vendredi 20 septembre 2013

Trimbalant mes sacs pleins de cadavres tintinnabulants, j'aperçois, assise spectaculairement à la terrasse du café près du bureau de tabac, la Créature du Sang — souvenez-vous, la Rousse Sculpturale en Collants. Elle m'aperçoit elle aussi. S'arrête instantanément de papoter avec sa copine voisine de boutique la fleuriste, lui glisse ensuite — sans cesser de me regarder — un mot à l'oreille, qui la fait rire, la fleuriste — une brune quelconque, interchangeable, bobo — vêtements de lin on suppose équitable, longue chevelure d'ébène luisant cascadant sur ses épaules fines de miel sombre, dents comme les brebis au lavoir, langue délicate comme un pétale de rose, seins minuscules tout en tétons mais il faut voir, un joli rire cependant, limpide comme le ruisseau à la source, plus fin qu'un petit doigt, par en dessous ses cils noirs m'apinchant timidement. (Fleurs & Sang, me dis-je alors, pour me dire quelque chose...) Tous ces cadavres... Lui vient cette moue inquisitrice, à la Créature du Sang, et je baisse alors les yeux. Elle sait. Son œil me dit aussi que je suis en retard, pour notre rendez-vous annuel, qu'elle m'attend, de pied ferme, moulée dans son collant rouge, le talon claquant dans ses jambières de cuir luisant. J'ai honte. (Honte décuplée par la présence de la fleuriste quelconque, qui n'a rien à faire là et qui, dans ma paranoïa, sait désormais tout du feuilleton, peu glorieux pour moi, de la Créature du Sang et moi.) Je suis un lâche. Elle le sait. Ça saute aux yeux. Et tous ces cadavres... (Jamais je n'en ai transporté d'un coup autant en plein jour...) Pas comme ça que je vais améliorer mon sang, son œil me dit... J'ai envie de m'arrêter et de lui dire que ce sont les cadavres d'au moins tout l'été, voire même aussi du printemps. Mais j'aurais l'air de me justifier. D'être coupable, donc. (Et puis il y a la fleuriste quelconque et j'aurais l'air encore plus con...) Mais coupable je suis, de toutes façons, quand je la vois, la Créature du Sang. C'est elle, qui me lit le Rapport du Sang, après, derrière le bureau, froufroutant du collant, me dominant, sévèrement, intégralement : Ce n'est pas mieux... Non... non non... C'est même pire... (Suivi d'un bruit de bouche, en coin.) Elle grimace un peu, rajuste un peu ses obus qui me tiennent en respect pour que carrément ils me visent et que je ne bouge plus du tout... Je baisse les yeux. Elle me domine. Déjà, quand la pâle, fluette, mais gentille, douce Tireuse du Sang opère, elle, la Créature du Sang, la Rousse Sculpturale en Collants, passe et repasse, incendiant tout mon champ de vision. Et mes sens... Et elle le sait très bien... C'est son pouvoir... Vous vous trouvez soudain en vaste érection, tandis qu'on vous tire votre sang, même si elle n'est pas du tout votre genre, les préférant même peut-être à l'opposé fines à petits seins, tout devient alors très bizarre, cotonneux, tiède, moite, la sensation d'être de plus en plus dur tout en ramollissant globalement, tout votre sang restant refluant là, rien que là, ailleurs il n'y en a plus, vous êtes alors sa chose, son jouet, sa proie... et elle repasse, dans son collant, géante rouge, toute mamelles et fentes, étoile terminale consumant tout, et elle sait très bien ce qu'il se passe, tandis qu'on vous siphonne tout votre sang, flacon après flacon... et qu'au fond, il faut être honnête, ce n'est pas si déplaisant... (Je n'imagine pas plus belle mort... Les Romains avaient bien raison... Si on m'euthanasie un jour, c'est ce que je demanderai : chez la Créature du Sang — et même dans sa baignoire, pleine de pétales de fleurs : Fleurs & Sang... Et qu'on le grave sur ma pierre : Fleurs & Sang...) Elle