dimanche 20 février 2011

J'ai hésité quelques secondes entre Bach et Billie Holiday. Puis c'était évident qu'il fallait Billie Holiday. Tout doucement, pour accompagner. Il était autour de minuit. C'est tellement doucement déchirant, Billie Holiday. C'est ce qu'il fallait. Le silence n'était pas envisageable, à ce moment. J'avais ouvert un peu la fenêtre, pour qu'elle ait un peu d'air. Peu de temps avant, ses petites plaintes étaient devenues tellement déchirantes que je m'étais enfin décidé. J'ai commencé à composer le numéro des urgences bien trois ou quatre fois avant de pouvoir le terminer. C'est difficile. Mais ce n'était plus possible. Ses pattes étaient de plus en faibles. Plus rien ne fonctionnait. Rien ne rentrait. Rien ne sortait. Quand j'ai parlé au téléphone, il me semble qu'elle m'a compris, avec ses grands yeux qui ne me quittaient plus. Quelques minutes plus tard, elle a fait une autre tentative pour se lever, pour aller vers sa caisse, en zigzaguant, tellement volontaire, comme pour me prouver qu'elle pouvait y arriver, que ce n'était pas encore le moment de fermer le rideau. Elle a gratté sa litière énergiquement, frénétiquement... A fait un long miaou déchirant. Je suis vite arrivé. Évidemment, rien n'était sorti... En faisant un pas vers moi, ses pattes avant se sont dérobées. J'ai juste eu le temps de la rattraper, l'ai vite portée jusqu'à sa couverture près du poêle. A peine l'y avais-je déposée qu'elle faisait une crise énorme, avec des gros spasmes bruyants dans la poitrine, ses pattes se raidissant et frappant à toute volée la tôle du poêle, avant de se figer sur le flanc, les yeux grand ouverts. J'ai cru qu'elle était morte, foudroyée, après un tel choc. Mais non. Elle respirait encore. Elle était même consciente. Je lui ai doucement caressé la tête, en lui parlant, ne cessant plus de regarder ma montre. Il m'avait dit qu'il fallait compter une demi-heure, le type, au téléphone. C'est long, une demi-heure. Heureusement, il fut là en une vingtaine de minutes, donc à peu près dix minutes après la crise terrifiante. Tout se passa très gentiment. Ma voix tremblait parfois, en posant des questions au type. (Je suis curieux.) Souvent, les cœurs malades mettent beaucoup plus longtemps à s'arrêter que les autres. Parce qu'ils sont habitués à lutter? (Il dut lui faire une seconde injection.) Alors que le type remettait sa sacoche sur l'épaule, je me suis baissé, ai pris délicatement le sac avec dedans ma petite Mouche toute molle, l'ai remise au type. C'était mon rituel à moi. (Une urne pour les cendres? Ah non merci. Dispersion dans la fosse commune c'est très bien. C'est ce que je choisirais pour moi.) Quand il l'a prise, je lui ai dit : Attention... doucement... Il est parti. J'ai ouvert toutes les fenêtres en grand. Ai fait brûler du papier d'Arménie dans tous les coins. Ai jeté la couverture. Vidé, nettoyé et remisé toutes ses affaires. Dès que je m'arrêtais, je me mettais à pleurer bruyamment. Pendant peut-être deux heures, je me suis activé. Revenant sur mes pas pour une broutille. Ah, ses cachets... Dans mon sac. Je les ramènerai lundi chez le vétérinaire. Ça, poubelle... Le cyclamen aussi... Quand je me suis couché, il ne me restait plus que quelques heures avant de partir au boulot... La couette sentait la Mouchette... Je changerai la housse demain... En fermant mes yeux brûlants, j'ai eu une sorte de vision... C'était dans la cour, chez mes grands-parents, à côté des clapiers qui autrefois avaient été les cabinets, qu'on appelait toujours les cabinets. Vers les cabinets donc, il y avait mon grand-père, assis sur une chaise de camping en toile avec des accoudoirs, tranquille, avec sa casquette sur la tête, sa roulée à la bouche. Mon père aussi était là, debout, les mains sur les hanches, en short, avec ses genoux cagneux... Ils étaient cool, me souriaient tous les deux... Puis Mouchette arrivait, la queue en l'air, tournait un peu autour d'eux avant de s'arrêter et de me regarder elle aussi... Quelques heures auparavant, en début de soirée, elle avait tant bien que mal réussi à sauter sur le canapé et à venir se coucher sur moi. Elle m'avait même tendu la patte. Elle avait même ronronné tranquillement tandis que je la caressais et lui parlais. Un long moment, peut-être une heure. On avait alors un peu réussi à mettre de côté toutes nos misères. Un dernier moment parfait. Ça dure ce que ça dure, je lui avais murmuré, ce qui compte c'est le moment, c'est maintenant... Elle semblait d'accord avec moi... Juste pour ce moment, je n'en veux plus à mon vétérinaire de me l'avoir rafistolée sans m'avoir demandé mon avis et rendue toute moribonde, à l'essai... Même si ça m'a coûté deux nuits blanches et deux grises sur quatre... Elle a dormi, la plupart du temps, paisiblement, sur mon lit, ou sur sa couverture près du poêle... Et puis elle est morte à la maison, dans son environnement, pas dans une clinique qui ne sent pas bon, avec toutes ces bêtes malades... Et puis j'étais là, à chaque miaou... Avec des caresses, des paroles, j'arrivais à la soulager de sa détresse, je crois... Ça marche pas, qu'elle me disait... Ben oui, ma cocotte, je vois bien... Le lendemain, aujourd'hui, je suis parti bosser, dans mon cinéma, j'avais dans la tête my old flame, Billie Holiday, 1944, toute la journée. J'étais épuisé, toute la journée. J'ai marché, toute la journée, en zigzaguant, comme Mouchette hier. Dès que je m'arrêtais, me posais, les larmes me montaient. J'ai fait un décadrage sur Au delà, de Clint Eastwood, ce qui ne m'arrive jamais. On m'a prévenu au talkie. J'ai dû y retourner en vitesse, en zigzaguant. Enfin, la journée s'est terminée. Je suis rentré, en zigzaguant. Un moment d'absence : ah ben j'vais retrouver Mouchette... Ben non... Derrière ma porte verte, plus de miaou... Je suis arrivé, j'ai tout de suite changé la housse de couette, ai voulu ensuite passer l'aspirateur, mais mes jambes flageolaient... Alors, stop... Repos... Je me suis fait du thé... Dans la salle de bain, j'ai vu des empreintes de pas de Mouchette, allant vers où il y avait sa caisse... Non, un autre jour... Je me suis effondré dans mon canapé, ma théière à portée de main, emmitouflé dans ma vieille couverture pleine de trous, me suis mis Billie Holiday... My old flame... I can't even think of his name... But it's funny now and then... How my thougths go flashing back again... To my old flame...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire