samedi 28 juin 2014

Lech dort... Tu croyais que j'étais mort? Hein? C'est ça? Que je ne reviendrais plus?... Eh bien non, je suis encore vivant, un peu, au moins un peu, peut-être même un peu plus qu'un peu, et je suis là, en somme... En somme de quoi?... En somme, comme Lech, ce jour-là, en somme... Lech?... Mais peut-être pas Lech... Qu'est-ce que j'en sais, moi... Scarface... Mais pas du tout terrible comme l'autre... Un scarface endormi... Il cuvait, oui, sans doute... L'ai revu, l'autre jour, titubant, dans la rue, pas du tout terrible comme l'autre, gentil plutôt même, gentil abruti, souriant, paisible, il me salue en passant, bon voisin, Lech, en somme... ou pas Lech... Polonais, pas polonais, qu'est-ce que j'en sais moi... Il aurait été français, je l'aurais appelé Jean, parce que Lech c'est un peu comme Jean, là-bas, en Pologne, non?... un prénom très courant... si on peut dire... Mon père s'appelait Jean, c'est peut-être pour ça aussi que je l'appelle Lech, l'autre, je me dis, Scarface, parce que mon père aussi il en avait une, de cicatrice, mais sous le nez, lui, une chute de vélo, quand il était jeune et gravissait et dévalait les cols en souriant, parce qu'il avait été jeune et avait gravi et dévalé moultes cols, en souriant, mon père, Jean, quand il était insouciant, jeune abruti, Scarface lui aussi... Lech, lui, plutôt un coup de couteau, je me dis, mais peut-être pas... en se rasant peut-être seulement, et peut-être pas Lech d'ailleurs, ni encore moins polonais... Tu sais, toi?... Moi, je ne sais rien... Lech... Jean... Scarface... Je le revois, dans la rue, titubant, arrachant le cellophane d'un paquet neuf de cigarettes américaines, son luxe à lui, peut-être son seul luxe... Dans le pire des marasmes, on s'en grille une, ça va tout de suite beaucoup mieux, même avant de monter à l'échafaud, c'est un sursis, avec le petit gorgeon, une petite déchirure dans l'espace-temps dans laquelle se blottir, par laquelle s'évader un moment, l'éternité peut-être, j'ai bien connu ça... autrefois... et maintenant je suis peut-être mort, alors, quelque part, ou au moins je n'ai plus cet élan, cet élan que j'avais... vers la prochaine cigarette... ce qui me tenait... me faisait avancer... vers la prochaine cigarette... Fumer, c'était toute ma vie... J'ai même écrit un livre, un gros, très raté, mais sans aucune rature, en laissant toutes les fautes, toute la faute, d'un trait, autrefois, au crépuscule de ma triste jeunesse : Apologie de la fumée... Et maintenant, alors, je vais où? Et pourquoi? Et comment?... Je n'ai plus de sursis... Plus vraiment de refuge ni d'espoir ni de rêves... Alors oui, je respire beaucoup mieux, je suis même en très grande forme, grosso modo, mais pour quoi faire?

lundi 19 mai 2014

Mon père me regarde. Ma sœur aussi me regarde. Ma mère et moi, on regarde ailleurs, là-bas. La mer? On snobe le photographe. Un étranger? Une connaissance? Dieu? On ne pose pas, nous. Ou alors, on pose vraiment. Mais mon père me regarde. Et alors je regarde mon père. Sa tête. Il avait cette tête-là. Même à la fin, il avait cette tête-là. Et ces pieds. Je regardais ses pieds. Je regarde toujours ses pieds. Mon regard attiré par ses pieds. Ses pieds étaient étranges. Me fascinaient. Des ongles de gros orteils démesurés. Comme des télés. Des drôles de pieds. Même à la fin, il avait ces pieds-là et je continuais d'être fasciné par ses pieds. Même mort, il avait encore ces pieds-là et je fixais encore ses pieds, quand il n'était plus qu'une sorte de bête empaillée grisâtre... jaunâtre... je ne sais plus... sur le lit... Des ongles de gros orteils comme des télés. Des pieds vraiment étranges. Je n'en ai jamais vu de pareils. Ni même de comparables. Ses pieds. C'étaient ses pieds à lui, rien qu'à lui. À mon père. C'était lui, ses pieds. Sa tête, ses pieds, voilà ce qu'il me reste, surtout. Les pieds de ma mère, à côté, semblaient mous, sans nerfs, sans âme. Ceux de mon père étaient noueux comme des branches d'olivier, avec des ongles comme des télés. Mais c'étaient de bons pieds, je me disais, je me dis encore, des pieds d'honnête homme, de gentil. J'aimais les pieds d'honnête homme de mon père, noueux, torturés comme des branches d'olivier avec au bout des télés. J'ai dû jouer longtemps à les lui tirer, pincer, chatouiller et ça le faisait râler gentiment, parce qu'il n'aimait pas qu'on lui touche les pieds, mon père, ses pieds noueux, comme si ça lui faisait mal, comme s'il avait concentré toutes ses souffrances dans ses pieds, on n'imagine pas la souffrance d'un olivier et je ne peux pas me souvenir de mon père sans me souvenir de ses pieds, sans revoir exactement ses pieds, ce qu'exprimaient ses pieds. Et puis sa tête. Sa bonne tête. Des souvenirs me remontent. Il me regarde. Il est venu me chercher, tard le soir, vers les minuit, en voiture, à la gare, je suis en permission, il me regarde alors pour la première fois comme un homme, même si je suis toujours son gamin, on peut enfin partager quelque chose de vraiment viril : l'armée, je n'ai d'ailleurs peut-être fait l'armée que pour ça, pour me rapprocher un peu de mon père, pour vivre cet unique moment : descendre tondu d'un train à minuit et le voir sur le quai à m'attendre, peut-être était-ce aussi un peu pour ça que je me suis mis à fumer, très jeune, pour me rapprocher un peu de mon père, cet étranger tellement familier, je suis content de le retrouver, de le voir sur le quai à m'attendre  — ma mère, elle, m'attendait plutôt dans la voiture devant la gare — depuis le temps que j'étais coincé à la caserne, toujours plus ou moins consigné, on se sourit de loin, on est émus, c'est le meilleur moment, quand on s'aperçoit et se rapproche, un sourire qu'on a du mal à enlever tellement on est contents de se revoir, depuis le temps...

mercredi 14 mai 2014

Lech dort. Je l'appelle Lech, même s'il ne s'appelle sans doute pas Lech, car je suppose qu'il est polonais, même si je ne suis pas certain qu'il soit polonais, parce que je me dis qu'il lui faut un nom et que Lech, pour un Polonais, ça sonne bien polonais, un peu comme Jean pour un Français, Lech, donc je l'appelle Lech, un Polonais, mais peut-être pas un Polonais, mais peut-être que si, en tout cas c'est ce que je me suis dit quand je l'ai vu : un Polonais, et j'ai eu besoin alors de lui donner un nom, un nom de Polonais : Lech, pour qu'il ait un nom, qu'il ne soit pas juste un Polonais, s'il s'agit bien d'un Polonais, ou un clodo. Et donc, Lech dort. On l'a trouvé comme ça en arrivant. On s'est demandé au début si vraiment il dormait, s'il n'était pas plutôt mort. Mais non, tu vois bien, j'ai dit à mon collègue, il ne serait pas comme ça, s'il était mort. Mais je me suis quand même approché pour voir s'il respirait. En effet, il respirait, et même paisiblement, il dormait. On n'a pas osé ouvrir la grille, de peur de le réveiller. De toute façon, personne ne vient, dans ce cinéma. On a donc laissé la grille fermée et Lech, appelons-le Lech, a pu ainsi continuer à dormir. Parce que le jour, c'est souvent mieux, pour dormir. On est plus en sécurité, le jour, on risque moins de se faire tabasser et dépouiller quand on dort. La nuit a sans doute été longue, pour Lech. Il cuve, peut-être? Peut-être. Alors on a fait comme d'habitude, c'est à dire pas grand chose. (Deux ou trois spectateurs se sont quand même faufilés.) Dans l'après-midi, on s'est rendu compte que Lech n'était plus là. Alors on a ouvert la grille.

mercredi 7 mai 2014

Je suis confus. Toutes mes élucubrations tombent à l'eau. Évidemment, je pourrais faire comme si de rien n'était. Et ça vaudrait peut-être mieux. Parce que l'idée me plaisait bien, que ma mère cadrait bien les photos et que mon père, lui, le pauvre, ne savait pas, était même désarmé, voire même qu'une sorte de frayeur biblique l'inondait quand il fallait prendre une photo, parce que les photos, c'était l'affaire des femmes, il fallait des fleurs, c'était à chaque fois un peu le jardin primordial, et caetera... Et pourquoi pas des pommes?... Oui... Parce que tout reposait sur cette photo, que j'attribuais à mon père... C'était même ma plus grande découverte, cette photo, dans la boîte de diapos, dans la cave de ma mère, 45 ans plus tard... Ma mère, en maillot de bain, sur la plage, en 69, année érotique... Son corps... Rien que son corps... Enfin un regard un peu sexuel, je m'étais dit, de mon père pour ma mère, moi qui de toute ma vie ne les avais jamais entendus ni vus ni même imaginés faire quoi que ce soit de sexuel, même pas une petite langue, une petite main, un petit doigt, rien... Enfin, cet obscur objet du désir, je m'étais dit, sacré papa... C'était d'autant plus troublant qu'il lui avait coupé le visage, ne gardant que la bouche... Pas non plus de mains, et juste un pied... façon statue antique... Il n'avait gardé donc que l'essentiel... le Sexe... Quelque chose de maladroit, de spontané, de sincère, m'émouvait terriblement là-dedans... Jusqu'au moment où j'ai vu que derrière ma sœur, à la tête également coupée, se tenait un autre personnage, un genou et un bras que je n'avais pas remarqués tout d'abord... mon père... qui ne pouvait donc plus être l'auteur de la photo, puisqu'il était partiellement dessus... Mais alors... qui?... Il suffit évidemment de chercher celui qui n'est pas sur la photo... Alors, donc... Peut-être ma première photo, alors, à l'âge de trois ans... Je coupais déjà les têtes... J'ai toujours coupé les têtes il faut dire... Encore dernièrement — mais j'y reviendrai, une autre fois — il était question d'une tête coupée... Comme si le coupage de têtes avait toujours été ma préoccupation, mon grand intérêt dans la vie et peut-être même ma passion... (J'entends encore Fernandel : Tout condamné à mort aura la tête tranchée...) Sauf que là, les têtes,  c'étaient celles de mes parents, de ma sœur... la famille... ma famille... Est-on, à trois ans, conscient de couper des têtes?... Peut-être ma première photo, donc, peut-être aussi ma meilleure. Par la suite, je n'ai peut-être jamais cessé de vouloir reproduire cette image primordiale.

vendredi 2 mai 2014

La seule beauté qui compte est celle qui ne se sait pas. Les choses sont parfois très simples. Il faut centrer à peu près son sujet. C'est encore mieux s'il y a des fleurs. Et la grâce de l'instant, si grâce il y a. C'est je présume ma mère qui a pris la photo. Mon père, lui, aurait cadré différemment. (Mais j'y reviendrai, une autre fois, à comment mon père aurait cadré, à comment mon père cadrait, plus chaotique, plus contemporain si on veut, quand ma mère, elle, avait une conception très structurée, très classique de l'image.) Le jardin. L'éternel Jardin. C'est toujours à peu près la même histoire. Celui qu'on a perdu. Celui qu'on aimerait retrouver peut-être. On remet en scène comme on peut le Jardin, voilà. C'est ce que disait ma grand-mère, aussi, quand on allait prendre une photo : Au jardin, un coup de peigne et au jardin... Les hommes, eux, ne prenaient pas de photos, à moins qu'on ne les y contraigne et dans ce cas c'était à la sauvette, sans méthode, avec effarement peut-être, d'où ces cadrages bizarres, ils ne savaient pas s'y prendre, ça n'était pas leur domaine, la mise en scène, le cadrage, pauvres acteurs, mais j'y reviendrai, une autre fois... Les images, prendre les images, c'était souvent l'affaire des femmes et on peut se demander pourquoi, surtout quand revient toujours le thème du jardin, avec des fleurs, donc, parce que s'il n'y avait pas eu de fleurs ça n'aurait plus été la même chose, parce qu'une bonne photo, il fallait qu'il y ait des fleurs, c'était comme ça et moi je dis que ce n'était pas seulement pour faire joli, pas seulement pour qu'il y ait des jolies couleurs sur la photo, mais que c'était aussi et même surtout à cause du Jardin, celui qu'on avait perdu, ou qu'on croyait avoir perdu, le Jardin perdu, alors, oui, celui de la Genèse, de toutes les genèses, y compris de la mienne alors... C'était donc souvent l'affaire des femmes, prendre les photos, avec des fleurs si possible. Les hommes, eux, n'auraient jamais cherché un lieu avec des fleurs, n'auraient jamais eu ce soucis du Jardin, comme s'ils l'avaient oublié, ou refoulé trop loin. Les femmes, elles, avaient besoin de faire cette mise en scène, d'opérer ce retour, on peut se demander pourquoi. Toute photo, idéalement, devait être prise dans un jardin, voilà, dans Le Jardin. Je trouvais ça stupide, autrefois, vulgaire, souvent d'une grande laideur. Je me rends compte, aujourd'hui, retrouvant cette image qui dormait depuis 45 ans dans une boîte, que c'était tout le contraire.

