Ça faisait longtemps que je n'avais pas été ému autant. Tout du long, l'émotion a irrigué un canal de ma poitrine jusqu'à la peau de mon crâne, comme le mercure dans le thermomètre. Quelques jours plus tôt, j'avais vu adieu, clarté d'été et j'avais trouvé ça extrêmement beau et plutôt très chiant, drôles de sensations contradictoires. Du coup, je commençais à me dire que Kiju Yoshida était un grand plasticien et puis c'est tout, un cinéaste abstrait. Et puis je vois femmes en miroir, sorti en 2003, le premier film vraiment contemporain de Yoshida que je vois et je suis stupéfait. C'est toujours plastiquement somptueux, mais ce n'est pas tout. Je retrouve l'émotion qui m'avait saisi en voyant la source thermale d'Akitsu. Mariko Okada a vieilli. Mais la grâce ne vieillit pas. Ça fait du bien, au moins, de le constater. Le temps, sur Mariko Okada, est passé comme sur la feuille d'un arbre, avec douceur. Tout le film est baigné dans cette douceur, ce tendre automne, même si le propos est dramatique. J'ai repensé, un peu plus tard, à persona et à d'autres films de Bergman. Peut-être y a-t-il une parenté. Je ne sais pas quoi en dire, en fait, je suis un peu sans voix.
mardi 31 mars 2009
vendredi 20 mars 2009
Un jour, sur la passerelle du Palais de Justice, j'ai croisé James Ellroy. On s'est regardés du coin de l'œil, en passant, un peu de la même façon, en miroir, c'est tout. Il avait l'air un peu paumé, loin de Los Angeles. J'ai senti qu'il avait senti que je l'avais reconnu. Je ne me suis pas retourné et lui sans doute non plus. Sur la passerelle du Palais de Justice, il y avait aussi Erik, le maçon tchèque. Quand je passais, je lui donnais la pièce, m'acquittant d'une sorte de péage, on discutait un moment. Un matin d'hiver glacial il y avait sa photo à la une du Progrès : un sdf mort de froid... Sauf qu'Erik le maçon tchèque était toujours là, sur la passerelle du Palais de Justice, bleu de froid mais bien là, brandissant le journal en clamant qu'il était bien vivant. Une gentille avocate de ses relations (elle prenait tous les jours la passerelle du Palais de Justice...) s'était proposée, ce jour-là, pour attaquer le journal et qu'Erik le maçon tchèque puisse toucher quelques sous pour préjudice moral... De ce fait, il surjouait un peu l'indignation, avait parfois du mal à dissimuler sa grande fierté d'être devenu une célébrité d'un jour, un mort bien vivant...
jeudi 19 mars 2009
J'ai toujours beaucoup aimé les westerns. Mes préférés, déjà tout petit, étaient ceux de John Ford, sans savoir qu'ils étaient de John Ford. (Juste après, venaient ceux d'Anthony Mann, sans non plus savoir qu'ils étaient de lui.) Il y avait comme une signature invisible, qui authentifiait certains westerns. Ceux-là, je les aimais plus que tout. Il y avait souvent John Wayne. J'aimais donc forcément John Wayne. J'aimais sa démarche de gros félin, surtout de dos. J'aimais la mélancolie qui se dégageait de ces films. L'importance donnée aux paysages, les grands espaces filmés non pas comme de simples décors, mais comme un Tout englobant, vivant, vibrant. La solitude, même au sein de la communauté. Je ne savais pas trop l'expliquer. Je ne cherchais d'ailleurs pas à l'expliquer. Ça me touchait. Comme me touchait, à un degré un peu moindre, la colère qui couvait en James Stewart, dans les westerns d'Anthony Mann. Aujourd'hui encore, ce sont mes deux cinéastes de western préférés, pour les mêmes raisons qu'autrefois. (Les autres, j'ai souvent du mal à les cerner. Raoul Walsh, par exemple, passait, d'un film l'autre, du grandiose à l'insignifiant ou presque... comme s'il avait expédié certains de ses films... Il m'est difficile de lier ses films dans une œuvre homogène, d'y lire une signature invisible, comme si tout était fait au coup par coup, au jour le jour... Mais ça a son charme aussi, comme s'il se réinventait à chaque fois...) John Ford et Anthony Mann sont les deux seuls que je reconnais aussitôt, comme je reconnais aussitôt le son du saxophone de john coltrane. Question de style, mais aussi de timbre. Parce qu'on peut aussi parler de timbre, pour l'image, si on veut. Je les vois du même œil que quand j'étais petit garçon, ces films-là. Les émotions sont toujours là. C'est quelque chose de primitif. Aucune ironie ne vient jamais interférer. Ce n'est pas un cinéma d'idées. C'est un cinéma d'émotions. Je me souviens quand John Wayne est mort, en 79, j'avais 13 ans, ils ont repassé à la télé plein de films de John Ford, la prisonnière du désert notamment, c'est à partir de ce moment que j'ai compris que mes westerns préférés étaient ceux de John ford, que j'ai pu mettre un nom sur tous ces films qui avaient depuis toujours une signature invisible. Ça a peut-être été alors la fin de l'innocence.
