vendredi 21 février 2014

À chaque instant je meurs. Ça ne se voit pas. Je suis discret. Je meurs alors discrètement. Surtout après une nuit blanche, je meurs. Les sauces étaient un peu lourdes et je n'aurais pas dû boire de café. Les convives toujours les mêmes à la même table rejouant la même scène où tout le monde semble faire partie du même monde mais n'écoute jamais personne vraiment. Alors du bruit... du bruit... on te pose une question et au début naïvement tu crois — mais non, tu ne le crois pas vraiment — qu'on attend une réponse et bientôt ta voix peu convaincue finit par se perdre dans le bruit... Rien ne se dit... Il ne s'agit que de reproduire le plus fidèlement qu'on peut un moment de convivialité... Chacun est venu avec son texte, toujours le même texte, paresseux, toujours la même figure, juste un peu plus fatiguée que la dernière fois et un jour, plus tôt qu'on le croit, il n'y aura plus que des squelettes à la table, qui finiront d'eux-mêmes par se disloquer — d'abord la tête, le crâne, qui tombera par terre ou dans l'assiette ensaucée — puis en poussière... De la tendresse pour une personne t'oblige à en supporter trois autres que tu décapiterais volontiers si tu avais ton sabre... Tu t'imagines alors te lever et dégainer, sobrement, sans haine, juste pour retrouver le silence, ce recueillement dans ta caverne dans la nuit juste avec le sifflement du vent... Mais tu finis par sourire, par regarder la scène de loin, comme toujours... Ce n'est pas que tu les hais... C'est juste qu'ils te dérangent dans ton agonie... Ah... s'ils étaient morts... Tu pourrais en parler bien mieux... s'ils étaient morts... Et tu n'aurais plus à les supporter... Mais quelle scène, tu te dis, même si tu la connais par cœur... Une cinquième convive est arrivée au dessert... Tout le monde ou presque, comme il se doit, en a dit des horreurs avant qu'elle n'apparaisse — cette vieille peau, dix fois liftée, figée dans un sourire monstrueux, chroniqueuse mondaine, élue au conseil municipal, ça fait toujours un peu d'argent, comme elle dit... Elle aurait été belle, dans sa jeunesse, aurait eu tous les hommes à ses pieds... Tu te dis que si tu étais écrivain tu en aurais des histoires à raconter et que tu serais bien cruel sans du tout l'intention d'être cruel car au fond tu es peut-être bien tout le contraire de cruel... Comment ne pas blesser les vivants?... Parce que la vie est cruelle, c'est comme ça... Parce que les humains sont pathétiques, toujours, et même de plus en plus se rapprochant du tombeau... Quand on te propose un café tu hésites un petit peu puis finalement acceptes, pour voir si ça t'empêchera toujours de dormir, le café du soir, un test, car parfois les choses peuvent changer... Le sommeil, plus tard, aurait pu te laver de tout ça... Mais le sommeil n'est pas venu... Ah... s'ils étaient morts... comme tu te sentirais plus libre d'en faire des personnages, s'ils étaient morts, des pantins dont tu remuerais les ficelles... Tes misérables amours, aussi, si de telles envolées ont eu lieu, si de telles créatures ont eu corps, il faudrait qu'elles soient mortes, définitivement... Alors, tu pourrais être juste, si tout le monde était mort, si tout ça était mort... Il n'y aurait alors plus que toi, agonisant, dans ce monde fané... Tu leur rendrais justice, en fin de compte, les vengerais même de la vie... Ce serait évidemment un vaste mensonge dit par un démiurge mourant, sans postérité, un piteux théâtre tout déglingué de marionnettes et de fantômes... Puis le monde avec toi s'éteindrait, enfin... À moins d'avoir pris un café, peut-être, qui te priverait alors du Grand Sommeil, celui de plomb, sans rêves, sans ors, sans rien, qui te condamnerait à une veille éternelle dans les décombres, assistant à ton propre délitement infini... Ta conscience, puis l'humanité en toi, puis toute vie en toi, comme en dehors de toi, épiphénomènes — effroi, joie, douleur...  peu à peu s'effaceraient... Matière... énergie... Chaos... Cosmos si on préfère... voilà...