jeudi 24 avril 2014

Tu croyais peut-être que je ne reviendrais plus? Que c'était fini?... Mais je reviens toujours. Fluctuant comme la mer, je vais et viens sans cesse... Et rien jamais n'est fini. Comment ce qui n'a jamais vraiment commencé pourrait alors finir?... Il est vrai cependant que je ne suis plus tout à fait le même homme... Je suis retourné voir ma mère. Ravie de me voir plus fumant du tout mais vapotant abondamment comme la machine à Papin. J'ai troqué mon paquet de tabac contre toutes sortes de fioles nicotinées, bien plus drogué qu'avant, flairant en permanence mes drogues sur mon embout, mes doigts. Ma mère m'a alors accueilli tel le fils prodigue revenu de 35 ans de tabagie et me voilà envoyant d'énormes nuages de vapeurs de havane dans la cuisine, dans le salon, moi qui jadis avais à peine le droit de fumeroller coupablement mon tabac de pauvre, été comme hiver sur le balcon. On va rendre visite à ma sœur. Me voilà vautré sur son canapé, complètement dans les vapes à m'envoyer voluptueusement ma nicotine. Comme c'est bon... Il m'aura fallu un peu plus de deux semaines pour décréter définitivement la vapeur supérieure à la fumée... Encore plus drogué qu'avant... Mais femme actuelle dit que c'est bien... Parfois stupéfait, voire bouleversé, j'ai retrouvé ce que je ne soupçonnais pas avoir perdu : goût, odorat, souffle, sommeil... À un moment, sur le canapé, ma sœur pose longuement sa main sur la mienne. Je la regarde. Elle a vieilli, sa main. La mienne aussi. On a vieilli... Le lendemain, dans la cave de ma mère, je trouve une vieille boîte de diapos : Été 69. C'était donc il y a 45 ans... 45 ans... Je ne les connaissais pas, ces photos... Ça m'émeut... Entre ma mère et ma sœur... Cet instant a eu lieu...

mardi 1 avril 2014

Le Clochard Noir est revenu. Il revient toujours. On l'oublie. Puis il revient. Il se pose là. Les autres se posent plutôt entre les poteaux. Lui, c'est à l'angle du mur qu'ils se pose. Les autres mendigotent. Lui, jamais. Entre les pierres du mur il cache parfois des petites choses, des bouts d'allumettes brûlées, d'autres petites choses, on ne sait pas toujours quoi, des tout petits paquets douteux qui contiennent on ne sait pas quoi, on ne veut pas savoir quoi. C'est lui, le Clochard Noir, qui avait préféré mon mégot puant à une cigarette toute neuve. Parce qu'il ne mendie pas. Il fouille les poubelles, pour y trouver sa pitance et toutes sortes de choses. Et il ramasse les mégots. Mais il ne mendie pas. Mon mégot, il ne me l'avait pas mendié, avait même voulu le troquer contre une infâme, huileuse petite étiquette — peut-être de fromage de chèvre, je m'étais dit. Les autres, ceux entre les poteaux, mendient. Mais pas lui. Jamais. Il est juste assis là, à l'angle du mur, de ce mur où il cache des petites choses entre les pierres. Il ne parle pas. Jamais. Parler serait peut-être comme mendier. Et il ne mendie pas. Il ne regarde pas non plus les gens qui passent ou qui sont là, peut-être pour la même raison qu'il ne mendie pas. Il se pose là et reste des heures... des heures... sans bouger... comme en méditation... Sa puanteur atroce : aura putride — personne n'oserait, ne pourrait approcher à moins d'un mètre de cette abomination sans défaillir... Il n'y a plus que des fantômes, de toutes façons... Ils croient être vivants, mais ce sont des fantômes, il le sait bien, le Clochard Noir... Peut-être qu'à une époque il faisait partie lui aussi de ce monde de fantômes, n'en sachant rien. Puis il a su et alors il n'a plus rien voulu avoir à faire avec ce monde-là de fantômes et depuis il vit tout seul dans ce monde de fantômes, se nourrissant seulement de leurs déchets, lui peut-être le dernier des hommes.

