jeudi 9 février 2012

Je passais souvent devant l'échoppe du tatoueur, rue de la charité. Il y avait souvent un type, tatoué des pieds à la tête, un bras coupé au dessus du coude, qui fumait sa cigarette devant l'échoppe. C'était d'ailleurs peut-être le tatoueur. Le tatoueur manchot. Il avait aussi toutes sortes d'anneaux, de perles et de barres d'acier incrustés dans le corps. Je n'osais pas trop le regarder, à cause de son bras coupé. S'il n'y avait pas eu son bras coupé, je l'aurais sans doute mieux regardé, car il m'intriguait. Intégralement tatoué, visage et crâne tondu inclus, façon guerrier maori pour la tête. D'autres influences sans doute sur d'autres parties de son corps, j'imaginais. Même son moignon était tatoué. Je passais devant. Il avait l'air triste. Peut-être parce que personne n'osait le regarder. Il m'est arrivé de me dire que peut-être il s'était lui-même amputé, dans l'échoppe, pour parfaire son œuvre, que c'était un genre de manifeste, ou une signature. Ou bien il avait raté le tatouage sur son bras et avait décidé de l'amputer pour ne pas gâcher l'ensemble, comme on froisse et jette à la poubelle le chapitre inutile d'un roman. La peau. J'avais vu, une fois, à une exposition d'art contemporain, une peau de légionnaire. A la fin, il avait légué sa peau. Ou peut-être l'avait-il vendue? En tout cas, sa peau s'était retrouvée exposée comme de l'art contemporain, alors qu'elle n'avait rien de contemporain. C'était comme un livre, sa peau, ou une carte au trésor. On y suivait ses amours, ses deuils, ses voyages.

mardi 7 février 2012

Un peu plus tôt, dans la ville déserte et glacée, j'ai croisé deux créatures élancées qui semblaient chercher leur chemin. J'ai voulu les renseigner mais leurs oreilles ne m'entendaient pas et leurs yeux ne me voyaient pas on aurait dit, comme si on ne faisait pas partie du même monde. Ou alors, flairant l'importun, elles ont fait comme si je n'existais pas. Je les ai laissées se débrouiller. Tant pis pour elles. En repassant, plus tard, revenant du supermarché avec mes sacs de courses, elles étaient toujours là, dans la même rue. Cette fois je ne les ai pas même regardées. Qu'elles se débrouillent. Qu'elles restent dans leur monde. Je voulais juste être gentil. Je n'avais aucune arrière-pensée. Elles auraient pu être vieilles et moches je me serais pareillement inquiété de leur sort. Au supermarché, la caissière, tout en scannant mes code-barres, avait pris son talkie pour prévenir l'agent de sécurité qu'une famille entière de Roumains venait d'entrer. Elle avait fait une description très détaillée du papa, avait-elle-dit, le papa, taille moyenne, porte une veste rouge, a les cheveux mi-longs, une moustache... Puis, son devoir accompli, elle m'avait regardé avec complicité, comme si on avait fait partie du même monde, à ce moment-là, mais moi je ne l'avais pas regardée du tout avec complicité, je m'étais même dit alors que soit je n'existais pas, soit j'étais complice et que c'était souvent parce que je ne voulais pas être complice que je n'existais pas, parce que j'aurais préféré encore être Roumain plutôt qu'être complice...

