lundi 26 août 2013

C'est un grand mystère. Je le regarde. Comprends qu'il en sait bien plus que moi. Il c'est à dire moi. Mais est-ce vraiment moi? Il semble lui aussi me regarder et le temps alors est aboli. Ça se passe maintenant. Dans ce maintenant douteux que je bricole ici. Il m'intimide. (Un peu.) Il sait. Et moi je ne sais plus rien. Que sait-il? Mais rien. Rien du tout. Il n'a pas encore les mots. Mais il sait. (Peut-être que ce sont les mots, qui ont tout embrouillé.) On lui a mis un bouquet de marguerites entre les mains. Pour la photo. Lui, il n'aurait jamais cueilli un bouquet de marguerites. Un bouquet... un bouquet... quelle idée... Il en aurait arrachée une, juste la tête, l'aurait mangée, plutôt. C'est d'ailleurs ce qu'il a fait, comme il a goûté l'herbe, comme il a goûté le petit escargot jaune, avec la coquille, une autre fois, puis bien plus tard l'essence de térébenthine ou le liquide pour nettoyer l'aspirateur qui ressemblait à du lait, sauf pour le goût. Il me regarde. Je le regarde. C'est comme s'il savait, à ce moment-là, qu'on avait rendez-vous, maintenant. [Gomme le langage, gomme l'expérience, gomme toute croissance, toute maturité, tout déclin et tout regret.] Te voilà. Me voilà. Tous ces insectes qui stridulent, les rampants, les volants... Les sauterelles qui bondissent, surtout, et que tu n'arrives pas encore à attraper. Ces gros insectes cuirassés qui approchent, viennent te chatouiller les pieds, inlassables topographes dont les antennes t'explorent et t'enregistrent comme une soudaine et mystérieuse montagne, qu'un jour ou l'autre ils coloniseront. La puanteur des marguerites. Le bourdon entêtant des lignes à haute tension. Comme un insecte géant qui l'émet. Tu ne le vois pas mais il est quelque part, au loin, comme une menace, un présage sombre, et il englobe tout. S'il n'y avait pas tout ce tintamarre des insectes et le froufrou des herbes, ce serait le silence, ce bourdon. Je te regarde. Tu me regardes. Qu'es-tu devenu? sembles-tu me demander. Tu vois bien, je te réponds. Mais tu n'es pas sarcastique. Tu ne me fais pas non plus la leçon. Ou alors la leçon qu'il n'y a pas de leçon. Je m'aperçois bientôt que ma position n'a pas changé, sauf que je suis dans mon canapé, mon canapé qui est rouge, comme ce bout de tissu que je possède encore, mon territoire d'alors, rouge, plein d'yeux, qui sera peut-être aussi mon linceul, les jambes nues, en caleçon, étendues, la gauche un peu repliée, en miroir, une cigarette au lieu des marguerites, juste un peu plus avachi. (Ma vie est un long... lent avachissement.) Peut-être même que tu attendais ce moment où on aurait la même posture, la seule posture acceptable, et finalement le même demi-sourire, le même regard.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire