Arigato-san (Monsieur Merci) est chauffeur de bus. Ce n'est pas rien. Comme il est très gentil et plutôt beau garçon, toutes les filles sont un peu amoureuses de lui, dans le bus, mais aussi sur la route. Il connaît toutes les histoires. Tout ce qui se passe dans son bus lui est familier, mais aussi sur la route. Il connaît tout le monde et tout le monde le connaît. On lui confie des missions, des messages à délivrer, des tombes à visiter, un disque à acheter parce que les jeunes filles s'ennuient, à la campagne. Il est toujours de bonne volonté, désintéressé, jamais pressé. C'est le meilleur des chauffeurs de bus. On va jusqu'à rater le bus précédent, pour voyager dans le sien, même s'il faut attendre des heures. Comme il dit sans arrêt merci avec un grand sourire et un geste de la main, on a fini par l'appeler Monsieur Merci. Une jeune fille accompagnée de sa mère se rend à Tokyo où elle sera vendue comme prostituée. Elles n'ont pas tellement le choix. On ne juge pas. C'est la vie. D'un seul coup d'œil dans le rétroviseur, il a tout compris. Lui qui est tellement joyeux de nature, ça le rend soucieux et même triste. En même temps, il a économisé assez pour s'acheter une chevrolet d'occasion et abandonner son vieux bus, c'est un peu son rêve. Un bel oiseau migrateur lui glisse à l'oreille que s'il décidait de ne pas acheter la chevrolet, alors peut-être que la tendre jeune fille ne serait pas forcée de se prostituer. C'est qu'il s'en passe des choses, dans le bus de Monsieur Merci, à 20 à l'heure, dans ce somptueux road-movie de Hiroshi Shimizu. (L'histoire est de Kawabata, que j'ai découvert la même semaine que Shimizu.) En 1936, au Japon, Hiroshi Shimizu tournait en extérieur des histoires simples, d'un style et d'une élégance incomparables. La nouvelle vague n'a pas inventé grand chose. Tout en disant ça, je vois la vague de Hokusaï. Je pense alors à Maine Océan, de Jacques Rozier. Et puis aussi à l'expédition, de Satyajit Ray. Si j'avais un cinéma, je programmerais les trois, l'un derrière l'autre, en commençant par le plus récent. On finirait par Arigato-san, de Hiroshi Shimizu. On en serait ravi, drôlement ému, le cœur tout ondoyant, ne sachant s'il faut sourire ou pleurer. On rentrerait chez soi lavé de tout à-priori évolutionniste, porté, par delà les âges et les cultures, par la même vague. Ce n'est pas la nouvelle vague. C'est juste la vague. Elle serait même plutôt très ancienne, comme je vois les choses, cette vague, pour ne pas dire sans âge, et c'est très bien ainsi.