lundi 6 février 2012

Un peu plus tard, frigorifié, je me suis retrouvé à la boulangerie à faire la queue derrière une rousse sublime. J'ai eu envie soudain d'enfouir mon visage et mes mains dans son ample chevelure de feu. Sa peau était parfaite, blanche comme le lait. Elle était très élégante, un manteau gris clair très cintré qui soulignait la courbure de ses hanches, des bottines marron à lacets la finesse de sa cheville, une écharpe en laine à grosses mailles olive verte, finement gantée de cuir vert Véronèse. Elle a acheté un petit pain au chocolat noir, c'est tout. Je n'ai jamais pu voir la couleur de ses yeux, ai imaginé qu'ils étaient verts, ni son visage tout entier. Un joli nez. Sa voix, quand elle a commandé son petit pain au chocolat noir, était chaude et même brûlante tout comme sa chevelure. J'aurais donné ma vie, à cet instant, pour me plonger en elle, pour l'avoir tout entière pour moi ne serait-ce qu'à cet instant, me plonger en elle et y être englouti, m'y lover tout entier, bien au chaud, dans ce feu, enfin, ne plus bouger et que tout se termine ainsi ou continue dans cet instant éternellement. Mais elle ne m'a pas remarqué, juste derrière elle, les yeux mi-clos, respirant lentement, profondément son ample chevelure de feu. Elle est repartie avec son petit pain au chocolat noir, s'est évaporée dans la ville déserte et glacée.
Moi est une tasse fêlée. Moi était la tasse de Mouchette. Au moins deux fois par jour je lui changeais son eau pour qu'elle soit toujours bien claire, bien fraîche. Mouchette n'était pas difficile. Sauf pour l'eau. Il fallait qu'elle soit toujours bien claire et fraîche. Pendant plusieurs semaines, après sa mort, j'ai continué à lui changer son eau dans Moi. Elle était encore un peu là et lui changer son eau à chaque fois ou presque que je passais à côté de Moi s'était inscrit en moi, depuis quinze ans que je m'y appliquais. Puis, quand j'ai senti qu'elle n'était plus là, ou juste à peine, j'ai rangé Moi avec les autres tasses sur l'étagère. Ça ne m'a pas empêché pendant plusieurs mois de me baisser à l'endroit où autrefois était Moi à chaque fois ou presque que je passais devant, pour lui changer son eau, car il fallait toujours qu'elle soit bien claire et fraîche, son eau dans Moi. Je la regardais boire. Elle était jolie, quand elle buvait son eau dans Moi. Parfois, assise devant Moi, la tête tournée vers moi, elle me regardait fixement, sans boire, je m'approchais, il y avait un poil sur l'eau dans Moi, ou un insecte, ou une croquette au fond qui brouillait l'eau, je lui changeais alors son eau, parce qu'elle devait toujours être bien claire et fraîche, son eau dans Moi.

samedi 4 février 2012

J'ai eu du mal à sortir de sous ma couette. Toujours ce moment, plus ou moins long, au réveil, où je me demande où je suis, où je me demande même quand et qui je suis. A un moment, j'accepte la fiction la plus évidente, ou plutôt elle s'impose à moi, conscient qu'il y en a tellement d'autres possibles, presqu'à regret et honteux j'accepte à ce moment crucial d'être moi, quel manque de fantaisie, je me dis alors, car je sais que je pourrais alors en choisir une autre, n'importe quelle autre et que si je choisis d'accepter la plus évidente, c'est avant tout parce que j'ai peur de me noyer, m'agrippe alors à mon petit moi comme à un bout d'épave après naufrage dans le vieil océan. Il me fallait du tabac, c'est tout. Alors, aller au bureau de tabac. En sortant, serré jusqu'au col dans mon caban breton, une lame de froid m'a entaillé vicieusement sous la fesse gauche. Encore un djinn usé jusqu'à la trame qui se déchire de partout. Là, c'est mon djinn de paresseux, celui que j'enfile quand je reste chez moi. Ce n'est pas le travail qui l'a usé, celui-là, c'est la paresse. Une seconde peau. Alors, je suis allé au bureau de tabac. C'est fait. Mon effort de la journée. Il m'a fallu du temps pour me décider. (Une expédition. C'est bien au moins à cinquante mètres de chez moi.) J'ai pris du pain aussi, en passant, comme ça demain je n'aurai pas à sortir je me suis dit. Du pain et du tabac. De quoi apaiser la faim du corps et celle de l'âme. Je n'ai besoin de rien d'autre. Et mon djinn de paresseux qui est maintenant déchiré sous la fesse gauche. Je prends ça avec philosophie. C'est la fin d'une époque. Mon costume de paresseux qui s'étiole. Bien dix ans que je l'avais. Il s'est usé leeentement... En rentrant, je me suis fait du thé, emmitouflé dans ma vieille couverture pleine de trous qui s'use grosso modo depuis autant d'années que moi qui suis aussi sans doute alors plein de trous, de plus en plus vastes et un jour ou l'autre il n'y aura plus que du trou, c'est ainsi, il faut s'y faire, être comme une couverture qui peu à peu se troue et les trous sont de plus en plus vastes, on passe au début un orteil à travers, puis un pied, un jour ou l'autre on passe tout entier à travers, c'est ainsi, il faut s'y faire, ai profité un peu du soleil, car chez moi il y a du soleil, quand la rue est dans l'ombre. Je suis vite rentré prendre le soleil, en somme. Puis le soleil s'est couché, derrière les toits et la ville entière alors s'est retrouvée dans l'ombre.