vendredi 13 mars 2009
J'aime revoir Pickup on south street. Tout comme j'aime revoir Forty guns. Film noir ultime, western ultime. (Quand on a filmé l'entrée des soldats américains à Falkenau, peut-être qu'on ne peut plus que faire des films ultimes...) La même urgence, la même efficacité, le même lyrisme sec. Mes deux films préférés de Samuel fuller. Pickup on south street, je l'avais vu la première fois à la télé, alors que j'étais encore très jeune, en version française, le port de la drogue (un tout autre film, en vf, mais c'est une autre histoire...) et ça m'avait marqué, pas tellement pour l'histoire qui y est racontée, mais pour le style, le côté nerveux de la chose. Je n'ai jamais oublié la petite cabane sur pilotis en marge de la ville, qui porte le numéro 66, en plus, l'année de ma naissance, l'atmosphère nocturne même en plein jour, le noir et blanc très contrasté, une forme de poésie urbaine parfois proche de Weegee, Richard Widmark qui, séducteur ultime, en guise de péliminaire, envoie un crochet dans la mâchoire de Jean Peters et l'embrasse, deux minutes plus tard, après lui avoir tout de même fouillé et pillé son sac, l'avoir réanimée en lui versant, ricanant, une bonne rasade de sa bière sur le visage, quelle élégance... C'est ce que j'aime, chez Fuller, cette élégance... Tomber les filles, ce n'est pas qu'une expression... On ne s'embarrasse pas de discours... Pas le temps de conter fleurette... Un grand coup de poing dans la figure de la femme supposée fatale et la voilà KO et bientôt toute chiffon, conquise... finalement plus du tout fatale... et c'est tant mieux, car elle était mal barrée, quelque part, cette petite, avec ses airs de vamp... (A un moment, un chat est lancé dans le cadre, ça non plus je ne l'ai jamais oublié... Je n'ai pas non plus oublié Lightning Louis mangeant son bol de nouilles chinoises... Ce soin apporté au détail, au petit rôle...) C'est un film sans gras, sec comme un coup de trique, 1 heure 17 tout mouillé de chaud à la pesée... Je suis nostalgique de cette époque où luisaient, dans la nuit (où pourtant rien ne luit, comme le dit la fameuse chanson des gardes suisses), Samuel Fuller, Jules Dassin, Robert Siodmak... C'est un peu comme le jazz, pour moi, le film noir... une époque déjà lointaine, révolue, devenue mythique... Je revois Pickup on south street comme j'écoute Now's the time de Charlie Parker... C'est toujours le moment...