dimanche 31 janvier 2010
jeudi 28 janvier 2010
"Je n'ai pas l'habitude d'être heureuse, c'est drôle, ça fait mal..." Qui se souvient encore de Janet Gaynor? Et de Charles Farrell?... Lui, dès les premières images de 7th heaven, de Frank Borzage, je me suis dit, il devait jouer dans l'aurore... Et elle, oui, j'en suis presque sûr, c'était dans city girl... On ne peut pas l'oublier... C'est gravé à jamais dans la mémoire... J'en donnerais ma main à couper... En fait, c'est elle, qui jouait dans l'aurore... et lui, dans city girl... En tout cas, même si je me suis trompé, c'était dans un film de Murnau... Et ils n'ont joué que dans un seul film de Murnau, alors... Ce qui veut dire peut-être aussi que pour moi, dans mon souvenir, le couple de l'aurore ou celui de city girl, c'est Janet Gaynor et Charles Farrell, même si c'est faux, c'est ma vérité à moi... En cherchant un peu, j'apprends que Murnau voulait que ce soit elle, aux côtés de Farrell, dans city girl... Murnau avait donc rêvé son film avec ce couple-là... Alors, je ne me suis pas vraiment trompé... Ma vérité dépasse même, d'une certaine façon, la réalité historique... (Ça ne m'étonnerait pas que Murnau, tournant city girl, ait dirigé l'actrice comme s'il s'était agi de Janet Gaynor... Alors, c'était un peu Janet Gaynor, quelque part, pour Murnau et pour moi, qui jouait dans ce film...) En attendant, c'est Borzage, qui les a réunis pour la première fois, dans 7th heaven, en 1927, la même année que l'aurore... Ça devint même son couple fétiche, si on peut dire et certainement l'un des plus beaux couples du cinéma muet et même du cinéma tout court... C'est un rêve... Borzage filme du rêve... Lui, au début, son rêve c'est d'être balayeur et de rencontrer une belle blonde... Elle, son rêve... Rêve-t-elle?... On ne l'imagine pas projeter quoi que ce soit, tellement son quotidien est dur, noir, mais elle est tellement... En fait, c'est elle, le rêve... Lui, au début, cette petite chose toute fragile et misérable sur le trottoir, qui n'est même pas blonde en plus, ce n'est pas du tout son rêve... En même temps, il est troublé... Qui ne le serait pas?... Et puis... Non, c'est trop beau pour être raconté... Le bonheur, cette toute petite chose... Alors moi j'en ai les yeux tout mouillés, voilà, puis je ris, doucement... pas un rire éclatant de joie ou réaction à un effet comique... un rire ému plutôt, de bonheur, c'est tellement inattendu... et puis c'est là... Il est assis sur une chaise, elle lui coupe les cheveux... Non, ce n'est pas vulgaire, le bonheur, c'est même tout le contraire de vulgaire... Et puis c'est vrai, ce qu'elle dit, ça fait mal, aussi, là... surtout quand on n'est pas habitué... Mais quel film... Un rêve... D'une élégance, en plus... D'une sensualité...
lundi 25 janvier 2010
Il aura fallu que Morris Engel soit mort depuis quatre ou cinq ans pour qu'on ressorte enfin le petit fugitif. Les cahiers du cinéma en avaient pourtant parlé avec enthousiasme, en 1953, lors de sa sortie. Il faisait même la couverture du fameux numéro dans lequel Truffaut réglait ses comptes avec le cinéma français à papa. Il fut honoré en outre, cette même année, d'un lion d'argent, à Venise, ex aequo avec les contes de la lune vague après la pluie. Autant le second est devenu à juste titre un incontournable classique, comme la plupart des films de Mizoguchi, qui, le pauvre, tel un sisyphe, toujours à rouler son caillou, semblait condamné à ne faire que des chefs-d'œuvre, autant le premier semble avoir été incompréhensiblement oublié tout ce temps. Mort à Venise, donc. Pourtant, quelle fraîcheur, quelle liberté, quelle poésie, quelle grâce. Avec une poignée de dollars, une caméra qu'il avait lui-même bricolée, un type faisait du cinéma. C'était aussi simple que ça. Quand on parle de cinéma indépendant américain, il semble si peu indépendant, comparé aux films d'Engel et de sa bande. Lovers and Lollipops est également d'une grâce absolue. Je me demande pourquoi on nous a caché ces petites choses si longtemps. Aucun effet gratuit, dans ces films, c'est vraiment du cinéma à l'état pur, de la