jeudi 20 février 2014

Tu entends? Il y a un merle, m'a dit tout à l'heure ma voisine, qui vient, tôt le matin, sur l'antenne télé, juste en face de chez vous. Un merle. Je ne l'ai jamais entendu. Il faut dire que je dors, le matin. Si je dors si bien, le matin, c'est peut-être bien parce qu'un merle vient se poser sur l'antenne télé juste en face de chez moi. Je n'entends que les pigeons, je lui ai dit, l'après-midi, ou les colombes, les tourterelles, souvent en couple, qui roucoulent, monotones, sans répertoire digne de ce nom. Les chauves-souris, aussi, un peu, la nuit, en meutes, qui tournoient, grinçant à vous glacer le sang, leurs ailes répugnantes qui parfois me frôlent quand je fume à la fenêtre, et pourtant si douces m'étais-je dit, ému, désolé, si gracieuses, ramassant la petite bête d'un noir luisant profond de velours qui avait envahi ma carrée — à l'époque où je vivais vraiment dans une carrée, ou plutôt un cube, pas très grand — soudain minuscule, fragile, elle qui semblait juste avant si grande, menaçante, déployée dans les airs, poussant ses petits cris, comme dans une nasse ne trouvant plus la sortie et que j'avais finalement dégommée au bokken, hiératique, d'un seul coup, net, fatal, sans haine, sous le regard fasciné, prédateur, tellement drôle, cruel et innocent de Mouchette, c'était ou elle ou moi... On était trop proches pour allonger le bras et se serrer la main, avec ma voisine, vers les boîtes à lettres, avec toutes ces poussettes de catholiques qui procréent à cœur joie saturant le passage — une même pour des triplés — alors je lui ai fait la bise, à ma voisine, pour une fois, qui est retraitée des postes, une gentille voisine, comme je les aime, qui se couche tôt, se lève tôt, ne fait chier personne. Son mari, aussi, moniteur d'auto école à la retraite, se couche tôt, se lève tôt, ne fait chier personne et je l'aime bien. Des êtres humains à mon goût... Un merle. Tôt le matin. Bon... Tu entends?... Pas le merle, non : ma voix... Elle se perd... Je sens qu'elle s'éloigne, ou qu'elle s'épuise... qu'à une époque on l'entendait encore clairement, distinctement mais que maintenant plus ça va plus elle s'éloigne, ou s'épuise... se perd... Tu ne trouves pas?... Je vais tirer des sous, voir où en est mon compte en banque, après toutes les factures... Ça va, je suis encore vivant... je peux alors me prendre une bouteille de whisky, un blended pas prétentieux, mais chaleureux, honnête, le même que boivent les deux copains anciens combattants de 14 dans this happy breed, de David Lean, et j'avais remarqué que l'officier japonais, dans le pont de la rivière Kwaï, partageait avec l'officier anglais le même whisky pas prétentieux que partageaient les deux copains anciens combattants de this happy breed et donc le même que parfois moi aussi je sirote, le soir, solitaire... du chocolat noir extra fondant, des dattes, en faisant mes courses, après être passé chez ma marchande de thé me réapprovisionner en Shui Xian, un wulong pas prétentieux, un peu rustique mais fin, honnête, chaleureux, un peu mystérieux aussi... évoquant un peu les sous-bois... les bords de l'eau... Fée des eaux, m'avait dit jadis ma marchande de thé, ma marchande de thé que j'avais une fois entendue parler de thé sur France Culture, pour dire, pas n'importe quelle marchande de thé, alors... et c'est même ma marchande de thé, qui n'était pas encore ma marchande de thé, seulement une marchande de thé, qui m'a donné le goût du thé, pas en l'écoutant à la radio, mais lors d'une conférence sur le thé avec dégustation où m'avait traîné une blonde... mais quelle blonde... radieuse... pas du tout une blonde ordinaire... sa petite culotte en dentelle, sur le tancarville, tellement émouvante, je m'en souviendrai toute ma vie... Thé de Narcisse, disent aussi quelques mauvaises langues, sauf que Narcisse il n'a jamais foutu les pieds en Chine... Sauf aussi que maintenant, elle n'y est plus, ma marchande de thé, dans la boutique de thé, même si je dis toujours que je vais chez ma marchande de thé... Maintenant, les marchandes de thé, elles n'y connaissent plus rien... Bref... Tu entends?... C'était ou ça ou souffler un moment dans mon saxophone... Je n'avais pas plus d'air que d'idées... comme d'habitude... ça vient ou ça ne vient pas... Juste fermer les yeux un moment... Le son détermine la phrase, comme disait Machin... J'ai hésité un moment entre les deux, paresseusement ai opté pour le moins fatigant...

