J'ai aimé, 20 ans plus tard, revoir let's get lost. Il y a 20 ans, je n'avais vu que le délabrement, Chet Baker en phase terminale, je l'avais trouvé sordide, pathétique, peur constante que son dentier se décolle au milieu d'une chanson, j'étais ressorti du cinéma tout poisseux, misérable. Aujourd'hui, plus du tout. Un film sans fard, riche de points de vue, tendre. Chet Baker magnifique du début à la fin, égoïste, doux, malheureux, manipulateur, à bout de souffle, un attachant salopard tout écorché, un type qui au début avait une tête de cow boy et d'indien à la fin, un vrai rebelle sans cause mais avec trompette qui était un peu aussi sa canne. Toutes ces femmes magnifiques dans sa vie, toutes très différentes, la douce, la chienne, la maman et la putain... J'ai toujours aimé Chet Baker, profondément. C'est un peu Billie Holiday en garçon, quand il chante. Parfois, même, si on ferme les yeux, on dirait une femme. Chet Baker était trompettiste et chanteuse de jazz. Et puis il n'était pas plus délabré à la fin qu'au début. Il était comme ça. S'il n'avait pas existé, Miles Davis n'aurait peut-être pas joué comme il a joué. Si Miles Davis n'avait pas existé, ça n'aurait absolument rien changé, pour Chet Baker. Dès qu'il l'a entendu, Charlie Parker a voulu jouer avec ce petit blanc édenté. Les princes de la défonce. Sa drogue préférée? Celle qui fait peur à tout le monde, le speedball, un mélange d'héroïne et de cocaïne. Il dit ça comme il dirait qu'il aime la glace à la pistache. Il n'a pas appris à jouer. On lui a mis dans les mains une trompette, il a trouvé ça chouette, rien de plus, rien de moins, il a soufflé dedans. Il est mort en tombant du balcon d'une chambre d'hôtel à Amsterdam. Ça lui va bien, finalement. Il est tombé, c'est tout... dans un moment d'égarement, une absence... Il n'a peut-être même jamais eu conscience qu'il tombait tellement tomber lui était naturel. Je l'imagine mal se mettre à battre des bras et des jambes dans le vide en hurlant comme un indien qui tombe d'une falaise dans un western... Non, il devait être assis sur la rambarde, pensif, on dira... et il a basculé, doucement, presque au ralenti, avec cette même expression que sur la photo, qu'il a gardée tout du long, une cigarette continuant de se consumer entre le majeur et l'index jusqu'au moment peut-être où la brûlure le fera sursauter, se tenant à sa trompette avec l'air de se masturber, juste un peu décoiffé peut-être, la mèche au vent... Have a good trip Lady!
lundi 15 décembre 2008
dimanche 14 décembre 2008
Elle n'a pas voulu que je garde de photos d'elle. Ça m'a tellement blessé, sur le coup, que j'ai jeté toutes mes photos, à la fois désolé et soulagé de me débarrasser de son image, même quand elle était très jolie, après sa douche, vêtue d'une simple serviette, plus une deuxième autour de la tête en turban, se brossant les dents, me regardant de façon tellement étrange, à la limite de la sauvagerie, la bouche moussue de dentifrice, c'était le dernier jour... J'en ai "oublié" une. Ce n'est qu'une main. Une main gauche, en plus. Je ne suis même plus sûr que ce soit la sienne. Elle pourrait être sortie d'un tableau de la renaissance. C'est pour ça que j'ai "oublié" de la jeter. Pour moi c'est plus qu'un simple membre appartenant à quelqu'un qui m'a fait quelque chose. Il faut dire que j'ai toujours beaucoup aimé les mains (ainsi que les pieds d'ailleurs) qui en disent parfois plus que les visages, qui disent en tout cas autre chose que le visage ne dit pas forcément, un truc mystérieux, pour moi, pas vraiment racontable, quelque chose qui nous échappe, qui nous émeut, de très ancien. Ça ne ment pas, une main... Quoique... en y réfléchissant... je n'en sais trop rien... Moi, par exemple, tellement focalisé sur les mains (et sur les pieds, qui sont aussi des mains, des mains qu'on aurait oubliées...) il m'est sans doute très souvent arrivé de les mettre en scène, mes mains, pour qu'on sache enfin mais de façon discrète quel type formidable je suis, de quelle nobl'âme je suis doté, même