cinématographie. Ça m'a beaucoup ému. Mon enfance a ressurgi, dans ce qu'elle avait de plus aventureux. Puis, car je suis sans doute dans une période où je déniche des joyaux, je tombe sur japanese girls at the harbour (je n'ose pas donner une traduction française du titre original, minato no nihon musume, car je ne lis pas le japonais...) film muet de 1933, de Hiroshi Shimizu, qui était un grand pote du grand Ozu, à ce que j'ai cru comprendre. C'est peut-être pour ça, qu'on l'a oublié. Si Ozu était la lumière, alors Shimizu était l'ombre. Si Ozu était l'ombre, alors Shimizu était la lumière. Tout n'est que mouvement, Chez Shimizu, quand Ozu se destinait à l'immobilité. Ah... le plan de la pelote de laine... On imagine longtemps qu'un chat est en train de jouer avec... avant de comprendre que ce sont les danseurs qui se sont emmêlés les pieds dedans... Ça semble anodin, amusant, léger, mais c'est tellement cruel... Un chat, il faut dire, ça peut être très cruel, en jouant... Le destin serait-il un chat et nos vies des pelotes de laine?... Et puis ce travelling, d'une fenêtre l'autre... Que de beauté... Il pleut sur le carreau... Le pot, dehors, a commencé à déborder... Et puis ces femmes... qui se promènent... ces visages... J'en avais les larmes aux yeux, tellement c'était beau, mon petit cœur tout serré... Un mélange de simplicité et de sophistication que je n'avais jamais vu ailleurs... Comme si ça ne suffisait pas, quelques jours plus tard, je suis tombé sur wings (krylya, en vo, mais comme je ne connais pas le russe...) de Larisa Shepitko, tourné en 1966, l'année de ma naissance. Et me voilà encore tout retourné... Les regrets, la frustration, puis tous les rêves qui reviennent, l'espoir de nouveau, l'ivresse, être de nouveau dans le ciel... Comme elle est belle, quand elle est dans les airs... J'en avais des frissons, à la fin, sur le sommet du crâne... Et elle, pourquoi l'a-t-on oubliée... Oui, d'accord, elle était l'épouse d'Elem Klimov... Oui, requiem pour un massacre (que j'avais revu une semaine auparavant, sans connaître du tout le lien entre Elem et Larisa) c'était sacrément monstrueux, je suis bien d'accord... Mais quand même, krylya, c'est infiniment plus... aérien... poétique, à mon sens... Non?... Ça ne me remue pas pour des raisons morales ou politiques... C'est métaphysique... Et puis la forme, la façon de nous embobiner tout ça, il y a quelque chose là aussi que je n'ai jamais vu ailleurs, qui n'appartient qu'à Larisa... Je ne saurais même pas en parler de façon rationnelle, tellement ça sort de mes catégories, de mes idées du cinéma, ça ne ressemble à rien d'autre de connu, parce que c'est neuf, tout comme les deux films dont j'ai parlé précédemment, ce qui les unit dans une trinité connue de moi seul... Alors ensuite, de la même Larisa, dans la foulée, je vois the ascent (voskhozhdeniye)... Là aussi, j'en ressors tout vacillant, tout embué... Mais... mais... Pourquoi nous avoir caché ça?... On sait qu'on ne les oubliera pas, ces films-là, ce n'est pas possible, c'est tellement... autre... something else, comme disait Ornette Coleman. Mais pourquoi alors les a-t-on oubliés?... Oui, à la même époque, en URSS, il y avait un jeune type aussi, qui s'appelait Andreï Tarkovski et qui commençait à faire des films pas trop vilains... Oui, c'est vrai... Un autre, aussi, ils étaient potes, qui s'appelait Paradjanov... Oui... Mais était-ce une raison pour oublier Larisa Shepitko?!!!... Elle est morte à 40 ans dans un accident de voiture?!!!... James Dean aussi!!!... Elle n'a fait que 4 films?... Mais c'est déjà énorme, je trouve... En même temps, quelque part, je trouve ça beau, d'être oublié... On imagine toutes les merveilles oubliées qui réapparaîtront peut-être un jour, mais peut-être pas... Et alors?... Qu'est-ce que ça fait?... Est-ce tellement important?... En tout cas, voir tous ces films vraiment extraordinaires en même pas une semaine, c'est presque du gâchis, comme se gaver de foie gras pour Noël... Il faudra savoir accepter de revenir à des semaines moins (vo)lumineuses, au pain sec et à l'eau... Atterris, mon garçon...
Voici donc la tasse à café de la mémé Léontine. Celle qui, un jour, a sué une larme de sang. (Il faudrait que je songe à repeindre mes rebords de fenêtre, ainsi que mes fenêtres, peut-être aussi l'appartement tout entier... Je suis tellement velléitaire, pour ce genre de chose... Et pourquoi ne pas laisser le temps se charger de tout ça?... Moi aussi, inéluctablement, je vais me délabrer...) Depuis tout petit, je l'avais remarquée, dans le buffet, la tasse. Ma grand-mère n'a jamais voulu me la donner. Je ne pouvais même pas la toucher. Elle me faisait les gros yeux... Elle y tenait. Même si elle ne servait plus. C'était la tasse dans laquelle sa mère buvait son café. Elle l'avait toujours avec elle. Elle ne possédait même que cela, cette petite tasse ordinaire. Si elle avait bu son café dans un autre récipient, il n'aurait sans doute pas eu le même goût. Le moment du café en aurait sans doute même été gâché. Je regardais la tasse, dans le buffet. Elle m'attirait, je ne saurais raisonnablement dire pourquoi. Une certaine douceur s'en dégageait, peut-être, une douceur un peu triste, un peu fanée, qui invitait peut-être à la rêverie. Un lien avec une personne que je n'avais pas connue, dont je n'avais aucun souvenir, mais qui pourtant m'avait tenu dans ses bras. Elle était douce, gentille, frêle, effacée, voilà ce que je ressentais, que je ressens toujours. Car je rêvais beaucoup, quand j'étais petit. (Et même après.) Peut-être m'en souvenais-je, inconsciemment, de Léontine, née Daudet, qui m'avait tenu dans ses petits bras tout maigres... Pour finir, une petite lettre, prise au hasard dans le paquet entouré d'un vieux lacet...
le 1er aute
Bien Cher tous Deux mots pour faire reponce atalettre que jevien Derecevoir bien heureuse De vous savoir tous en bonne santeè pour teDire que moi savas pas bien mes sapas ceras bien tu meDit que les petits vienne Jeudit je suit bien contemp voila mon travail que je fait je mechouefe je meleve in possible De partir peutetre Dans quelque jours pour le moment il fait bien beaus pour Celina pas Des nouvelles pas De reponce cet bien lafilles De sont Perre je fini en vous enbrasant tous
Leontine
Leontine
A 43 ans, je découvre Yasunari Kawabata. Juste ce que j'avais besoin de lire en ce moment. Dans un état proche de l'envoûtement, j'ai lu coup sur coup les belles endormies et nuée d'oiseaux blancs. Ça a créé en moi des résonances, comme si le roman se ramifiait en moi, se greffait même à mon roman personnel. J'aime le style limpide et précis, ce mélange de sensualité et d'onirisme, de cruauté et de tendresse. Cette sacralisation toute japonaise des choses. Le contenu est pauvre, sans le contenant qui lui convient. Cette quête permanente de l'instant parfait, qui est un art de chaque instant, forcément éphémère, forcément générateur de mélancolie et parfois même mortel, passée la floraison. (La pratique du go, puis et surtout celle de l'aïkido, m'ont appris l'importance primordiale de la forme. Quand la forme est belle, elle est juste. C'est même plutôt quand elle est juste, qu'elle devient belle. Il y a un équilibre, une harmonie, qui se voit, qui se sent. Quand la forme est laide, tout semble malade. La quête est celle de l'instant qui ne se répète jamais tout à fait, qu'on ne peut jamais figer. On ne le possède jamais totalement, même si on croit connaître le geste