mercredi 19 octobre 2011

J'ai dû aller jusqu'en Italie pour trouver enfin une belle copie de the strange love of Martha Ivers (lo strano amore di Martha Ivers— l'emprise du crime), de Lewis milestone. Il est dans mon petit panthéon noir depuis longtemps, avec tant d'autres perles comme gun crazy, detour, dangerous crossing, black angel... et tant d'autres... des films qui ont fini par devenir même intimes, éléments d'une sorte d'autocinébiographie rêvée... Pour dire les choses grossièrement, il y a d'un côté le western qui parle de l'homme dans la nature, de l'autre le film noir qui parle de l'homme dans la ville. Les deux parlent de l'homme dans sa tête, sauf que le décor est différent et le décor, au cinéma, c'est tout, c'est même le monde. Il y a parfois des films noirs, comme high sierra, qui sont en fait plutôt des westerns, et des westerns, comme I shot Jessie James, qui sont plutôt des films noirs, pour dire que les frontières ne sont pas complètement étanches. On peut considérer ces deux genres comme les deux genres majeurs du cinéma américain, sa création exclusive, qui, quelque part, imbriqués l'un dans l'autre comme le yin et le yang, forment une sorte de mystique cinématographique. Il y a le dedans, le dehors, le dedans qui est dehors, le dehors qui est dedans... Ce sont peut-être les films qui m'ont le plus impressionné dans l'enfance, quand ils passaient à la télé, pour ceux que j'ai vus dans l'enfance. Parce qu'ils étaient très codifiés, j'étais aussitôt plongé dedans comme dans des rêves, et ça n'a pas changé. Il y avait les grands espaces, la mythologie du Far West, il y avait les espaces confinés, enfumés, les murs du film noir... Le passé mythique, le présent brutal... Tout cela s'est imprimé en moi, cette vision du monde dichotomique pour ne pas dire bipolaire... Soit c'est un western, soit c'est un film noir, ou bien alors c'est un western déguisé en film noir, ou bien l'inverse... C'est comme avoir un appartement en ville et une maison à la campagne et, entre les deux, il y a encore autre chose, un autre espace... Dans tous les cas ou presque, la nature humaine est violente, criminelle. La violence est même le moteur de tout. C'est ce qui est beau, dans le cinéma américain, cette brutalité essentielle, originelle et toute la finesse pour l'immortaliser. Les plus belles réussites, dans ces genres, situées en gros dans les années 40 et 50, sont des sortes de rêves éveillés et le spectateur, moi, un gamin les yeux écarquillés qui croit en tout ça absolument, naïvement, d'un cœur pur, comme il croirait en Dieu s'il n'était pas mécréant. Quelque part, donc, ces films ultra violents, dominés par  des pulsions criminelles et sexuelles, sont avant tout des films pour enfants.

dimanche 9 octobre 2011

Vous étiez sublime, dans la fille dans la vitrine, de Luciano Emmer, la grâce absolue, à la fin j'étais en larmes, tellement vous étiez belle, je lui ai dit, les yeux dans les yeux, en guise de préambule. Elle était assise, les jambes croisées, très distinguée et très simple à la fois, dans un canapé dans le hall, un peu en avance, attendant la séance de casque d'or qu'elle devait présenter. Moi aussi, j'étais un peu en avance pour la séance car je devais la lancer et je l'ai vue et je l'ai reconnue et j'ai ressenti alors le besoin d'aller lui dire que je l'avais trouvée sublime et que je m'en souviendrais toute ma vie, une sorte même de pulsion alors que normalement je m'en fous, des acteurs, des gens connus, ils ne me font même aucun effet, ne m'impressionnent pas le moindrement. Personne ou presque ne l'avait remarquée et du coup il n'y avait pas foule, c'est aussi pour ça que j'y suis allé, je me suis assis sur l'accoudoir du canapé, je lui ai dit... Elle m'a regardée, alors et j'ai entendu sa voix, cette voix... Un de mes plus grands souvenirs, m'a-t-elle dit, émue... Elle m'a appris ensuite la mort récente de Luciano, avec qui elle était restée très proche, jusqu'à la fin, elle en avait les yeux tout brillants... Et puis il y avait Lino... Ah Lino... J'en avais oublié Lino, lui ai-je dit, tellement il n'y avait que vous... Quelle belle voix, Marina Vlady... 51 ans après la fille dans la vitrine, elle avait toujours la même voix et elle croisait les jambes pareil... Pendant qu'on discutait, je regardais parfois ses mains, parce qu'elle semblait souffrir un peu de ses mains, un peu d'arthrose peut-être il m'a semblé, elle avait un pouce légèrement déformé et ses poignets étaient un peu enflés... J'étais ému... La fille dans la vitrine, c'était elle, quand même, sublime... Ensuite elle s'est rendue dans la grande salle que j'ai allumée pour elle, avec soin, j'ai géré tout avec douceur et même avec amour, elle a fait son petit discours sur casque d'or, très court car elle avait un train à prendre... Quand elle est sortie de la salle, j'ai attendu un peu avant d'éteindre les poursuites, n'ai pas embrayé brutalement sur le film comme c'est souvent l'usage, ai éteint tout doucement la salle, les poursuites, puis l'écran, puis le reste, ai envoyé ensuite le film...

