mardi 5 avril 2011


Il y a toujours la même rampe d'escaliers. Derrière le bâtiment, dans un recoin, il y a toujours le mur aux fusillés. Il n'y avait pas de salle de bain. Les wc, à la turque, étaient au rez-de-chaussée, mais j'étais encore trop petit pour y aller et je faisais mes affaires dans un pot jaune qui sentait l'eau de javel. J'avais peur de descendre tout seul à la cave. Il fallait passer devant les cachots. Dedans, même si je ne voyais pas, il y avait parfois des gens qui hurlaient, ou qui geignaient, ou qui toussaient, ou qui étaient silencieux, ce qui était encore plus inquiétant. Un jour, dans la cour, j'ai vu les gendarmes passer au jet un clochard saoul qui s'était chié dessus. Il braillait. Ils rigolaient. Eux-aussi, les gendarmes, ils buvaient. Ils étaient souvent grands et gras, nez comme des fraises trop mûres. Mon père, lui, ne buvait pas. Il sentait le café au lait et le tabac brun. C'était réconfortant. Ma mère sentait le lait un peu suret et le parfum, car elle en vendait, du parfum, c'était parfois écœurant, le mélange des deux. Mais elle avait les mains douces. Il y avait des fantômes, la nuit, dans les rideaux en tulle, des longues femmes maigres et pâles, qui me guettaient, des bêtes tapies sous le lit, et des prisonniers dans les cachots, en bas. En haut comme en bas, c'était peu rassurant. Derrière, au fond de la cour, il y avait un muret, un peu plus haut que moi. Au delà, il y avait un passage, gardé par un grand chien noir, qui grognait dès qu'on approchait, babines toutes retroussées, bondissait à presque s'étrangler au bout de sa chaîne. Il avait le cou à vif. On disait qu'il était fou. Au delà, il y avait la voie de chemin de fer. Je me disais qu'un jour ou l'autre, il faudrait que je l'affronte, le grand chien noir, si je voulais m'en aller. J'en ai rêvé tellement souvent, de ce chien noir. Un bruit de chaîne sur le goudron. Un jour, bien plus tard, ailleurs, à l'autre bout du monde, dans les ruines d'un bagne où j'avais abouti je ne savais trop comment, je l'ai retrouvé, le grand chien noir. Bien des choses s'étaient passées entre temps. Il ne m'a pas dévoré. Il est juste venu vers moi, comme si on se connaissait depuis toujours. Il m'a d'abord remarqué, de loin, se figeant soudain, puis est venu en trottant, sans me quitter des yeux, puis m'a léché la main, mon grand chien noir.

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