qui nous y a mené, le chemin. Sauf que ce n'est jamais tout à fait le même chemin. Car entre temps le monde a changé, les choses, nous-mêmes avons changé. On ne peut le reproduire à l'identique, l'instant. A cet instant, on fait vraiment partie du monde, comme une bête, ou mieux encore comme une plante, ou mieux encore comme un caillou, ou mieux encore comme un souffle. L'artiste est celui qui sait créer cet instant en le sachant éphémère. Tout est dans le geste, le mouvement, la respiration.) Je me suis souvenu de cette petite tasse qui appartenait à mon arrière-grand-mère Léontine. (Elle est morte quand j'étais tout petit, je ne me souviens plus, il faudra que je demande à ma mère.) Elle y buvait son café. Elle était très pauvre. Ne possédait que ça. Ma grand-mère la gardait dans le buffet comme une relique. Ça lui rappelait sa mère, assise penchée au dessus de la toile cirée à côté du fourneau, buvant silencieusement son café. (Elle en parlait avec tristesse, tendresse, la larme à l'œil, comme si ces moments du café avaient été les seuls moments heureux, même si, de son vivant, elle n'avait pas toujours été tendre avec la Léontine, qui était venue vivre un temps chez elle à la mort de son mari, un fardeau, on la mettait dans un coin, comme une vieille chose qu'on hésitait encore à jeter, encombrante, elle qui était si menue, discrète, on la regardait de travers... Quel réconfort ce devait être alors pour elle, de sentir la chaleur du café sur la terre cuite de sa tasse...) Il ne fallait surtout pas la toucher, sa tasse. On risquait de la faire tomber. C'était fragile, précieux. Elle avait déjà été rafistolée une fois. Quand ma grand-mère est morte, j'ai récupéré la petite tasse de la mémé Léontine. (Ainsi qu'un petit paquet de fines lettres soigneusement serrées par un très vieux lacet.) Elle aurait sinon fini à la poubelle, cette vieille tasse qui n'avait de valeur que pour ma grand-mère et pour moi aussi un petit peu qui en savais l'histoire. J'ai pris l'habitude alors d'y prendre mon café. C'était la tasse qui convenait. Mon café n'avait plus la même saveur. Le moment n'avait plus rien d'anodin. J'étais comblé, heureux. Désormais, je ne prendrais plus mon café que dans cette petite tasse... Jusqu'au jour où, sur la face externe de la tasse, le long de la fissure en Y qui avait été colmatée, j'ai vu se former une larme, épaisse, sombre... Je l'ai recueillie avec mon doigt... Elle était rouge foncé, poisseuse comme un sang bien épais... J'en ai eu un long frisson d'effroi, me souvenant que la mémé Léontine était très pieuse, j'étais comme une bernadette voyant une statue de la vierge pleurer des larmes de sang, moi qui suis un vrai mécréant, en tout cas pas du tout catholique, même si je me disais en même temps qu'il devait s'agir de la colle qui avait servi à rafistoler la tasse qui s'était liquéfiée à la chaleur du café. Quelques jours plus tard, au téléphone, j'en ai parlé à ma mère, qui s'appelle Yvette et qui raffole de ce genre d'anecdote familiale. Comment? La tasse de la mémé Léontine? Je ne vois pas... Mais si, tu sais, celle qui était dans le buffet et qu'il ne fallait surtout pas toucher!... Non, vraiment, je ne vois pas... Depuis, même si je l'ai conservée, je ne bois plus dans la petite tasse de la mémé Léontine. (J'ai même arrêté, quelques années plus tard, de boire du café.)