est peut-être même de mèche, je me dis, avec la maigrichonne, anémique Tireuse du Sang... (Sa petite phrase, avant de me piquer : Vous allez avoir un peu chaud...) Sinon, elles fermeraient la porte... Des vampires... Il n'y aurait pas toute cette mise en scène technicolor sinon... Et là, je la croise, tout mal rasé en plus et bien froissé, pas à mon avantage, la clope au bec, un peu débraillé, en habits d'intérieur, ma panoplie de vagabond en chambre, en vieilles savates, comme sorti de ma cabane dans les bois, avec tous ces cadavres, discret comme un troupeau de chèvres dévalant les alpages... Son petit sourire... Je me sens alors tout penaud, tout nigaud, tout débile... D'autant plus que j'avais fait un rêve, la veille, qui me collait encore un peu, où j'avais appris qu'on m'avait trépané, nourrisson, parfaitement, trépané, on me montrait même l'instrument en acier qui avait servi jadis à l'opération, un genre de stylo, conservé comme une relique, dans une boîte bourrée de coton, peut-être même un vrai stylo, c'est ma mère et ma sœur qui me l'apprenaient, car il était temps que je sache la Vérité : trépané... Car j'avais un truc en trop, là-dedans, en tout cas un truc qui n'allait pas et qu'il avait fallu m'enlever au plus tôt, pour pas que ça grandisse, sinon j'aurais fini débile profond, ou Tyran... L'opération, une première, avait été plutôt un succès, j'avais pu vivre ensuite presque normalement, seulement débile léger... Ça expliquait ma petite cicatrice au sommet du crâne et surtout ma vie ratée, mon absence d'ambitions, mon désert amoureux... (Une première, mais aussi une dernière, cette trépanation expérimentale au stylo, ce qui, quand même, tendait à me faire penser que ce n'était peut-être pas une totale réussite... Mais tout ça importait peu, finalement, une réussite, ou un échec, tout était à relativiser et une réussite relative ou un échec relatif c'était peut-être bien alors la même chose — vue positivement ou bien négativement mais la même chose et ma vie alors aussi je pouvais la considérer comme relative, une vie relative étant peut-être alors la même chose qu'une mort relative, question d'humeur seulement, ce qui simplifiait au moins à y penser bien l'existence...) Mon père, lui, l'apprenait en même temps que moi, et en était abasourdi, le pauvre, atterré, à genoux, en larmes, qu'on lui ait tout charcuté, dénaturé, relativisé son fils... Et pourquoi ne lui avait-t-on jamais rien dit?... Tu es trop faible, trop sensible, tu ne l'aurais pas supporté, lui répondait gravement le chœur des femmes... Et moi, le Beloup, pareil, trop faible... Mais elles, les femmes, pas trop faibles, non... Elles nous dominent... On baisse la tête... Elles savent Tout... Nous autres, pauvres ignorants, juste bons pour la tétée... Trépané, nourrisson, au stylo, ce n'est pas rien, elles vous présentent ça comme une simple rougeole... Mais j'ai vite vu les avantages... Mes amoureuses, réelles ou fantasmées, me revenaient, conquises ou reconquises, me pardonnaient même toutes mes cochonneries, toutes mes aberrations, tout mon cynisme, toutes mes défaillances sexuelles et toute ma cruauté psychologique — ça va souvent ensemble — passés et à venir. Car on pardonne tout, à un débile léger... J'étais absous, totalement neuf, enfin Innocent... Mais bientôt il y en avait trop, qui commençaient même à se battre sauvagement pour m'avoir, ne serait-ce qu'en morceaux, pas loin de me déchirer, démembrer vif, des vraies furies et je m'arrachais alors comme je pouvais à leurs ongles et m'enfuyais ventre à terre déjà tout en lambeaux, loin... dans le désert... moi le Beloup solitaire...

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