si certainement personne n'a remarqué mon petit théâtre de mains... Je suis un poseur, ça s'est sûr, à ma façon, je fais avec mes doigts à peu près ce que Cyd Charisse faisait avec ses jambes... Elle est sacrément belle cette main, en tout cas, je trouve, même si on peut finir par la trouver monstrueuse, si on la regarde trop longtemps, trop intensément. On croirait un être vivant à part entière. Je pourrais écrire des milliers de pages, juste sur cette main, ce que je vois, ce qu'elle me dit, ce qu'elle m'apprend sur le monde, sur la vie. Je pourrais presque la saisir (je sens qu'elle a froid) pour la réchauffer, je sens son faible pouls. Peu importe finalement qu'il y ait un bras, dans le prolongement, et même un corps tout entier et une personne qui l'habite. Elle me parle, cette main, elle m'est chère, en elle-même. Ce n'est pas une photo d'elle. Ce n'est pas son image. Dans ce sens, j'ai respecté sa volonté, même si ce n'était peut-être que simple méchanceté impulsive de sa part, pour se venger, pour me blesser, je me suis dit. Ce n'est pas un souvenir, même si je me souviens du jour où je l'ai prise, la photo. C'est une main. Elle prend bien la lumière. A un endroit, on dirait presque qu'il y a un miroir. (Qu'y a-t-il dedans?) Elle est vivante, cette main... Ça me rappelle le jour où j'ai bu un café à une buvette en bord de Saône, en face du Palais de Justice, à côté du premier greffé des mains, quand il est revenu à Lyon pour les rendre. Vos mains, vous pouvez les reprendre, je n'en veux plus, elle ne me vont pas du tout, je les ai même en horreur, si vous voulez savoir... Il semblait soulagé, on pouvait même dire qu'il rayonnait, avec ses deux moignons qu'il agitait devant lui comme des trophées. Il ne s'était jamais habitué à cette présence étrangère. (Je ne sais pas ce qu'ils ont fait des mains, après...) C'est tellement personnel, intime, une main... Tiens, je verrais bien les mains d'Orlac, je ne l'ai jamais vu, j'ai toujours eu envie de le voir, je suis sûr que c'est bien...
samedi 6 décembre 2008
Pour moi aussi la vie est une succession de plans séquences liés par des fondus au noir qui sont comme de longs clignements de paupières. Parfois les personnages sortent du champ et on ne les suit pas, car ils ne faisaient que passer. Stranger than paradise. Il y a quelque chose de préraphaélite, dans ce film. Je pense à Giotto, je ne sais pas pourquoi. Et à Ozu. Aux films Lumière aussi. Quelque chose de primitif, de primordial. Un film qui ne ment pas, dans un monde où Griffith et Eisenstein n'auraient jamais existé. Et pourtant un film très moderne, quand il est sorti, je me souviens, et encore aujourd'hui. C'est comme si Giotto avait vécu deux siècles plus tard et avait malgré tout peint de la même façon. C'est un peu tiré par les cheveux, oui, c'est même un peu n'importe quoi. Le cinéma n'est pas la peinture. Et Jim Jarmusch n'est pas Giotto. C'est peut-être son plus beau film. Je ne l'avais pas revu depuis sa sortie. Ça me rappelle un autre road movie. On était partis d'Annecy en deux chevaux, pour aller à Genève, en hiver. Aurélio conduisait. Anne était très jolie genre Marina Vlady et s'était mise à chanter une chanson d'Edith Piaf. Moi j'essuie les verres, au fond du café... J'ai bien trop à faire, pour pouvoir rêver... Nos cols étaient remontés, car il faisait froid. On était au bord de l'ennui, mais juste au bord et ça avait quelque chose de magique. Comme dans stranger than paradise. Il ne se passe pas grand chose en fait, mais on est bien, non? On se croirait un peu dans stranger than paradise, j'avais dit. Ils m'avaient regardé d'un air blasé. Et ils n'avaient pas tort car dès que j'avais le cul dans une voiture je disais : on se croirait dans stranger than paradise. Sauf que cette fois, c'était vrai. Et Giotto, il faisait des road movies? Ah... foutez-moi la paix... D'ailleurs oui, il en faisait, et pas qu'un peu, si vous voulez savoir... Les meilleurs road movies que j'ai vus, c'est Giotto qui les a faits, pour en finir avec cette histoire.