mardi 18 février 2014

Je t'ai attendue, au bord de l'eau. Longtemps. J'imaginais que tu viendrais, par derrière, poser tes mains fines sur mes yeux. Mais tu n'es pas venue. Il m'est arrivé d'être triste, tellement triste et seul et nu comme les pierres au bord de l'eau. Peu à peu, au bout quand même d'un certain temps, des années, des dizaines d'années, mais peu à peu,  je n'ai plus su qui j'attendais, au bord de l'eau, ni pourquoi ni pourqui j'étais tellement triste et parfois aussi tellement vigoureux, d'une vigueur même égale à ma frustration, totale, absolue, jusqu'au Désespoir, ni ce que je faisais, au bord de l'eau, surtout que je ne faisais rien, au bord de l'eau, sinon attendre je ne savais plus qui, ni quoi, puis même plus attendre, juste être là. J'étais au bord de l'eau, voilà tout, toute une vie ou presque au bord de l'eau, j'ai grandi au bord de l'eau, j'ai aussi vieilli au bord de l'eau, même si je ne m'en suis pas aperçu aussitôt, m'étant peut-être cru jusque là immortel, incorruptible, je me suis vu, un jour, au bord de l'eau, plus l'enfant, mais le vieux, pas un vieux très vieux, mais quand même un vieux, un vieux même vieillissant et c'est comme si alors je n'avais jamais été entre l'enfant et le vieux et cette vision alors m'a assombri et alors aussi ma vision s'est assombrie. Le monde, peu à peu, s'était éteint, au bord de l'eau, en attendant je ne savais plus qui ni quoi, ou mes yeux alors s'étaient usés, avaient vieilli, mes yeux, et mon âme, alors, si ça veut dire quelque chose, assombrie. Fiat Nox, donc. Tu étais brune. Tu étais blonde. Tu étais rousse. Je ne sais plus. Si tu survenais, là, maintenant, je ne te reconnaîtrais sans doute pas. Mon chien, peut-être, lui seul, te sentirait et viendrait te lécher. Mais je ne me plains pas. Ne regrette pas. Car j'étais à ma place, au bord de l'eau, et je suis toujours à ma place, au bord de l'eau. Comme une bête des bois, j'ai vécu, ou plutôt comme une bête du bord de l'eau. Tout miroitait. Tout scintillait. Tout bruissait et murmurait. Au début. Des éclats me transperçaient. M'emplissaient. Je jouissais. De tout. Et je t'attendais. Pourquoi? Parce que. Parce que peut-être seulement ma semence qui débordait. J'ai répandu alors ma semence, au bord de l'eau. Longs filaments laiteux, voies lactées croissant et se diluant dans l'eau noire. J'étais le mâle du bord de l'eau ensemençant l'eau noire. Et ainsi, abondant mais stérile, j'ai vécu, au bord de l'eau, attendant, puis n'attendant plus. Ou alors c'était l'eau noire, qui était stérile. Ou alors elle et moi. Une vie bien remplie, mine de rien. Qui peu à peu s'est vidée. Je suis toujours là, au bord de l'eau. Je ne sais pas où j'irais, maintenant, après tout ce temps, toute une vie au bord de l'eau. Surtout que je m'y sens à ma place, au bord de l'eau, même si j'ai vieilli. Ma peau, mes dents, mes yeux... Même si tout s'éteint. Tout doit aussi s'éteindre ailleurs. Tout finit toujours par s'éteindre. Mieux vaut donc être là, au bord de l'eau, là où je suis né, là où j'ai grandi, là où j'ai vieilli, là où je mourrai, dans ce décor si familier qui est mon décor et peut-être même que je suis ce décor et que ce décor c'est moi. Il y aura encore quelques scintillements, quelques bruissements, quelques murmures et je serai là, au bord de l'eau. Je n'attends plus rien ni personne. Je n'ai plus d'impatience. J'ai cru longtemps qu'il fallait se remplir de la vie, se nourrir de la vie, en dévorer le plus possible, devenir le plus savant, le plus expérimenté, le plus gros possible, un obèse de la vie et qu'alors je ne savais pas vivre, que j'étais même un handicapé de la vie, comme on dit un cas social un cas de la vie, moi qui picorais à peine la vie, moi qui étais si vite rassasié de la vie, écœuré de la vie. Alors que c'était tout le contraire, qu'il fallait au contraire s'en vider, accepter de s'en vider, de la vie, au bord de l'eau, accepter aussi d'en savoir de moins en moins, de la vie, d'être un récipient poreux, troué, qui ne sait pas, ne peut pas retenir la vie, d'aller alors inexorablement vers l'ignorance, la débilité et finalement le néant. Avec un petit n le néant, c'est à dire pas grand chose, pas un Néant glorieux qui serait la face cachée de Dieu. Un petit néant de rien du tout. À la mesure d'une vie de rien du tout. Comme toutes les vies sont aussi des vies de rien du tout.