dimanche 8 mars 2009
Parfois encore, dans mes pensées un peu vagues, je me retrouve là-bas. Avant d'aller là-bas, je croyais savoir ce qu'était la solitude. Mais je ne le savais pas vraiment. C'est là-bas, que j'ai vraiment su. Je ne savais plus où était le nord, où était le sud. Je ne savais plus vraiment qui j'étais, je crois... Peut-être que finalement je ne suis allé là-bas que pour le découvrir et que j'ai compris alors qu'il n'y avait rien, ni personne... J'allais m'asseoir, de temps en temps, de jour comme de nuit, sur un banc, au bout d'un ponton qui avançait dans le lagon. Je regardais devant moi. Mais il n'y avait rien, devant moi. Je semblais attendre. Personne ne venait jamais. J'essayais de faire le vide, pour ne plus sembler attendre, n'y parvenais pas souvent... De ma chambre d'hôtel, j'entendais la mer, d'un côté, de l'autre l'air qui sifflait sous la porte et la faisait parfois un peu cogner dans le chambranle. Il y avait une reproduction sinistre de Gauguin au mur. J'écoutais Billie Holiday, accompagnée par Lester Young, my first impression of you (was like the sight of flowers in spring...), il m'a fallu peut-être dix ans pour pouvoir réécouter ces enregistrements sans avoir envie de me jeter par la fenêtre. Je fumais énormément, quasiment sans arrêt, des gitanes sans filtre, j'avais toujours l'impression d'être en manque, et je l'étais. Je ne dormais plus mais parfois je m'effondrais, une heure ou deux dans une sorte de coma dont je sortais brusquement, blême et suant, par besoin de fumer. Je pleurais sur mon lit, parfois, en position fœtale. Puis je me trouvais idiot. Je trouvais ça très moche, puis je trouvais ça très beau et j'avais honte, parfois, de trouver ça très beau, d'être un tel idiot... Quelle vanité... J'avais le ventre creux. Une fois, de toute la journée, je n'ai mangé qu'un oignon, en riant et en pleurant. Une autre fois, pensivement, trois olives. Il n'y avait plus rien. J'étais presque tout seul, dans cet hôtel qui était bien au dessus de mes moyens... Je n'y ai engagé la conversation qu'une fois, avec un homme d'affaires australien, au bout du ponton. Hello... What are you watching?... Green lights... fishes... in the sea... Don't you see?... Oh yes... beautifull... Yes... Are you... english?... You're joking?... I speak so bad... I'm french... Holidays?... No... Affair?... No... So What?... Nothing at all... Greenlights maybe, who knows... Ah... french men... C'est peut-être la seule fois où j'ai ri de bon cœur, en presque un mois... Je n'ai jamais rien regretté, à part peut-être un certain manque d'élégance, même si je n'ai jamais autant souffert que là-bas... C'était nécessaire, vital, c'est peut-être même là-bas que je suis vraiment né... Autrement, je marchais, des kilomètres et des kilomètres en bord de mer, sans but, tournant en rond, dans l'île... Souvent, des chiens méchants se jetaient sauvagement sur moi derrière les portails des villas sans lesquels ils m'auraient égorgé et j'en tremblais encore longtemps après. Alors, je m'éloignais des zones résidentielles qui ne voulaient pas de moi. Je me sentais chassé, banni, totalement indésirable. J'avais un air de vagabond, un peu déguenillé mais propre. Je ne savais jamais où était le soleil, où il était censé se lever ou se coucher, j'étais perdu, je ne savais pas non plus où regarder pour savoir d'où je venais... Parfois, je m'arrêtais, je m'asseyais sur un rocher ou sur un bout de plage désert, je regardais la mer, devant moi, mais il n'y avait rien... En marchant, un jour, sans but, longtemps, jusqu'à m'oublier, ne plus être alors que la sensation de marcher, je suis arrivé dans les ruines de l'ancien bagne... (Ce qui peut vouloir dire qu'il y en avait un nouveau, quelque part...) Un grand chien noir est venu vers moi et m'a léché la main...
