lundi 25 janvier 2010

A 43 ans, je découvre Yasunari Kawabata. Juste ce que j'avais besoin de lire en ce moment. Dans un état proche de l'envoûtement, j'ai lu coup sur coup les belles endormies et nuée d'oiseaux blancs. Ça a créé en moi des résonances, comme si le roman se ramifiait en moi, se greffait même à mon roman personnel. J'aime le style limpide et précis, ce mélange de sensualité et d'onirisme, de cruauté et de tendresse. Cette sacralisation toute japonaise des choses. Le contenu est pauvre, sans le contenant qui lui convient. Cette quête permanente de l'instant parfait, qui est un art de chaque instant, forcément éphémère, forcément générateur de mélancolie et parfois même mortel, passée la floraison. (La pratique du go, puis et surtout celle de l'aïkido, m'ont appris l'importance primordiale de la forme. Quand la forme est belle, elle est juste. C'est même plutôt quand elle est juste, qu'elle devient belle. Il y a un équilibre, une harmonie, qui se voit, qui se sent. Quand la forme est laide, tout semble malade. La quête est celle de l'instant qui ne se répète jamais tout à fait, qu'on ne peut jamais figer. On ne le possède jamais totalement, même si on croit connaître le geste qui nous y a mené, le chemin. Sauf que ce n'est jamais tout à fait le même chemin. Car entre temps le monde a changé, les choses, nous-mêmes avons changé. On ne peut le reproduire à l'identique, l'instant. A cet instant, on fait vraiment partie du monde, comme une bête, ou mieux encore comme une plante, ou mieux encore comme un caillou, ou mieux encore comme un souffle. L'artiste est celui qui sait créer cet instant en le sachant éphémère. Tout est dans le geste, le mouvement, la respiration.) Je me suis souvenu de cette petite tasse qui appartenait à mon arrière-grand-mère Léontine. (Elle est morte quand j'étais tout petit, je ne me souviens plus, il faudra que je demande à ma mère.) Elle y buvait son café. Elle était très pauvre. Ne possédait que ça. Ma grand-mère la gardait dans le buffet comme une relique. Ça lui rappelait sa mère, assise penchée au dessus de la toile cirée à côté du fourneau, buvant silencieusement son café. (Elle en parlait avec tristesse, tendresse, la larme à l'œil, comme si ces moments du café avaient été les seuls moments heureux, même si, de son vivant, elle n'avait pas toujours été tendre avec la Léontine, qui était venue vivre un temps chez elle à la mort de son mari, un fardeau, on la mettait dans un coin, comme une vieille chose qu'on hésitait encore à jeter, encombrante, elle qui était si menue, discrète, on la regardait de travers... Quel réconfort ce devait être alors pour elle, de sentir la chaleur du café sur la terre cuite de sa tasse...) Il ne fallait surtout pas la toucher, sa tasse. On risquait de la faire tomber. C'était fragile, précieux. Elle avait déjà été rafistolée une fois. Quand ma grand-mère est morte, j'ai récupéré la petite tasse de la mémé Léontine. (Ainsi qu'un petit paquet de fines lettres soigneusement serrées par un très vieux lacet.) Elle aurait sinon fini à la poubelle, cette vieille tasse qui n'avait de valeur que pour ma grand-mère et pour moi aussi un petit peu qui en savais l'histoire. J'ai pris l'habitude alors d'y prendre mon café. C'était la tasse qui convenait. Mon café n'avait plus la même saveur. Le moment n'avait plus rien d'anodin. J'étais comblé, heureux. Désormais, je ne prendrais plus mon café que dans cette petite tasse... Jusqu'au jour où, sur la face externe de la tasse, le long de la fissure en Y qui avait été colmatée, j'ai vu se former une larme, épaisse, sombre... Je l'ai recueillie avec mon doigt... Elle était rouge foncé, poisseuse comme un sang bien épais... J'en ai eu un long frisson d'effroi, me souvenant que la mémé Léontine était très pieuse, j'étais comme une bernadette voyant une statue de la vierge pleurer des larmes de sang, moi qui suis un vrai mécréant, en tout cas pas du tout catholique, même si je me disais en même temps qu'il devait s'agir de la colle qui avait servi à rafistoler la tasse qui s'était liquéfiée à la chaleur du café. Quelques jours plus tard, au téléphone, j'en ai parlé à ma mère, qui s'appelle Yvette et qui raffole de ce genre d'anecdote familiale. Comment? La tasse de la mémé Léontine? Je ne vois pas... Mais si, tu sais, celle qui était dans le buffet et qu'il ne fallait surtout pas toucher!... Non, vraiment, je ne vois pas... Depuis, même si je l'ai conservée, je ne bois plus dans la petite tasse de la mémé Léontine. (J'ai même arrêté, quelques années plus tard, de boire du café.)

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