mardi 4 février 2014

On est bien vite oublié. Peut-être d'ailleurs que c'est préférable. De quoi se souviendrait-on sinon? De mesquineries, d'indélicatesses, de choses honteuses, plus ou moins répugnantes, salissantes pour la mémoire... Je ne me souviens nettement que de mes bassesses, que de mes lâchetés, que de mes erreurs, que de ma bêtise... Une faute de grammaire dans une lettre écrite il y a vingt ans, sans doute brûlée, me hante encore... La plus romanesque histoire de ma vie a fini par se résumer à une faute de grammaire, dans une phrase, pas n'importe quelle phrase, gravée là, secrète comme un mantra poisseux qui me plonge dans l'océan de ma honte... Ne restent que les fautes, même s'il n'en subsiste aucune trace en dehors de moi... Avoir sciemment blessé une fille gentille, lorsque j'avais quinze ans... Avoir trahi un ami... Avoir abandonné mon grand-père... Avoir insulté mon pauvre père mourant... Avoir frappé Mouchette... En somme avoir sali tout ce qui était délicat, abîmé tout ce qui était fragile... Tant de fautes... impardonnables à mes yeux... Mâcher une banane m'aide à surmonter cet instant. Phrase écrite il y a plus de vingt ans. Qu'on la grave sur ma pierre. C'est ma phrase. Ma seule phrase. Toutes les autres sont du remplissage. Celle-là, c'est la vérité. À chaque fois que je mange une banane et même à chaque fois que je regarde une banane que je suis sur le point de manger, je me la dis, depuis plus de vingt ans : Mâcher une banane m'aide à surmonter cet instant. Il n'y a rien à dire de plus. Déjà, à l'époque, il n'y avait rien à dire de plus. Un camion plein de cochons qu'on menait à l'abattoir venait de passer, dans la nuit... Le décor a changé, à peine... Et moi... On ne sait plus à qui sont les os, au bout d'un certain temps. Si personne ne s'en souvient, si personne ne continue à payer la concession — car se souvenir, c'est payer — on déterre les os oubliés, non réclamés, pour faire de la place aux morts pour qui on paye, les morts qui comptent. Il y a quelques mois, un cousin éloigné vivant encore sur la terre — arriérée, désolée — de nos ancêtres, comme on dit, a demandé à ma mère s'il pouvait déposer dans le caveau familial les restes d'une vague aïeule qu'on venait de déterrer, car elle n'avait plus sa place dans le cimetière, puisque plus personne ne payait, puisque plus personne ne se souvenait d'elle, plus suffisamment en tout cas, qu'elle n'échoue pas quand même dans une vague fosse commune ou un vague ossuaire commun. Bien sûr, hospitaliers, on lui a fait une petite place, pas son nom sur la pierre mais on lui a fait une petite place, dans un coin, anonyme, sur un bout de planche. Des os dans une boîte, un nom sur une pierre. Et bientôt il n'y a plus de boîte et plus non plus de nom sur la pierre. Le fossoyeur récupère dans le meilleur des cas ce qu'il reste dans une boîte bien plus petite, peut-être une simple boîte à chaussures quand il ne reste plus grand chose, au début, puis dans une urne, peut-être, que ça soit plus présentable, dans le caveau, comme un pot, mais sans fleurs, bouché. Parce qu'on n'oserait peut-être pas mettre dans le caveau une simple boîte à chaussures... Je me demande... Il faudra que je demande à ma mère, même si je crois maintenant me souvenir que le cousin éloigné, le Joseph, le Jojo, de condition très modeste, genre d'employé à la commune, chargé entre autres de l'entretien du cimetière, faisant même peut-être parfois office de déterreur de morts, connaissant la moindre tombe au nom et aux dates érodés, a dégotté un simple pot, pas l'urne agréée pompes funèbres, mais un pot, il n'allait quand même pas se ruiner pour une morte qu'il n'avait même jamais rencontrée... Car se souvenir, c'est payer... Ça me semble tellement juste... Et ça concerne aussi les vivants... C'est peut-être bien ma deuxième phrase mémorable, mâchant toujours la même banane, n'ayant jamais cessé de mâcher cette même banane... Se souvenir, c'est payer... Combien alors est-on prêt à payer?... Hein?... Et pendant combien de temps?... Il m'aura fallu plus de vingt ans pour poursuivre honnêtement ma rumination...

