vendredi 20 février 2009

Je viens de revoir voyage à Tokyo. Le cinéma d'Ozu m'est devenu tellement familier que je n'ai plus grand chose à en dire. Tout a été dit. (Kiju Yoshida est peut-être celui qui en a parlé le mieux. Ou pas.) Je ne revois pas souvent voyage à Tokyo. Je viens plus souvent vers crépuscule à Tokyo, printemps tardif, fin d'automne ou le goût du saké, même si, finalement, c'est toujours le même film, très légèrement décalé d'un film à l'autre, allant de plus en plus vers l'épure, le plan vide, l'infime, le Temps, le Rien. Un simple mouvement de glotte. Un geste d'éventail. Un plissement des yeux de Chishu Ryu. Sa façon inimitable de faire hum... Le premier film d'Ozu que j'ai vu était les sœurs Munakata. C'était l'après-midi, au printemps, j'étais oisif, déjà très amateur de thé et m'étais préparé du thé vert, du bi-luo-chun. Alors, le temps s'est arrêté. Ou plutôt, mon temps s'est arrêté et je suis entré dans le temps d'Ozu. Ou plutôt mon temps s'est mêlé au temps d'Ozu. L'après-midi, en buvant du thé vert. (Dans le goût du saké, le deuxième que j'ai vu, dans un plan vide, j'ai remarqué exactement le même modèle de théière que la mienne, une petite, arrondie, en fonte, avec les mêmes petits motifs autour.) C'est devenu un rituel. Je n'apprécie pas autant un film d'Ozu le soir en sirotant un whisky. (J'ai essayé.) Ça ne marche vraiment bien que l'après-midi, surtout avec du thé vert. Le thé blanc passe bien aussi. Le wulong, ça dépend lequel. Le noir, à la rigueur, en hiver, si on n'a rien d'autre. L'après-midi, il faut avoir tout son temps, couper le téléphone. C'est bien quand la fin du film correspond au crépuscule. Là, on est vraiment dedans. Dans voyage à Tokyo, au début, un petit bateau à moteur passe tranquillement de la gauche vers la droite de l'image. Dans voyage à Tokyo, à la fin, un petit bateau à moteur passe tranquillement de la gauche vers la droite de l'image. Une façon de boucler l'histoire? Un éternel retour? Bien sûr que non. Si le petit bateau à moteur, à la fin, était passé de la droite vers la gauche, on aurait pu, peut-être, à la rigueur, spéculer un peu. Mais là, sûrement pas. Le bateau va dans le même sens. Il n'y a qu'un sens, de la gauche vers la droite. On ne revient pas en arrière. Il faut s'y résigner. Avec le sourire, si on peut. On entre toujours du pied gauche, sur un tatami. Quand on se masse les poignets ou les pieds, on commence toujours par le gauche. C'est le sens de circulation des énergies, en médecines chinoise et japonaise. Si on commençait par le droit, tout serait à rebrousse-poil, à contre-courant. Voilà, ce que j'ai vu, aujourd'hui, en revoyant voyage à Tokyo et je trouve ça bouleversant, sans même parler du reste. Un petit bateau à moteur, qui passe, tranquillement, de gauche à droite. Il ne s'est peut-être rien passé d'autre. Ou bien il aurait pu se passer autre chose et ç'aurait été égal. Ou bien il s'est passé autre chose mais on n'était pas là. (Peut-être aussi qu'un train est passé, au début, de gauche à droite, et, à la fin, de droite à gauche, mais je n'en suis pas très sûr et c'est une autre histoire, le progrès, la vitesse, le voyage... pour aller où?) Il faut avoir le temps, pour apprécier Ozu. Alors, quand on est dedans, on a souvent un fin sourire avec les yeux comme Chishu Ryu et parfois même on rit, et puis l'émotion qui paressait dans la région du sternum comme un chat de gouttière se met doucement sur ses pattes et s'étire comme seul un chat le peut et on a alors des frissons et les yeux tout brillants et brûlants. Ça se consomme tranquillement, un Ozu. Il faut un peu être soi-même le petit bateau à moteur, qui passe, tranquillement, au fil de l'eau.

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