dimanche 22 avril 2012

Je me faisais tellement chier, au boulot — il faut dire les choses, le boulot, il n'y en a plus vraiment, mon métier je veux dire, disparu, c'est tout les ordinateurs qui font maintenant, on fait un peu semblant d'être occupé par sa tâche, sa fonction supposée, on fronce un peu les sourcils à certains moments, prend des airs occupés, histoire de justifier un peu son salaire et même son existence, mais on pourrait être ailleurs... d'ailleurs c'est ailleurs que je suis, le plus souvent, à défaut de pouvoir encore être ici, car ici règnent les machines désormais et les machines n'ont plus besoin de moi pour fonctionner... autogérées, elles sont, maintenant, parfaitement, elles se réparent même toutes seules, se mettent à jour par intranet, communiquent entre elles pour se donner des tuyaux sur telle ou telle avarie... la plus grande, peut-être moi, le projectionniste, et ça ne durera peut-être pas des années cette situation pas si désagréable non plus quand on sait s'amuser, car les machines, quand même, à un moment, prendront la décision logique de m'éradiquer je crois, au moins en tant que source d'erreurs possibles et alors je me sens en sursis, mais ça n'a rien de nouveau : déjà tout gamin, je me savais en sursis... — je me faisais tellement chier, je disais, ou plutôt : j'étais sur le point de tellement me faire chier que, avachi dans mon fauteuil, les pieds sur le bureau, à contempler dans la pénombre les écrans d'ordinateurs, dans les ronflements puissants, soporifiques des extracteurs des projecteurs 4 et 5, car le bureau se trouve dans la cabine 4-5, je me suis mis à écrire dans ma tête tout un roman de science fiction, un rêve éveillé qui a duré presque tout le temps de mon poste : 9 heures. A un moment, j'ai sorti mon petit carnet à spirale de mon sac pour noter quelques phrases qui, c'est sûr, me permettraient d'en retrouver le fil et la substance quand je voudrais, le moment venu, car j'ai écrit ainsi des milliers de romans géniaux dans ma tête, me disant que ça ne servait à rien de noter quoi que ce soit, que c'était tellement génial que je m'en souviendrais forcément, le moment venu, qu'il suffirait d'ouvrir le robinet. Macache... C'est comme les rêves, vous ne notez pas, ils disparaissent... Là, c'était un genre de rêve aussi... Ça se développait tout seul, s'auto-nourrissait, il me semblait que j'étais seulement le théâtre, le lieu... Je n'imaginais rien... Ça s'imaginait tout seul... C'est là que je me rends compte que l'intelligence, la finesse, l'ego, ce qu'on voudra, n'y sont pas pour grand chose... Il vaut même mieux être faible, passif, n'être que témoin, conducteur comme l'eau, théâtre du moment pour le vivre vraiment, le laisser se développer tout seul, fonctionner tout seul, comme ce cinéma je me suis dit qui n'a plus besoin de moi... Ce roman de science fiction qui s'est écrit dans ma tête bien plus que je ne l'ai écrit était vraiment formidable, vertigineux, grouillant de détails et de vie, je crois même que dans le genre je n'ai jamais rien lu de mieux... M'en reste quelques phrases dans un carnet... Terra prime 2012, ça s'appelait... ou plutôt ça s'appellerait, si je m'y mettais un jour... mais c'est du boulot... et moi, le boulot... même si en fait le titre ne me convenait pas complètement, c'était surtout un truc pour ne pas oublier... Dans le carnet, ça commençait comme ça : "La Mère, qui pond ce qu'il y a à pondre... Les êtres asexués qui en sortent, sans anus ni organes sexuels... Les différentes castes... Les Retraits, ou Vacances... Comment ils se nourrissent... Comment la Mère pourvoit à tout... Ce qu'ils font... Le fonctionnement de leurs organes et de leur monde... Le temps linéaire, qui n'existe plus vraiment : il n'y a plus que des cycles rigoureusement identiques... Le véhicule... Cryotube?..." Alors, il y avait un voyageur, explorateur, un voyageur qui était aussi un genre de technicien, de réparateur, qui était envoyé sur Terra Prime 2012, une lointaine planète terraformée, la 2012ème pour être précis, parce qu'on avait perdu le contact, parce que Mère Prime 2012, copie de La Mère de Terra, la planète mère, s'était mise à déconner, à pondre des êtres sexués dotés d'anus fouteurs de merde... (On apprendrait bien plus tard que l'anomalie était en fait normale, prévue depuis toujours, se reproduisant même cycliquement plus ou moins à l'identique... Fondamental, le plus ou moins... Précisons que la fonction de réparateur de notre voyageur se résumait la plupart du temps à opérer une remise à zéro et qu'on l'appelait donc aussi le Razeur...)

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