vendredi 11 février 2011

Un jour, il y a peut-être douze ou treize ans, je suis passé devant un atelier de réparation de machines à écrire, au bord de la Saône. Ça existait encore, à l'époque. Mais c'était la fin. Il n'y avait plus beaucoup d'activité, dans l'atelier. Ils semblaient d'ailleurs faire leurs cartons. Curieux, je suis entré. J'ai tout de suite remarqué la belle machine posée dans un coin. J'ai demandé à l'essayer. Le type a glissé une feuille. Tout ému, je suis reparti avec, dans un carton, c'était bien lourd. Le lendemain, j'ai résilié mon abonnement internet. J'entrais en résistance. Un véritable héros, prenais le maquis avec juste ma bite et mon couteau. Plus jamais je n'écrirais sur un clavier d'ordinateur. Depuis que j'ai internet, je n'ai jamais rien fait de bon. Je me disperse. Je me paume. Je me sens même aliéné. Ça m'aspire la moelle par les yeux. Je ne suis plus que deux globes écarquillés et fourmilleux par lesquels je me vide. A tel point que je ne ressens plus rien. Je n'en veux plus. Rentré chez moi, j'ai glissé une feuille, me suis mis à taper dessus avec frénésie. Quel son magnifique! A la fin de chaque feuille, sans la relire, je l'arrachais et la froissais en boule que je jetais dans un grand sac en papier kraft. J'étais bien. C'était ma méthode. Ne rien relire. Ne rien garder. Simplement jouir du moment. (A la même époque, au stylo plume, j'écrivais de longues lettres parfois très lyriques, truffées de fulgurances, magnifiquement pathétiques, qu'ensuite je déchirais.) Mais il y eut vite des curieux. C'est quoi ce grand sac? Ma poubelle. Y-a quoi d'dans? Rien, des boulettes. On peut lire? Non. Comme je voyais les choses, je me désintoxiquais. La machine était comme un cheval qu'il me fallait dompter, avant d'envisager la moindre promenade. Et ma poubelle grossissait... Jusqu'au jour où, sur un coup de tête, un instant de néant comme celui qui précède une nouvelle cigarette, j'ai repris un abonnement internet et même le haut débit, comme pour se perdre encore plus vite, se faire aspirer l'âme radicalement. J'en ai ressenti de la honte, profondément, comme si j'avais d'un coup renoncé à être moi, cet impétueux aventurier assis sur son cul paresseux. Je me suis alors senti indigne de cette belle mécanique, de ce que l'on appelait autrefois machine à écrire. Je me suis toujours dit, peut-être seulement pour sauver la face, que j'y reviendrais, un jour, plus simplement que la première fois, avec peut-être moins de passion, en tout cas sans l'intransigeance de l'extrémiste que j'étais, tranquillement. Et ma poubelle? Je l'ai vidée, quand j'ai déménagé. (Pendant des années, j'ai gardé ce sac en papier kraft sous le bureau, pour me rappeler mon échec, mon indignité, mon renoncement, ma bêtise.)

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