samedi 15 mars 2014

Elle attend. Devant le cinéma. (Le cinéma miteux.) Se demande peut-être si elle fait bien d'attendre. Si elle ne serait pas mieux ailleurs. Ou alors à attendre quelqu'un d'autre. Ou alors personne. À une époque, peut-être, c'était encore romantique, d'attendre devant ce cinéma, mais maintenant : un trou à rats... Je lis : We are such stuff / As dream are made on, and our little life / Is round with a sleep. [Dit Shakespeare.] Ces lignes de Shakespeare ont fait jaillir de moi des livres entiers. [Dit Jean-Paul.] Et moi aussi. De moi aussi. Tous ces livres. Jaillis. Quand même. Mine de rien... Il y a des mites, vraiment. Qui se laissent massacrer dans des claquements de mains à s'arracher les jointures. (Applaudissements assassins.) C'est répugnant, les mites, laissent une poudre grasse dans les mains, dorée. Pas ou peu d'instinct de survie. On les extermine avec dégoût. Elles se laissent faire. Aucun plaisir alors dans le meurtre, pas comme quand on tue un moustique. Que du dégoût. Et une sorte de colère face à si peu de combativité. Et des rats. Et moi, là-dedans. Comme échoué. (Mât fracassé, voile déchirée — chiffon pendouillant — pas une pique d'air sans même parler de vent, mer de vieille huile de friture là-bas.) Je guette. D'un œil. Le Bon. Rêvasse. De l'autre, le Mauvais. Ou le contraire?... We are such stuff... Parfaitement... Chez moi aussi, pas qu'au cinéma, il y a des mites. Et des rats. (Ce n'est pas moi, flûtant, qui les ai ramenés du cinéma ou de chez moi au cinéma : la ville entière, pourrie, en est infestée.) J'entends, au plafond, que ça gratte, parfois même furieusement, un jour je me dis ils vont crever le plafond et tomber chez moi par grappes affamées. Et les mites. Bien grasses. Jusque dans mes rêves. Des rêves miteux. Mites géantes même parfois. Pas toujours. Il y a des périodes où elles reviennent, me bouffent un manteau, se remettent à grignoter le tapis. Je les avais oubliées, puis elles reviennent. Je les extermine. Les yeux furieux quand j'en choppe une. L'écrase alors lentement — masque haineux — entre deux doigts jusqu'à ce qu'il n'en reste rien, qu'une pellicule grasse, sale, sur mes doigts, ce qui était une vie, quand même... une vie... Les phéromones. Des plaques de glu. Elles viennent s'y coller. Le sexe. L'appel du sexe. Il n'y a que ça. Instinct de survie : zéro — tout pour le sexe. Elles ne pensent qu'à ça, si elles pensent. Et la fille, devant le cinéma, peut-être aussi, si elle pense. Pense-t-elle?... Ne plus acheter de vêtements en laine... Ne plus rien avoir en laine... N'avoir plus que des meubles en cèdre rouge... (Et puis c'est beau, le cèdre rouge, tu ne trouves pas?...) Reprendre un chat, un jour... Les rats grattaient moins, quand il y avait un chat... Printemps précoce : la ville sent des pieds... Les gens sourient, ils sont heureux, agglutinés, bourdonnant sous cette cloche empoisonnée, les gens... Et le soir, une fille attend, devant le cinéma miteux, dans son manteau en laine...