jeudi 2 février 2012

Parfois encore heureusement on tombe sur un film contemporain qui valait la peine d'être tourné. Essential killing est une hybridation réussie de... disons... Tarkovski et Rambo... Sauf que là, Rambo, c'est un moujahidin, c'est la grande différence et qu'il meurt à la fin... Il avait une femme, une très belle femme même, avec un beau voile bleu qu'elle enlevait parfois rien que pour lui. Il aimait mordre à pleines dents dans un fruit. Le soleil... Les paysages désertiques... Les choses simples... C'était son monde, sa vie... Il avait bien le droit, non? Quand des blanc-becs armés jusqu'aux dents, avec des hélicoptères et des tanks, envahissent son pays et lui enlèvent tout ce pour quoi il vivait et aimait vivre il devrait dire thank you? Il n'emmerdait personne et personne ne l'emmerdait. C'était même un homme bon. Et puis ensuite... hein... de fil en aiguille... Il ne s'est pas laissé faire... Question de survie... Moujahidin ou pas, croyant ou pas croyant, des mecs en veulent à votre peau après vous avoir enlevé tout ce qui faisait votre vie, vous avoir traqué, balancé des roquettes sur la gueule quand vous n'aviez plus que votre gueule et vos jambes pour courir, capturé, torturé, traité comme une méchante bête, déporté dans un pays tout froid et hostile... Des militaires américains ou français se sont fait tuer en Afghanistan?... Bien fait pour leur gueule, je dis... Et puis la guerre, c'est leur métier, non?... On s'étonne que des militaires se fassent tuer... Z'avaient qu'à faire postiers, ou boulangers... Ceux qui les tuent sont même de dangereux terroristes, voire même des lâches... Pour les nazis aussi les résistants étaient des terroristes... Z'avaient qu'à pas s'engager, ces cons... Le combat pour la démocratie?... Quelle plaisanterie... Alors lui, le moujahidin, ce n'est pas du tout son métier, la guerre... Il est tout seul... comme une bête... dans les bois... Et Allah dans tout ça?... On s'en fout un peu d'Allah... Il pourrait être athée, ce serait la même histoire, ou animiste, ou ce qu'on voudra... Il n'y a que survivre, dans la nature belle et hostile... des meutes de chiens féroces reniflant votre sang qui vous suivent à la trace...

vendredi 27 janvier 2012

Le cinéma est mort... Vive la télé! m'exclamé-je après ingestion complète (presque non-stop, une soixantaine d'heures en un peu plus d'une semaine) de the wire. George Pelecanos et Dennis Lehane, pour ne citer qu'eux, ont participé à l'écriture du scénario. (Pelecanos en est d'ailleurs aussi producteur.) J'ai passé pour ainsi dire une grosse semaine à Baltimore. J'y ai suivi des policiers plus ou moins disciplinés essayant de coincer plus ou moins légalement des dealers avec ou sans code d'honneur. J'ai suivi des dealers, de plus en plus jeunes, dans leur business. Des politiques plus ou moins corrompus, des journalistes plus ou moins honnêtes, des junkies, des barons de la drogue à 20 ans et des tueurs parfois à 10 ans, des dockers plus ou moins au chômage, l'argent qui va dans toutes les poches, circule même comme le sang dans les veines de la ville, des gentils qui deviennent méchants, ou qui sombrent, des méchants parfois vraiment méchants mais quand on creuse un peu on comprend qu'ils jouent un rôle, dans la rue, c'est leur jeu, d'ailleurs ils appellent ça Le Jeu, c'est leur vie et les flics aussi c'est leur vie, la rue, ce jeu. Et les règles du jeu parfois changent. Une génération chasse l'autre. On mûrit parfois très vite, dans la rue. Tout va tellement vite, à notre époque. C'est magistralement écrit. Tout s'imbrique. Toutes ces vies dépendent les unes des autres. C'est comme un organisme. On pourrait croire que c'est long, soixante heures, pour une fiction. Mais il n'y a rien de trop, c'est ce qu'il fallait, on a eu le temps de s'imprégner de l'odeur de la rue, de regarder vivre et mourir une multitude de personnages, de comprendre, de s'attacher puis d'être en deuil, de laisser se développer certaines tragédies qui sinon auraient été bien trop vite expédiées. On a bien ri, aussi, parfois... Deux détectives absorbés dans une scène de crime ne sachant dire que fuck à tour de rôle pendant au moins cinq minutes... Fuck... Fuck... Fuck!... fuuuuck... Scène d'anthologie... On a aimé aussi certaines crapules, surtout Omar, le braqueur homosexuel de dealers... Et Bubbles, le junkie... J'en suis encore sur le cul.