mercredi 21 septembre 2011

Mahanagar (la grande ville). Une épure, tout juste sublime. Splendeur du cinéma de Satyajit Ray. Cinéma de l'émotion, sans effets parasites. Dès qu'apparaît Madhabi Mukherjee (qui était aussi Charulata), je suis au bord des larmes, au bord même d'un genre d'orgasme lacrymal, contenu. Ce n'est pourtant pas un mélodrame. Comme chez Bergman, les actrices, chez Satyajit Ray, sont sublimes. Ça fait tellement du bien, de voir ou revoir un film de Satyajit Ray. Ça nettoie de tout ce qui nous a pollués, en terme de cinéma au moins. Tous ces effets qui nous ont assaillis, salis, qui ont taché nos visions et peut-être nos âmes et tout cela pour rien, l'effet pour l'effet. Dans Mahanagar, les seuls et très rares effets, cinématographiquement parlant, sont invisibles, à moins de les chercher, ici un très léger faux-raccord, là une très subtile contre-plongée... On réapprend la distance, aussi. La distance n'empêche pas l'émotion. Ni la violence. Ni la passion. Ni quoi que ce soit. C'est même la clé, la distance. Le mawaï, on dit, dans les arts martiaux japonais. (On casse le mawaï pour tuer, au sabre, ce n'est pas rien...) Le problème du cinéma actuel, c'est que peu de cinéastes ont cette conscience du mawaï, de la distance. Ils tuent alors l'émotion en croyant l'avoir suscitée, même si ce que je dis là est sans doute déjà trop flatteur pour la plupart d'entre eux, qui ne se soucient évidemment pas de susciter de l'émotion, mais juste de produire des effets. Des effets pourquoi? Juste pour des effets. Une sorte de nihilisme bariolé et virevoltant, une excitation scopique, c'est tout... Comme elle est belle, Madhabi Mukherjee, simplement belle. Le moindre de ses sourires me met au bord d'une sorte d'orgasme, je disais, lacrymal, retenu. Bergman dévorait ses actrices dans des gros plans finalement très sexuels, pornographiques j'ai pu même dire à une époque. Ray les contemple, à distance. Il sait se rapprocher aussi. Que ce soit chez l'un ou chez l'autre, elle donne tout, l'actrice, s'abandonne totalement, sans effets, nue, elle est tout, une source vive d'émotion pure, de désir absolu. La caméra de Bergman s'approche, comme un papillon de nuit attiré par l'ampoule et vient buter contre une sorte de mur invisible, une limite. Celle de Ray reste souvent à distance. Les deux ont une conscience aiguë du mawaï... Pour les deux, les visages sont des paysages... Bergman voulait pénétrer ce paysage... Il bandait fort, Bergman, en permanence... Ray le contemplait, à distance, le paysage, de ses grands yeux sombres de Bengali... Et l'histoire?... Mais on n'en a rien à foutre de l'histoire, ce n'est pas le plus important l'histoire, même si elle est drôlement bien, cette histoire... L'histoire, finalement, c'est toujours la même histoire et on a évidemment un grand... grand plaisir à l'entendre de nouveau, à la voir de nouveau s'animer sous nos yeux, pleine de joies et de peines... C'est l'émotion, la grâce, qui comptent, et puis le style évidemment... la petite musique, disait Céline... et cette petite musique on ne sait jamais d'où elle vient... Ce n'est pas une juxtaposition d'effets, pas une grammaire précise qu'on apprendrait à l'école ou en copiant ceux qui en seraient dotés... On ne parle pas ici d'effets de style... mais de style... On ne sait pas trop ce que c'est... On sait juste que c'est rare... Soudain, ça se met à vivre, à vibrer, ça nous emplit alors entièrement, on ne sait pas trop pourquoi, ni comment... Il n'y a pas de méthode, pas de recette, sinon tout le monde aurait du style et on ne distinguerait donc plus le style du simple effet de style, le sublime du vulgaire...