samedi 7 mars 2009
Souvent, je pense à mon père. Il me manque, immensément, viscéralement, même si j'ai fait mon deuil, comme on dit. Il me manquera toujours. J'ai des souvenirs tristes et délavés comme des vieilles photographies. Ma sœur, quand je l'appelle au téléphone, me parle interminablement de gens que je ne connais pas, sans me laisser en placer une. Et toi, ça va comment? me demande-t-elle, une demi-heure plus tard, quelques secondes avant de raccrocher. Oh... moi, je suis toujours un cow-boy solitaire, tu sais... Oui oui, toujours locataire... Un jour ou l'autre, il faut rendre les clés... Mais ça ne m'empêche pas d'être chez moi, Marielle, là où je suis... J'achèterai peut-être un bateau, un jour, mais pour naviguer tu vois... Puis on me brûlera dedans, quand je serai mort, avec mes petites affaires, comme un viking, ou un manouche, ça me plairait bien, même si on n'a pas le droit il paraît, c'est quand même triste, la mort... Alors, je serai peut-être enfin un hors-la-loi, quand je serai mort... Peut-être que tout ça, c'est à cause des cadeaux de noël de cette année-là, je me dis... On vous remet un accessoire, un costume, ça vous colle à la peau toute votre vie... Une fois par an, je vais sur la tombe rose de mon père, à Clarafond, Haute-Savoie. Ma mère, souvent, m'attend à la sortie, car je reste un bon moment et qu'elle sait, sans que j'aie eu à lui dire, que j'ai besoin de rester seul. Je suis assis sur la tombe, je me roule une cigarette de cow-boy que je fume en regardant le paysage vallonné, les nuages paresseux, les oiseaux, en parlant à mon père, dans ma tête. Salut p'pa, je dis, en arrivant. T'as entendu, l'oiseau, là?... Pendant des années, j'ai parlé, dans ma tête, à mon père. Maintenant, c'est juste quand je viens fumer une cigarette sur sa tombe. (Il est mort d'un cancer du poumon.) Il a l'air fatigué, sur la photo. Déjà, à l'époque de cette photo, je ressentais sa fatigue, comme s'il était écrasé par la vie. Très tôt, je me suis dit que moi, je ne serais pas fatigué comme mon père, que je serais donc très souvent en vacance et que je ne deviendrais sans doute pas gendarme, ni père de famille peut-être... En ce sens, je le dis sans vanité, je n'ai pas trop mal réussi. Je viens de réaliser que j'ai plus de dix ans de plus que mon père à l'époque de cette photo. C'est troublant, car j'ai l'impression d'en avoir dix de moins. Cinq ans plus tôt, ce n'était pas le même homme, sur les photos. Comme s'il avait pris vingt ans, d'un coup.
J'ai été un peu déçu, la première fois que j'ai vu Barberousse (Akahige), d'Akira Kurosawa. Parce que je voulais voir un film de Kurosawa, comme les 7 samouraïs ou la forteresse cachée, de la grande aventure épique avec des chevaux, des foules en armes cliquetantes, de la pluie, du brouillard, du kurosawa quoi... Alors, je m'étais un peu ennuyé... Trois heures... La Toho fut un peu effrayée par les frais de production (deux ans de tournage...) et Kurosawa dut attendre cinq ans avant de pouvoir de nouveau faire un film... Dodes'kaden, qui fut un échec commercial et critique très cuisant... Les spectateurs de l'époque durent réagir comme je l'ai fait pour Barberousse, la première fois que je l'ai vu, un peu trompés sur la marchandise... comme si Kurosawa n'avait le droit que de faire un seul genre de films... Puis les années ont passé... Je l'ai revu... Une merveille, du début à la fin... Des moments d'émotion pure comme chez Chaplin, de grâce comme au temps du muet... (Je n'avais pas remarqué, la première fois, que Chishu Ryu y apparaissait dans un petit rôle, peut-être bien parce qu'à l'époque, je ne connaissais pas Chishu Ryu, ni Ozu d'ailleurs... et cette petite apparition de Chishu Ryu est ma foi bien émouvante, je trouve, même s'il ne fait pas grand chose... Sa seule réplique doit être : "Tout est bien qui finit bien..." Avec son éternel petit sourire. C'est infimement drôle et touchant... Comme si Ozu s'était invité chez Kurosawa ou avait été invité, post mortem, car Ozu est mort à peu près à l'époque du début du tournage de Barberousse... Un petit clin d'œil?... Un petit signe d'adieu?... Tout est bien, qui finit bien...) Et puis, à sa façon, même s'il n'y a pas de grandes batailles, Barberousse est un grand film épique... qui vous transporte... Chaque plan est composé comme une peinture vivante... La lumière est magnifique... Toshiro Mifune est égal à lui-même, monstrueux... C'est sur ce film qu'il se brouilla avec Kurosawa... Deux forts tempéraments... Une querelle d'amoureux... C'est leur dernier film ensemble... Des adieux, donc... Quelques mois après la mort de Mifune, kurosawa est mort lui aussi... je m'en souviens, c'était en 1998, il y avait sa photo dans libé. J'ai trouvé ça beau, quelque part, qu'ils se suivent dans la mort, tellement pour moi ils formaient une sorte de couple, des inséparables pourtant séparés, ce qui fut sans doute un déchirement pour l'un comme pour l'autre, comme dans beaucoup d'histoires...