mercredi 25 janvier 2012

Il faisait froid, à St Étienne, ce jour-là, le café était dégueulasse, j'avais une heure à tuer avant un rendez-vous bien plus chiant que la mort, à supposer que la mort soit chiante ce qui n'a jamais été prouvé et je crois bien que ça n'avait aucune importance, tout ça, que j'aurais pu me trouver n'importe où, n'importe quand, avec n'importe qui, le café aurait même pu être délicieux et ç'aurait pu être au printemps ça n'aurait rien changé. Alors que ma mère était aux toilettes, parce que j'étais avec ma mère ce jour-là et on avait rendez-vous chez un notaire, je me suis entraîné à sourire avec les dents. Je n'ai jamais su sourire avec les dents. Le genre de sourire pour tromper son monde. Ça demande de l'entraînement. Il y en a qui le font naturellement. Moi pas. Il s'agit aussi de montrer ses dents. C'est un truc animal. J'ai connu une fille qui était très fière de ses dents et souriait parfois à presque se déchirer les lèvres pour qu'on voit bien que ses gencives étaient saines et ses dents d'une blancheur éclatante. Comme l'examen d'une bête, ou d'un esclave. C'était parfois gênant. C'est bon, tu peux refermer un peu, avais-je parfois envie de lui dire, j'ai vu, ce n'est pas la peine d'écarter à ce point, c'est carrément obscène... Ça faisait faux... Heureusement, elle avait aussi un sourire naturel, quand elle ne posait pas... Moi, je n'aime pas tellement montrer mes dents... (Elles ne sont pas terribles il faut dire et les gencives non plus, même si j'ai un dentiste qui me rafistole un peu tout ça de temps en temps... Pour lui seul j'ouvre la bouche en grand... Je ferme les yeux, pour ne pas croiser son regard et risquer d'y lire du dégoût... Et s'il me trouvait un cancer... Si j'étais une fille, je fermerais les yeux ainsi chez le gynécologue...) Mais parfois, je m'entraîne, comme ça, je teste toutes sortes de grimaces, toutes sortes de masques pour toutes sortes de situations... Là, tu es triste... Là, tu es joyeux... Jean qui rit, Jean qui pleure, comme on me disait quand j'étais petit... parce que déjà tout petit je m'entraînais... Pensif... Abruti... Libidineux... Pervers... Angélique... Tu m'intéresses... Et là, je t'emmerde, qui que tu sois... Je sais aussi faire Delon, dans le samouraï... Et caetera... Je pose... J'aime bien faire la gueule sur les photos de mariage et sourire sur celles d'enterrement même si on n'en prend pas, en général, pendant les enterrements, c'est bien dommage... Tu y crois, toi? ai-je demandé à ma mère en lui souriant de toutes mes dents puis en lui montrant la photo que j'avais prise en attendant qu'elle remonte des toilettes. Ça l'a fait rire, c'était au moins ça, je me suis dit que je n'étais pas un si mauvais fils puisque j'arrivais encore à faire rire ma mère de temps en temps. Je l'ai prise en photo. Je lui ai même demandé de sourire avec les dents. Pas voulu. Pourtant, sur d'autres photos, elle souriait avec les dents, je lui ai dit... Après, elle m'a raconté en détail son expédition aux toilettes, comment elle avait pissé debout, sa technique dans pareille situation... T'as bien fait m'man... En même temps, si tout le monde fait comme toi... De toutes façons, les chiottes, dans les cafés, c'est comme le café, c'est souvent dégueulasse, je lui ai dit... On a bien rigolé...