dimanche 11 septembre 2011

Aru kyouhaku (Intimidation), de Koreyoshi Kurahara, est un petit bijou de film noir, qui commence un peu comme entrée d'un train en gare de La Ciotat des frères Lumière. C'est histoire de dire que ça commence toujours par un train qui arrive, le cinéma, c'est même l'histoire, ça a commencé comme ça, par un train, le cinéma, parce que finalement c'est la même chose, un train, le cinéma. Ça se finit dans un train d'ailleurs aussi. Soit on est dans le train, soit le train nous fonce dessus. Ça dépend des fois. Au début, on avait tendance à partir en courant. Puis, on s'est habitué. Il y en a eu bien d'autres, des trains, après... (Là, il faut que je parte au boulot... C'est l'heure...) ——— Bon, ça commence par un train, je disais... Et alors?... Alors, le train, cette fois, il ne nous fonce pas dessus, comme dans le film des frères Lumière. Pourtant, c'est le même genre de train, un à vapeur et c'est exactement le même cadrage. Ce n'est pas innocent. On n'hurle plus de frayeur, quand le train entre en gare. Ce n'est plus la panique comme au début. On sait maintenant que c'est du cinéma. On n'est plus des sauvages, en somme. (C'est peut-être bien dommage, mais c'est ainsi.) Le train, c'est du cinéma. Et alors? Alors, un type sort du train. Au début, on ne voit que ses pieds, ses chaussures, des chaussures de gangster, on se dit, et quand on voit le reste, son costume, son chapeau, sa dégaine, sa bobine, on se dit que maman avait bien raison quand elle disait que les chaussures ça dit tout sur un homme. Sauf qu'on se trompe et quelque part ça fait plaisir, car c'est tout de même agaçant, cette théorie sur les chaussures... Après aussi on se trompe. On croit que le prédateur est celui qui tient le revolver et la proie celui qui a la bouche froide du revolver contre la nuque. On croit que l'homme masqué manipule l'homme sans masque, en fait ce qu'il veut. On croit que le fort est fort et que le faible est faible. L'homme masqué croit savoir qui est l'homme sans masque. L'homme sans masque sait très bien qui est l'homme masqué et pourquoi même il est masqué et pourquoi il le braque de son arme... Et alors?... Alors, au début, un train arrive en gare et à la fin, on se retrouve dans un train. Peu importe où il va. Cette fois, on est dedans. On était peut-être même dedans avant d'y être, puisque le train, le cinéma, c'est la même chose.