jeudi 23 janvier 2014

Arno Schmidt a pris l'eau. J'ai pesté longtemps en constatant la catastrophe. Juste sous le lierre du Diable il était — j'aurais dû me méfier. L'eau a débordé du sous-pot, au dessus, sur l'étagère. Plusieurs fois sans doute, sur plusieurs années, arrosé de l'eau filtrée dans la terre semi-pourrie. Des 14 volumes qui sommeillaient à l'ombre grasse, tropicale du lierre du Diable — intentionnellement, parce que ça lui allait bien, cet enfer — seuls Tina ou de l'immortalité et Roses et poireaux — hébergeant  Paysage lacustre avec Pocahontas (!) — s'en sont sortis indemnes. Les autres, tout gondolés, gonflés comme des noyés, craquant quand on les ouvre comme d'antiques grimoires, au moins, voire des squelettes, le Faune — en poche — en pages volantes jaunasses papier buvard... Fragile... fragile, tout ça... Putain de merde... Le déluge et même plusieurs ont ravagé le rayon. Un par un je les ai inspectés : pas si grave, au bout du compte, encore lisibles, au pire rafistolables — au moins, ils ont vécu, ceux-là... Et survécu!... À l'ombre maudite du lierre du diable les ai remis — on verra bien — rangés dans l'ordre, un certain ordre, à peu près, relu — d'une traite — dans Tina le beau texte de Claude Riehl, LE traducteur : Arno à tombeau ouvert. Puis relu le tout fin Goethe et un de ses admirateurs. (Le salaud... le salaud...) Ce fêlé, l'avais découvert dans la main de singe — bien copieuse et mirifique revue, hélas disparue — il n'y a pas loin de vingt ans : Un météore en été : cinq pages : TOUT était là... Le salaud... le salaud... m'étais-je alors — déjà — maugréé... Souvent, il m'est quand même tombé des mains, ou je m'y suis — toujours? — paumé... Je l'ai parfois maudit... — Comme si, aussi, il m'avait coupé l'herbe sous le pied... — Mais j'y revenais souvent... Puis l'ai casé sous le lierre du Diable, longtemps... qu'il expie... Et il y a quelques jours, je m'aperçois qu'il a pris l'eau, là où je l'avais abandonné, dans ce coin de nature luxuriante bricolée plein de fantômes d'échos de sous-bois, de chuchotis d'insectes, murmuris de ruisseaux fins comme le doigt, hlipchh... hlipchh... de la semelle dans le pré gorgé d'eau... et je me dis alors que c'est un appel, de SA forêt, qu'il est temps, enfin, d'y entrer vraiment, de le lire vraiment, et même systématiquement, plus anorexique picorant comme avant et vite ensuite en cachette allant tout dégueuler — surtout de la bile — la terreur de grossir, de prendre ne serait-ce qu'un gramme de substance étrangère qui deviendrait alors soi, plus vraiment soi donc : on ne sera libéré vraiment que squelette et encore mieux poussière emportée par le vent — je recommence donc du début, avec Léviathan... D'abord, donc : Gadir... — Le salaud... le salaud... — Qu'il a fallu le et même plusieurs déluges, pour me le ressusciter... (Et il prenait des photos, aussi, format carré... — Le salaud... le salaud...)

