samedi 31 mars 2012

Il y a quelques jours, j'ai dû me rendre à la mairie faire certifier conforme ma signature dans une sombre affaire de saucisson, pardon : de succession. (Le tonton Roger...) Après cette menue corvée, je comptais bien aller me réconforter amplement à une terrasse au soleil Place Carnot, regarder un peu les filles passer, flemmarder un peu avec un livre, à cet effet avais embarqué un fin ouvrage pris sans trop réfléchir traînant sur mon canapé : l'homme sans postérité. En chemin : Tiens, c'est quand même marrant, d'avoir pris ce bouquin-là... Alors, sur la table, devant la secrétaire de mairie, pendant les formalités, je l'ai posé... Je trouvais ça  tellement approprié... En sortant de la mairie, content de n'y être pas resté plus de cinq minutes, avec ma grosse enveloppe et mon bouquin, j'ai croisé un type qui y entrait et nous nous sommes salués. Ça roule?... il m'a lancé. (Drôlement!... j'ai répondu.) L'ancien directeur de mon premier cinéma, viré depuis et au chômage pour avoir traité devant la presse locale son patron de voyou, de scélérat, et caetera... ce qui n'était pas faux... C'est lui qui m'avait conseillé le bouquin en question, il y a quelques mois, au spleen, le café en bas de chez moi, où on avait taillé la bavette. (Le seul directeur de cinéma que j'ai croisé qui connaissait et aimait vraiment le cinéma, et je peux dire que j'en ai croisé un paquet, des marchands de pop corn totalement incultes aux regards bovins, le plus pénible aussi, dans son genre parfois hystérique.) J'ai trouvé ça décidément marrant, et approprié. Bref, je me suis retrouvé bientôt au soleil, comme je l'avais planifié, tranquille, j'ai levé ma tasse de café dégueulasse en l'honneur du tonton Roger... Je l'aimais bien, le tonton Roger, le dernier personnage majeur de mon enfance qui disparaît... Merci, Roger, pour le 1/10ème... Tu n'étais pas bien riche... Mais quand même, t'en avais mis de côté pas mal, j'aurais pas cru... C'est ça, souvent, les gens modestes... La peur d'être dans le besoin un jour, le bas de laine, au cas où... Moi je suis pareil... Lui en plus il avait connu la guerre, celle de 40, le rationnement, à 9 dans un deux pièces... Il était mineur, le tonton Roger, de fond même, c'était le grand copain de mon grand-père, du pépé qui était son voisin de palier ça circulait librement d'une turne l'autre c'est même comme ça que mes parents se sont connus, il le faisait parfois tourner en bourrique le pépé, il aimait bien lui faire des blagues, au fond comme en surface... Le pépé lui plutôt genre naïf... jamais rancunier... il rigolait y compris de lui-même, avec le Roger... Mon Roger, il disait... Des bons copains... Quand j'étais tout gamin, le tonton Roger me glissait une pièce et m'envoyait à l'épicerie acheter du passe-toi-z'en... J'y allais... Puis je revenais, lui rendais sa pièce : Y'en a plus, tonton... T'es sûr? Tu t'es pas trompé de nom? qu'il me demandait avec son accent stéphanois authentique et son fin sourire goguenard... Moi j'étais bien naïf, un peu comme le pépé, les chats font pas des chiens... Parfois même, j'y retournais... A l'épicier : Si si monsieur, c'est une poudre, dans un sachet... La fois d'après : Et en pommade, vous l'auriez pas?... Sacré tonton Roger... Il finissait par me laisser la pièce... J'en ai eu un peu la larme à l'œil, quand j'y ai repensé... Je me suis souvenu aussi de la dernière fois où je l'avais vu. Il était bien mal en point. Je m'étais dit en partant que c'était la dernière fois que je le voyais, le tonton Roger et je m'étais longtemps attardé sur le palier, la main sur son épaule, on avait parlé de nos bêtes, je venais de perdre Mouchette et lui sa chienne était toute mal fichue, on disait qu'on s'attachait, que ça faisait de la peine, quand elles mouraient, nos bêtes, mais que c'était la vie... Peut-être la conversation la plus intime, la plus émouvante qu'on ait jamais eue lui et moi, nos bêtes... Ma main sur son épaule toute décharnée, lui qui autrefois était si costaud, sacré gaillard, il n'était plus qu'os et peau... Il m'a regardé m'en aller... Je me suis retourné plein de fois pour lui faire signe de la main et je crois qu'on savait tous les deux que c'était la dernière fois qu'on se voyait... Puis j'ai fini, au soleil, l'homme sans postérité. [Même s'il a laissé après lui d'autres traces, celles-ci s'effaceront comme s'efface tout ce qui est terrestre, et quand enfin tout aura disparu dans l'océan des jours, les choses les plus grandes, les plus grandes allégresses, lui disparaîtra d'abord parce que tout en lui sombre déjà tandis qu'il respire, tandis qu'en lui persiste la vie.]

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