jeudi 14 janvier 2010
Certaines choses sont précieuses, on ne sait pas trop pourquoi. Elles ont une âme, peut-être... Une âme... C'est quoi, une âme?... Est-ce que ça existe une âme?... Disons qu'on s'y attache, à ces choses, bien au delà de leur fonction, qu'à tort ou à raison on croit qu'elles sont uniques, qu'elles ont une personnalité propre, un caractère, qu'elles sont vivantes... je ne sais pas comment dire... Je me souviens du jour où j'ai acheté ma clarinette. J'en avais repéré une flambant neuve dans une vitrine... J'entre... Comme je ne sais pas en jouer, je ne l'essaye évidemment pas... Le vendeur l'essaye pour moi... J'hésite... J'ai un peu l'air d'un imbécile... C'est chouette, une clarinette... Ça me fait envie... Vous avez une méthode de clarinette?... Pour faire les notes vous comprenez... (J'ai vraiment l'air d'un imbécile...) Le truc qui me chiffonne, c'est l'étui, en plastique, pas joli... Alors, sur un rayon, du coin de l'œil, je repère une élégante petite valise en bois recouvert de cuir noir tout usé... Et ça, c'est une clarinette aussi?... Oui oui, un peu vieille, de concert (L'autre était d'étude...), pas très bien pour commencer et puis c'est un petit peu plus cher... On dirait qu'il ne veut pas me la vendre, il fait un peu la moue... (Un truc de marchand pour justement me la vendre?...) Je peux?... Alors, après l'avoir doucement caressée, j'ouvre la petite valise... Là, dans son écrin tout bleu, elle semblait m'attendre... J'ose un doigt timide le long de son ébène... Comme elle est douce... Une fois assemblée, je remarque que le barillet est légèrement fissuré... Mais les mécaniques toutes patinées, mates, sont tellement... sensuelles... par rapport à l'autre... Je ne sais pas en jouer, mais mes doigts se mettent à bouger dessus, doucement, elle est toute souple... (L'autre était un peu dure au toucher et ses froides mécaniques brillaient comme un miroir de bazar...) Mon cœur s'était mis à battre très fort... Bon... Je repars avec... tout chose... comme un peu ivre... Avant de tenter le moindre son, je la nettoie à fond, la lustre, sans me presser, répare la fissure à la pâte à bois... je la caresse, je la sens... Alors, comment on fait une gamme, sur ce truc-là?... Ah, mais ça ressemble un peu au saxophone... Quelle émotion, quand, après toute une journée, les joues gonflées à exploser, tout congestionné, j'ai su émettre un son... Puis, peu à peu, je me suis détendu... J'ai passé des moments merveilleux, à souffler dedans... L'après-midi, en sirotant du thé, longtemps, ça me vidait complètement l'esprit, j'étais tellement... bien... dans le son... Elle a un son doux et chaud, pas très puissant mais rond, pas très brillant mais onctueux, vivant... Je me suis dit qu'un jour on partirait, elle et moi... un peu comme David Carradine et sa flûte dans la série kung fu... C'est une des rares choses vraiment précieuse que je possède, ou qui me possède... Depuis que j'ai changé d'appartement, je ne la sors presque plus... Là-bas, ça coulait de source... Mais ici... je ne le sens plus... Parce qu'il faut un endroit propice, pour jouer... J'ai un peu perdu, au niveau du souffle et de la dextérité, des sensations et de l'envie, j'ai moins de musique dans la tête peut-être aussi, moins besoin de me vider... Mais ça revient vite... Je sais qu'elle est là, dans sa petite valise noire, sur l'étagère... Juste savoir qu'elle est là me rend serein...