lundi 20 janvier 2014

Il pleut. Souvent, quand il pleut, un mendiant vient poser son sac et s'asseoir devant le cinéma, sa casquette par terre entre ses pieds. Toujours à la même place. De dos, on pourrait croire que c'est toujours le même mendiant. De temps en temps, je viens fumer une cigarette au bord du trottoir, humer l'air pollué de la rue. Il est assis. Je suis debout. Immobiles, on regarde dans la même direction : droit devant. Survient bientôt un nain. Au début, je crois que c'est un enfant, un enfant de neuf ou dix ans, pas très grand pour son âge, avec une casquette à longue visière, bleu marine. Mais c'est un nain. Il est venu s'abriter de la pluie. On est maintenant tous les trois alignés au bord du trottoir, le mendiant, moi, le nain. Qui me demande bientôt du feu. Je me rends compte alors qu'il n'a pas du tout une tête de nain, pas du tout disproportionnée, pas du tout les traits d'un nain, plutôt ceux d'un homme, d'un homme miniature, le teint basané. Son corps d'ailleurs non plus n'est pas le corps d'un nain, n'en avait d'ailleurs pas la démarche et c'est pourquoi j'avais d'abord cru voir un enfant. Le corps d'un homme miniature, m'arrivant au bas des côtes. Un lilliputien, alors, plutôt. Pas du tout difforme. On fume, silencieusement. Parfois, on se sourit. Ses dents de devant sont pourries. J'ai remarqué aussitôt que son regard était vif, pénétrant, que la flamme de l'ironie et une certaine tendresse y couvaient. Une sympathie étrange et spontanée nous lie. À un moment, il me demande si je connais du monde dans le cinéma. Il a un accent indéfinissable, léger, peut-être espagnol, ou portugais, ou d'ailleurs. Je lui réponds qu'il n'y a que moi, dans ce cinéma. Ça le fait sourire. On se comprend. Parce qu'il est scénariste, me dit-il. Je lui dis que je ne suis que projectionniste, ou caissier, selon les jours, que je ne connais donc personne, dans le cinéma, qu'il lui faudrait plutôt trouver un producteur. Il me raconte qu'il a écrit cinq sketches, pour le moment. — Plutôt de la comédie, alors? — Oui, plutôt de la comédie, confirme-t-il dans un large sourire de ses dents toutes cariées, ce serait vous voyez une sorte de critique de la finance mondiale... tout en pastichant Proust... — Tout en pastichant qui?... — Proust, vous savez, le grand écrivain… — Ah... Proust... — Oui... Et je suis sûr que ça marcherait... — Je vous le souhaite... — On finira bien par être riches, nous aussi... La roue tourne... Elle ne fait que tourner... Aujourd'hui sans le sou... et demain... — Milliardaires!... clos-je sa phrase et on se met alors à rire de bon cœur, sachant lui comme moi que ni l'un ni l'autre ne souhaite vraiment devenir riche ni sans doute ne le sera un jour... À ce moment, le mendiant m'interpelle. Je ne le comprends pas. Il parle une autre langue. — Un voyageur d'Europe centrale, me glisse tout bas et avec un certain respect mon compagnon le nain. — Le mendiant a sorti un téléphone de sa poche. Je finis par comprendre qu'il aimerait que j'en recharge la batterie. Il s'incline au moins dix fois pour me remercier quand je m'en vais avec son téléphone et son cordon pour le recharger à l'intérieur. Je le branche. La batterie était vraiment à plat. Il pleut toujours. Il y a Blossom Dearie à la radio. J'ai repris mon poste, assis derrière la vitre, paisible, avec mon livre, le plan fixe de la rue, lisant, observant, rêvassant. Je vois le nain un moment regarder les affiches. Puis il s'en va. Avant de disparaître se retourne pour m'adresser un grand sourire et un salut de la main. Un nain de très bonne compagnie...

