jeudi 22 août 2013

Le Troisième Gendarme, le jeunot, le tendre, le maigrichon aux genoux cagneux, celui qui n'avait rien à faire là, c'était mon père. Je me demande encore pourquoi il a décidé un jour de se glisser dans la peau du gendarme, même si je le sais : c'était mieux qu'aller boulonner à l'usine, sur le papier du moins : meilleur salaire, sécurité de l'emploi, une famille à nourrir, même si quand il a commencé il n'y en avait pas encore vraiment, juste en projet, parce que c'était comme ça, la vie, on se mariait, on fondait une famille, il n'y avait pas à tortiller. Mais gendarme, quand même... Ses frères étaient devenus mineurs, comme le Père, ou imprimeurs, tourneurs fraiseurs... Et lui, le petit dernier, le Petch, gendarme... Quelle idée... Un enchaînement : le service militaire, la guerre d'Algérie, dans les bureaux, puis la gendarmerie, toujours un peu le même couloir... Une sorte d'inertie l'a mené là, dans ce costume, autour de cette table... Il n'avait rien à faire là, mais il n'aurait peut-être bien rien eu à faire non plus ailleurs, car il n'était fait pour rien peut-être et c'est ainsi que je me reconnais comme son naturel prolongement, moi qui pareillement ne suis fait pour rien, mais qui ai peut-être eu le luxe, ou la chance, ou le courage sait-on jamais même si je trouve qu'il ne faut quand même pas trop exagérer, de m'y tenir, à ce rien, de ne pas en tout cas me couler dans tel ou tel costume trop bien nettement taillé et me retrouver bientôt autour d'une telle table alors que je n'avais rien du tout à y faire et je me suis toujours alors grandement méfié des couloirs, surtout des longs couloirs, ai parfois même pris, à des moments cruciaux, quand la porte grinçante enfin s'entrebâillait, entendant dehors le chant du coucou, mes jambes à mon cou... Et là, ce costume, ça le grattait, ça l'engonçait, ça lui cuisait la nuque, il fallait le voir, quand il faisait la circulation... Il se forçait. À demeurer dans ce costume pas fait pour lui, dans lequel il se consumait, mais il n'en avait point d'autre, et il lui en fallait un. À parler fort, lui qui parlait si peu. À avoir un regard droit, lui qui toujours en dedans vacillait. Un gendarme, il fallait que ça fasse gendarme. C'était son identité. Quand vous étiez gendarme, vous ne l'étiez pas que 8 heures par jour. Vous l'étiez en permanence, même en congés, même en dormant, même en maladie, même en retraite, même en mort peut-être aussi. Je me souviens d'une fois, où il était rentré avec un œil poché. Un sourire plein de désarroi, encore tremblant, il avait dit cette petite phrase, comme une bonne plaisanterie, mais pas loin de pleurer, d'une toute petite voix : J'ai ramassé... Il avait été appelé pour une histoire de violences conjugales, la routine, un gros abruti bien sanguin et suant la vinasse qui torgnolait trop bruyamment sa femme... Mon père avait frappé à la porte... Le type avait frappé à mon père... Et maintenant, mon père tout pâle, flageolant, sur une chaise, dans la cuisine, avec son œil tuméfié, comme un petit... tout petit garçon, désemparé : J'ai ramassé... Le type a passé la nuit au cachot... Mais il n'y a pas vraiment eu de suites, à part pour mon père un arrêt maladie de plus pour dépression... Le type a dessaoulé, est reparti le lendemain, tranquille, sans doute un peu assoiffé, déjà peut-être brûlant de dérouiller sa femme... C'était pas grave, c'était pas le mauvais bougre, il avait juste un peu le vin mauvais... Il y a bien eu une sorte de procès, quelques mois plus tard, mais mon père, malade d'anxiété, a retiré sa plainte... Parce qu'il était gentil, ce gendarme, tellement gentil, on disait, dans le village... C'est vrai, qu'il n'était pas méchant, mais surtout il n'avait rien à faire là, mais vraiment rien du tout, ni autour de cette table réservée au vrais gendarmes, les gros, qui avaient toujours faim et soif, ni encore moins derrière cette porte... Parce que le gendarme, le vrai, le gros, il n'aurait pas ramassé... Le type l'aurait à peine poussé du doigt qu'il aurait en conséquence écopé  d'au moins quelques mois de vraie prison, avec quelques dents en moins et quelques côtes fêlées... Sauf qu'il ne l'aurait pas poussé du doigt, ni même regardé de travers... Il lui aurait peut-être seulement payé un verre...

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