mardi 12 janvier 2010
Kinuyo Tanaka est... la dame de Musashino... annoncerait-on aujourd'hui ce petit Mizoguchi... Et ça sonnerait tellement faux... Petit?... Ce serait l'œuvre la plus sublime d'à peu près n'importe quel autre cinéaste... Il y a ce plan magnifique... L'orage gronde, ils sont perdus, tout petits dans le décor, au bout d'un bras de terre, au bord de la rivière... De grands arbres, majestueux, s'y miroitent... Même s'ils sont amoureux l'un de l'autre, même si rien n'a vraiment commencé, ils sont déjà au bout du chemin... Au delà, il n'y a plus que l'eau... Le sublime annonce toujours le pire... (Je me souviens du travelling somptueux dans l'intendant Sanshô... en plongée... on les suit dans une sorte de champ de joncs en fleur... Quelle laideur, dit alors un personnage, je ne me souviens plus qui...) L'eau... Au début, ce n'est qu'un charmant ruisselet qui murmure et scintille dans les herbes, tellement porteur de joie et de promesses de bonheur... Mais l'eau, souvent, c'est la mort... On croit que c'est la vie, mais en fait c'est le contraire... On a vite fait de s'y noyer... On doit se souvenir des crues dévastatrices, au Japon... Ou alors, c'est la même chose, la vie et la mort... Leurs ancêtres se sont installés là, parce qu'il y avait de l'eau... En fouillant la terre, ils découvrent avec effroi un crâne... Et puis il y a Kinuyo Tanaka... Comme elle était belle, dans les films de Mizoguchi... Elle était sans âge... pouvait être une jeune femme, une femme mûre, une vieille femme, d'un plan à l'autre, sans aucun maquillage, juste dans son maintien, sa démarche, ses regards... Je pense toujours à la vie d'O'Haru, femme galante, mon préféré, que Kenji Muzoguchi fera juste après la dame de Musashino... Quelle actrice... Quel film... Elle est sans âge... Les films de Mizoguchi aussi sont sans âge... J'ai parfois l'impression de rêver, quand je suis dedans... Dans mes rêves, souvent, comme dans les films de Mizoguchi, le sublime annonce le pire... Ça me rappelle Rilke... Il a dit quelque chose d'analogue, il me semble, dans les élégies de Duino... ça m'avait marqué, à l'époque... Car le beau n'est rien autre que le commencement de terrible, qu'à peine à ce degré nous pouvons supporter encore; et si nous l'admirons, et tant, c'est qu'il dédaigne et laisse de nous anéantir. (Presque 15 ans, que je n'avais pas ouvert le livre... Traduction pas très heureuse, un peu lourde peut-être...)
mercredi 6 janvier 2010
Parfois, je tombe sur une vieille photo que j'avais oubliée. (Et même trois...) Tiens, si je photographiais des flaques... je m'étais dit, un jour... Ce jour-là, j'étais à la terrasse du spleen, j'attendais pour visiter l'appartement où je vis aujourd'hui... Il est drôlement bien, ce bistrot, je m'étais dit, et puis cette rue... je m'y sens bien aussi... Comme tout est paisible... Et cette flaque, elle me plaît... je ne saurais dire pourquoi... Puis j'ai visité l'appartement... Tout blanc... Une lumière... De l'espace... Belle porte d'entrée... Belle vue sur les toits... Un grand évier ancien en émail... Un charme... C'était le dernier que je visitais, ma dernière chance de trouver un logement décent... pour Mouchette et pour moi... A une semaine près, je me retrouvais dans la rue avec mes cartons et ma minette, en plein hiver... On a tendance à oublier les galères... Cette flaque... je l'avais oubliée elle aussi... Dommage... Sans doute pour refouler l'angoisse de me retrouver bientôt à la rue, j'avais à ce moment-là fait le projet de photographier des flaques, des trottoirs humides, des reflets fantomatiques ou abstraits... Quitte à être dans la rue, autant y voir du beau... J'avais trouvé un garde-meuble... Des amis étaient prêts à m'héberger un moment... à me garder Mouchette... Puis, d'un claquement de doigts, l'angoisse a disparu... Alors, j'ai oublié mon projet de photographier des flaques...