vendredi 17 janvier 2014

Il est bossu. Difficile parfois de savoir s'il est de face ou bien de dos, son corps comme en permanence en quête d'une forme bien définie, tentant affolé toutes les combinaisons, toutes — sauf une, perdue à jamais — aberrantes. Parkinsonien et dyskinésique à un stade très avancé, me précise-t-il, son tronc, ses membres et sa tête se tordant violemment dans tous les sens, le visage un brouillon tout froissé de rictus remodelé en permanence, la bouche une plaie passant d'un spasme d'un côté l'autre, étrangement ne s'exprimant pas trop mal, ruisselante de bave, quand, un peu honteux sans le montrer, je lui présente mes vœux. — Et la santé, surtout, il avait d'abord enchaîné... Et toi?... Même pas une petite grippe?... Rien?... — Non... Rien... — Moi, je suis foutu, il conclut, grimaçant un sourire fataliste, exécutant malgré lui une danse très complexe, chaotique, improbable, grotesque, de tout son corps sans maître, exténuante même à regarder... Il y a cinq ans, il était projectionniste. Puis c'est arrivé. Une crise. Brutale. Irréversible. Puis d'autres. Maintenant il vient, le matin, faire quelques heures de ménage dans le même cinéma, son cinéma, je ne sais même pas s'il est payé. Pour conserver le lien social, il dit. Il se retrouve alors le matin tout seul dans ce cinéma fantôme à se débattre avec ce corps qui ne lui appartient presque plus. Une heure entière, aujourd'hui, à batailler, en vain, pour fixer le tuyau de l'aspirateur... C'est pas grave, je lui dis, tu le feras demain... rentre chez toi... tu en as bien assez fait... Quand il repart, c'est encore plus sale qu'avant. C'est même parfois le chaos... Souvent, il tombe, entraînant les choses avec lui. Mais il se relève. Toujours il se relève... Se cognant aux murs, aux portes, à tout, en permanence... Shootant, boxant en permanence dans les choses... Quand la substantia nigra, dite aussi locus niger, est atteinte, lis-je... Fumer et boire du café sont bénéfiques. Ça entretient la Substance Noire... le Lieu Noir... Hélas, il ne fumait pas, ne buvait pas de café, avant. Tandis que sa substance noire dégénérait, que la Place Noire se vidait comme après une exécution capitale, il s'était mis à croire beaucoup en Dieu, avant, dans le coin bureau de la cabine obscure de projection avait arrangé une sorte d'autel, avec des images pieuses, des photos de ses parents morts, une bougie, des objets douteux, des aliments périmés, chocolats moisis, petits animaux morts... offrandes en décomposition... suivait des messes à la radio... La mort de ses parents avait déclenché cette ferveur religieuse... Avant la mort de ses parents, longtemps, il avait voulu changer de sexe... Je suis une femme, disait-il, en ce temps-là... Il avait commencé alors à prendre des hormones, rêvait de castration, venait parfois faire le projectionniste en jupe, bas résilles, talons aiguilles, perruqué blonde platine... travesti peu engageant, pas du tout féminin, douteux et rendant douteux tout ce qu'il touchait, suant beaucoup, en permanence, le visage luisant de gras, malodorant — problèmes de glandes... se coinçait les talons dans les grilles de l'escalier métallique en colimaçon... de rage soudain hurlait et balançait les bobines contre les murs, tant et si fort que parfois des spectateurs terrorisés sortaient de la salle, croyant qu'un meurtre ou au moins quelque chose d'horrible avait lieu là, derrière le mur, derrière le hublot d'où jaillissait la lumière aveuglante... La mort de ses parents lui avait brusquement ôté tout fantasme d'inversion ainsi que toute colère... Au bout du chemin, jonché de pourriture, il n'y eut désormais plus que Dieu... Bientôt, son long... très long calvaire... D'où sa mine pas du tout misérable, fataliste et parfois même secrètement réjouie, peut-être même extatique... Quelle vie... quelle vie peu ordinaire... me dis-je, le regardant s'en aller...