mardi 2 décembre 2008
Je ne me souvenais pas qu'Alice dans les villes était un si beau film. Je l'avais vu à vingt ans et m'étais un peu ennuyé. Plus de vingt ans plus tard c'est comme si je le voyais pour la première fois. Ce que faisait Wenders, quand il faisait encore du cinéma... Un film plein de grâce qu'on peut voir sous des angles très différents, un road movie, un film sur l'enfance perdue retrouvée, sur l'abandon, la quête de soi, des paysages avec des gens dedans... Il y a une liberté, dans ce film, une allégresse, une jeunesse... Il a plus de trente ans, ce film... Dans un motel, on the road, au début, à la télé, on passe young Mr Lincoln, de john Ford, entrelardé de publicité, de tout et de n'importe quoi, une espèce de bouillie visuelle et sonore... A la fin, dans un train pour Munich, on apprend dans le journal que John Ford est mort. C'était en 1973. Ça sonne un peu comme "Dieu est mort". John Ford est mort, ça fait drôle d'apprendre ça, après ce long périple, c'est un peu la conclusion du film, John Ford est mort... dans la fiction, dans la réalité... Et alors? Et alors rien, il est mort, c'est tout... Qui ça? John Ford... celui qui a fait young Mr Lincoln, entre autres... Il aimait beaucoup les paysages lui aussi, surtout le désert, il filmait sans arrêt les mêmes montagnes, les "mitaines", que l'on voit partout, comme une signature... Alors, ils chevauchent deux ou trois jours, se retrouvent de nouveau devant les "mitaines"... Bien... Alors, les "mitaines"... elles se déplacent?... Peut-être, oui... Ou bien ils n'ont pas avancé d'un centimètre, même à bride abattue... Ils étaient sur des chevaux en bois... Les paysages, finalement, c'est dans la tête...
lundi 1 décembre 2008
Quand je suis arrivé à Lyon, il y a 12 ans, j'ai remarqué un type qui traînait toujours dans les rues de St Jean. Il était toujours avec son sac à dos, ses lunettes de soleil d'alpiniste, ses cheveux longs, semblait connaître tout le monde. Un peu plus âgé que moi. Je m'étais dit que ce type était dans la rue par choix de vie, par philosophie, car il semblait bien vivre. Il ne faisait jamais la manche, il y avait toujours quelqu'un pour l'inviter à manger, lui payer un coup, il semblait avoir de la discussion, être sympathique, soigné. Puis je ne l'ai plus vu. Je l'ai retrouvé bien des années plus tard, quand j'ai changé de quartier. Maintenant il fait la manche dans ma rue, juste à la sortie du supermarché, il a souvent une bouteille à la main, titubant, parle tout seul en faisant des grands gestes, parfois même il insulte les gens. Il a pris un coup de vieux. A moitié édenté. Ses vêtements sont sales. Plus personne ne s'arrête. Parfois, quand je croise son regard, j'ai l'impression qu'il me reconnaît et qu'il a honte, ou alors il me toise, narquois, car je passe avec mes courses, sur le chemin de mon petit chez moi petit bourgeois. Il y a quelques jours, il m'a demandé un euro et je lui en ai donné deux, je lui ai demandé si ça allait, s'il n'avait pas trop froid, dehors. Il est alors parti dans une tirade sur les gens qui... "s'introvertissent, quand c'est l'hiver..." comme il a dit. On a échangé quelques mots. J'ai eu l'impression qu'il était rassuré de sentir que je ne le méprisais pas, que je lui parlais normalement.