais vu ailleurs... Comme si ça ne suffisait pas, quelques jours plus tard, je suis tombé sur wings (krylya, en vo, mais comme je ne connais pas le russe...) de Larisa Shepitko, tourné en 1966, l'année de ma naissance. Et me voilà encore tout retourné... Les regrets, la frustration, puis tous les rêves qui reviennent, l'espoir de nouveau, l'ivresse, être de nouveau dans le ciel... Comme elle est belle, quand elle est dans les airs... J'en avais des frissons, à la fin, sur le sommet du crâne... Et elle, pourquoi l'a-t-on oubliée... Oui, d'accord, elle était l'épouse d'Elem Klimov... Oui, requiem pour un massacre (que j'avais revu une semaine auparavant, sans connaître du tout le lien entre Elem et Larisa) c'était sacrément monstrueux, je suis bien d'accord... Mais quand même, krylya, c'est infiniment plus... aérien... poétique, à mon sens... Non?... Ça ne me remue pas pour des raisons morales ou politiques... C'est métaphysique... Et puis la forme, la façon de nous embobiner tout ça, il y a quelque chose là aussi que je n'ai jamais vu ailleurs, qui n'appartient qu'à Larisa... Je ne saurais même pas en parler de façon rationnelle, tellement ça sort de mes catégories, de mes idées du cinéma, ça ne ressemble à rien d'autre de connu, parce que c'est neuf, tout comme les deux films dont j'ai parlé précédemment, ce qui les unit dans une trinité connue de moi seul... Alors ensuite, de la même Larisa, dans la foulée, je vois the ascent (voskhozhdeniye)... Là aussi, j'en ressors tout vacillant, tout embué... Mais... mais... Pourquoi nous avoir caché ça?... On sait qu'on ne les oubliera pas, ces films-là, ce n'est pas possible, c'est tellement... autre... something else, comme disait Ornette Coleman. Mais pourquoi alors les a-t-on oubliés?... Oui, à la même époque, en URSS, il y avait un jeune type aussi, qui s'appelait Andreï Tarkovski et qui commençait à faire des films pas trop vilains... Oui, c'est vrai... Un autre, aussi, ils étaient potes, qui s'appelait Paradjanov... Oui... Mais était-ce une raison pour oublier Larisa Shepitko?!!!... Elle est morte à 40 ans dans un accident de voiture?!!!... James Dean aussi!!!... Elle n'a fait que 4 films?... Mais c'est déjà énorme, je trouve... En même temps, quelque part, je trouve ça beau, d'être oublié... On imagine toutes les merveilles oubliées qui réapparaîtront peut-être un jour, mais peut-être pas... Et alors?... Qu'est-ce que ça fait?... Est-ce tellement important?... En tout cas, voir tous ces films vraiment extraordinaires en même pas une semaine, c'est presque du gâchis, comme se gaver de foie gras pour Noël... Il faudra savoir accepter de revenir à des semaines moins (vo)lumineuses, au pain sec et à l'eau... Atterris, mon garçon...

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