lundi 4 janvier 2010
Un an après j'attends, on retrouve le juvénile Yujiro Ishihara et la sublime Mie Kitahara, dans rusty knife, de Toshio Masuda. Qu'elle était belle... Mie... On pourrait rester des heures à la regarder marcher, être assise, ou ne rien faire... Le même scénariste, Shintaro Ishihara, frère aîné du (jeune) premier. Du coup, on ne s'ennuie pas une seconde. On a en outre le plaisir de voir, dans un petit rôle, apparaître la future grande vedette de la Nikkatsu, icônisé par Seijun Suzuki dans la marque du tueur, Joe Hamster Shishido. On ne le voit pas longtemps. Il est jeté d'un train et écrasé par un autre. En 1958, on est encore un peu romantique, à la Nikkatsu, mais on sent venir la glorieuse décennie maniériste et abstraite du studio... Les prémices sont là... Le scénario est encore essentiel... Bientôt, ce ne sera plus qu'un prétexte, une toile plus ou moins vierge sur laquelle dégainer son pinceau...
dimanche 3 janvier 2010
Ore wa matteru ze (j'attends), de Koreyoshi Kurahara, est un petit bijou de film noir qui commence un peu comme un film réaliste poétique des années 30. Puis on glisse vers quelque chose d'autre. C'est un film singulier. La Nikkatsu ne produisait donc pas que des films de gangsters hyper-stylisés... où le revolver remplace le sabre du chambara. (Ici, les pistolets sont tout petits, ridicules. Tout se règle à mains nues, et de quelle façon... L'explication finale est formidable...) Peut-être parce que c'était à la fin des années 50 et que le style Nikkatsu, porté par les Takashi Nomura, Takumi Fukuhara et surtout Seijun Suzuki, ne s'était pas encore tout à fait affirmé... Ça donne envie d'en voir d'autres, des films de Kurahara... J'attends est son premier... C'est hélas le seul que l'on peut se procurer... Juste après, il a fait l'homme au milieu du brouillard, puis la femme qui vient du fond de l'océan... avec le même scénariste, Shintaro Ishihara... Ça fait envie... (Un éditeur intelligent et raffiné nous sortirait les trois dans un joli coffret cartonné...) Alors, il attend... Elle aussi, elle attend... Que faire d'autre?... A un moment, elle lui dit : "Tu es cynique!"... Ça m'a rappelé des souvenirs... Moi aussi, j'avais un rêve et j'ai beaucoup attendu et elle m'a dit que j'étais cynique... Cynique... A la fin, la chanson : "Au bout de la nuit... les étoiles disparaissent... l'une après l'autre... se perdent dans le ciel..."
samedi 2 janvier 2010
J'ai revu avec grand plaisir la trilogie samouraï d'Eiichi Kudo. Quels films magnifiques... Les onze guerriers du devoir est peut-être le plus poignant des trois, peut-être parce que c'est le dernier, comme un adieu donc, un crépuscule, on s'attarde plus sur certains personnages, il est peut-être un peu plus... sentimental... Chez Eiichi Kudo, on se traîne dans la boue, il y a du brouillard, des chevaux... Les samouraïs se battent comme des chiens enragés... On est loin du beau geste répété au dojo... Tuer n'est pas facile... Mourir non plus... Ça dure longtemps... Ça n'a rien d'artistique... C'est sauvage, brutal, il n'y a rien de sublime là-dedans... Mais comme la nature est belle... Dans le brouillard, au loin, on entend les sabots des chevaux qui approchent... C'est beau... Une femme se suicide pour donner du cœur au ventre à son samouraï de mari, qu'il n'ait plus rien à perdre... Un autre, avant de partir au combat, tue toute sa famille, tendrement... On peut considérer ces trois films comme des variations sur le même thème : ébranler le système en assassinant un grand seigneur inique, au sacrifice de sa vie... (Les 47 ronins serait le prototype, mais il ne s'agit plus ici seulement de laver l'honneur de son clan, même si l'on reste dans le cadre du Bushîdo, il s'agit aussi et peut-être surtout de révolution...) Pourquoi les samouraïs portaient de grands chapeaux? Pour cacher leur grande honte d'être des samouraïs, disait Kudo, issu lui-même d'une famille de samouraïs... C'est bien dommage que toutes ces merveilles du cinéma japonais ne soient distribuées qu'avec parcimonie...