lundi 13 janvier 2014

Il se lève, se rassoit, se relève bientôt, pour bientôt se rasseoir, peut-être cinq fois par minute et pendant peut-être un quart d'heure, environ donc soixante quinze fois. Il était déjà là quand j'ai ouvert la grille. Peut-être a-t-il passé la nuit ici, contre la grille, un peu à l'abri de la pluie, pas complètement : le bas de son pantalon et ses chaussures sont mouillés. Chef, je peux laisser mes affaires dans un coin? il me demande les yeux baissés d'une voix se voulant assurée. — Oui... Et maintenant il se lève, se rassoit, sans arrêt, je me dis au début qu'il a peut-être mal au coccyx, ou aux genoux. Il pleut. L'air est humide. Froid. Puis je me dis que c'est plus fort que lui, comme un toc. Il se lève, il est sur le point de partir, il sait peut-être même à ce instant-là où il va. Mais, une fois debout, il ne sait plus. Alors il se rassoit. Peut-être a-t-il su, à une époque, où il allait, quand il se levait. Mais maintenant il ne sait plus. Maintenant, il est coincé là, devant ce cinéma fantôme. De temps en temps, je viens fumer ma cigarette au bord du trottoir. Je suis debout. Il est assis, a arrêté de se lever et se rasseoir sans arrêt. On est côte à côte. On ne se dit rien. Immobiles, on regarde droit devant. À un moment, il sort un téléphone de sa poche, le plaque contre son oreille. Sans doute la batterie est-elle à plat. Il attend. Il avait un rendez-vous. Il attend, avec tous ses sacs. Personne ne vient. Plusieurs fois, peut-être dix fois, il sort de sa poche son téléphone et le plaque contre son oreille. Peut-être qu'à cet instant, quand il plaque son téléphone contre son oreille, il y croit, que son téléphone fonctionne, qu'il a un rendez-vous, qu'on va venir le chercher, le sortir de là, de l'entrée de ce cinéma crasseux, de cet après-midi de chien, parce qu'il a besoin d'y croire, au moins un instant, répété à l'infini, parce qu'autrement il n'y a plus rien. Son téléphone le rassure, à cet instant, même s'il n'a plus aucune fonction réelle, c'est son lien avec cet autre monde, un monde tolérable. Ou bien alors il s'est trompé de jour... Il cogite. C'était hier, son rendez-vous? Ou bien demain... L'année dernière?... Dans dix ans?... Il a arrêté de sortir son téléphone de sa poche, comme il avait arrêté de se lever et de se rasseoir sans arrêt. Levant le nez de mon livre, je vois parfois un passant s'arrêter et se baisser à sa hauteur. Il a posé sa casquette sur le trottoir mouillé. En deux heures, il a dû récolter un euro ou deux en piécettes. Plus tard, levant une fois de plus le nez de mon livre, il n'est plus là.