jeudi 5 mars 2009
J'aime Elia Kazan. J'ai toujours aimé Elia Kazan. J'aimerai toujours Elia Kazan. Même s'il a trahi un peu ses copains, du temps du maccarthysme. (Judas n'était-il pas le meilleur des apôtres?) Peu m'importe, finalement. (Tout comme peu m'importe que Céline ait été antisémite...) Ne restent que ses films. J'ai souvent entendu dire que sur les quais ce n'était pas si bien que ça, que c'était un peu... surfait, que les arcades sourcilières enflées de Brando c'est un peu trop, quand même... Peu importe. Ce sont les mêmes qui feront la fine bouche devant le fleuve sauvage ou la fièvre dans le sang... Le pire, c'est d'entendre, à propos de ces films, que c'est... pas mal... oui c'est pas mal... En revoyant sur les quais, j'ai été touché par un petit moment de grâce. Eva Marie Saint, comme elle était jolie, boit, pour la première fois, cul-sec, un petit verre de whisky. L'instant qui suit est magique. Ça dure une ou deux secondes. Elle devient d'un coup très sensuelle. Ce n'est plus la jeune fille sage. C'est une femme, d'un coup. Elle ouvre la bouche, comme pour reprendre sa respiration. Elle vient de goûter à quelque chose de très fort qu'elle ne connaissait pas avant et sa vie est sur le point de basculer. Il n'y en a pas tant que ça, des cinéastes qui m'ont offert ce genre de petits moments de grâce. C'est d'autant plus précieux que c'est fugace. Elle ouvre grands les yeux et la bouche comme pour reprendre de l'air. Juste avant, elle avait à peine trempé les lèvres dans le verre et dit, en souriant, que c'était agréable. Puis Marlon lui dit que ça se boit cul-sec... Effectivement, ce n'est pas le même effet. C'est fort. Ça peut couper un peu le souffle. Comme les films de Kazan. Ça se boit cul-sec. Si on trempe juste un peu les lèvres dedans, craintivement, on trouvera ça peut-être juste pas mal, en trempouillant la langue on sera peut-être même un peu écœuré, sirupé, au bout d'un moment, les papilles saturées, mais on n'aura jamais ressenti la force du breuvage. Pour cela, il faut s'abandonner, tout boire d'un coup, comme un petit verre de whisky. Au risque de perdre le plaisir de la dégustation? Un bon whisky est long en bouche, même s'il ne fait que passer. Ça ne se boit pas comme du vin.
dimanche 1 mars 2009
Narsingh est amer, car sa femme l'a quitté. Les femmes, désormais, c'est fini, elles n'entreront plus même dans son taxi. Les affaires ne vont pas très fort. Le sang fougueux des guerriers Singh bouillonne dans ses veines. Pour un écart de conduite, on lui retire sa licence et il doit s'en aller, prendre la route, au volant de sa Chrisler 1930, accompagné de son fidèle Rama, sorte de Sancho Panza. En chemin, il tombe sous le charme de Neelah. Elle est chrétienne, de basse caste. Aveuglé par son amour, il ne comprend pas qu'elle en aime un autre, unijambiste de surcroît. Narsingh a mal. Le guerrier est blessé dans sa fierté et son âme. Aveuglé par le sang noble des Singh, il méprise la divine Gulabi, de très basse caste, mais qui chante si bien, tellement douce, tellement vivante, qui est la grâce en personne et qui l'adore. Il est le noble prince qu'elle attendait depuis toujours. Tu n'es qu'une sale traînée, lui dit-il, la première nuit. Elle n'a pas choisi. Elle est d'une caste qu'on peut violer et mépriser impunément. Tandis que Narsingh, lui, est un guerrier, noble y compris dans la misère. Il ne sait pas encore qu'elle est entrée dans son cœur. Il ne sait pas encore à quel point le sang des Singh bouillonne dans ses veines. Il ne sait pas encore que Gulabi et lui sont esclaves du même maître infâme. Il ne sait pas encore que la noblesse est ailleurs. Et moi je ne savais pas, avant aujourd'hui, que Satyajit Ray, que je croyais bien connaître et aimais déjà profondément et sans réserve, avait réalisé ce chef-d'œuvre absolu, l'expédition (Abhijan). J'en suis tout remué, tout exalté, comme si le sang des Singh bouillonnait dans mes veines.