vendredi 9 septembre 2011

1964. A distant trumpet. Le dernier western et même le dernier film de Raoul Walsh. Lui, il s'appelle Hazard. Elle, elle s'appelle Kitty. Hasard et Minou, si on veut. Hasard et Minou sont sur un cheval, donc. Noir, le cheval. Il a pourtant dans ses affaires la photo d'une belle blonde, la fille d'un général, très distinguée. D'ailleurs, elle aimerait bien lui mettre le grappin dessus, la blonde, elle vient même le retrouver, pour l'épouser, le plus vite possible, tellement elle a peur qu'il lui échappe, le Hasard. Elle le voit déjà général, comme papa, fringant, avec des médailles qui brillent et tout, dans des soirées de gala... Sauf que maintenant, il y a Minou. Elle est mariée, Minou, mais le hasard fait bien les choses, car son mari, cavalier lui aussi, se fait bientôt occire par les Chiricahuas. (C'est quand même bien bizarre : avant qu'il ne débarque, Hasard, au Fort de la Délivrance, ou de l'Accouchement si on préfère, ou plus épistolairement de la Livraison, ils n'avaient jamais vu la plume d'un Indien... Elle s'ennuyait alors tellement, Minou, même si elle était mariée alors avec un très gentil garçon...) Désormais, c'est donc la Veuve Minou. Elle est toute simple, pas du tout guindée comme la blonde. Elle fait drôlement envie, Minou, une bien jolie veuve, la Veuve Minou... Ah... vous avez entendu?... Là-bas, au loin... Une trompette?... C'est le signal... Mais de quoi?... Du réveil?... De la charge?... De la... retraite?... 13 ans après distant drums, Walsh tire sa révérence avec a distant trumpet... 23 ans après they died with their boots on, où Errol Flynn campait un Custer tellement élégant, glorieux, l'histoire est bien différente... Les Apaches ne sont pas sans noblesse... Les blancs ne sont pas sans reproche... Mais ce qui intéresse vraiment Walsh, ce n'est pas tant ce qui intéressait John Ford dans son dernier western, Cheyenne autumn, d'ailleurs sorti la même année, 1964, une année donc cruciale, pour le western, et même testamentaire... et la trompette, au loin, c'est peut-être alors celle de l'Adieu... (On a du mal à se dire qu'un film aussi dynamique, rythmique, vigoureux, est un dernier film.) Ce qui l'intéresse vraiment, Walsh, c'est Hasard et Minou sur un cheval, noir... le cheval... C'est même plutôt Minou, qui l'intéresse vraiment, parce que Hasard il est un peu transparent, finalement... Non?... Hasard, il fait bien les choses, c'est ainsi, c'est son rôle, on ne lui en demande pas plus... Pas toujours, mais là oui, il fait très bien les choses... Il fait même tout très parfaitement... Mais on a bien vite oublié son visage... On se demande même s'il en avait vraiment un de visage... On n'a d'ailleurs pas vraiment envie de s'en souvenir, pas plus que de son nom... Alors que Minou, on n'est pas prêt de l'oublier... ça non...

jeudi 8 septembre 2011

En 66, je nais. En 66 sort également Nayak (le héros), de Satyajit Ray. Moi aussi, je suis doué pour les ronds de fumée. En ce temps-là, on avait encore le droit de fumer, dans les trains. On est dans un train, donc. C'est toujours bien, d'être dans un train, il se passe toujours quelque chose, même quand il ne se passe rien. Moi aussi, je voyage en train, si on peut parler de voyager dans mon cas, même si ce n'est pas tellement le nombre de kilomètres qui compte, ni le fait de relier un point géographique à un autre, c'est être dans un train, qui compte, car être dans un train, ne serait-ce que pour une heure, c'est voyager. C'est comme entrer dans une salle de cinéma, entrer dans un train et quand le train démarre, la salle s'éteint et la séance peut alors commencer. C'est du cinéma, en somme, être dans un train. C'est même mieux. On est dans le mouvement. Même si on est immobile et qu'il ne se passe rien, on est dans le mouvement. Il ne se passe rien? Le paysage passe. Le temps passe. Il y a des gens, dans le train, dans ce même train, qui passent. Tout passe. Et même, tout passe différemment, dans un train. Les pensées, aussi, dans un train, passent différemment.  Je me souviens avoir rencontré, dans un train pour Madrid, un moine franciscain, tonsure et robe de bure, malandrin repenti, qui ressemblait à Jean Yanne, parlait comme Jean Yanne. Mais c'est une autre histoire. Le héros, dans Nayak, est une star de cinéma. Un acteur. Il joue. Il ne sait plus très bien qui il joue, ni pourquoi il continue de jouer qui il joue. Une jeune et jolie journaliste l'interviewe. Elle semble tellement naturelle. Mais n'est-elle pas en train de jouer elle aussi? Il se souvient de moments cruciaux de sa vie. Il s'endort, fait des rêves perturbants. Il se saoule. A un moment, il n'est pas loin de se jeter du train en marche. Il voyage. Il est pour ainsi dire au cinéma, le héros, dans ce train. Il joue à être qui il est vraiment. C'est sa vie, qui défile, dans le train. Et le film s'arrêtera quand le train s'arrêtera. Elle est jolie, la journaliste à lunettes. Elle le comprend, immédiatement. Il n'a rien besoin d'expliquer. Elle sait. Elle le connaît, pour ainsi dire d'instinct, sans avoir vu ses films. Elle le voit, même quand elle enlève ses lunettes. Lui aussi, il aimerait bien la connaître... Elle sait aussi et lui aussi le sait que le film s'arrêtera, quand le train s'arrêtera...

mercredi 7 septembre 2011

Un peigne. Un peigne ordinaire. Ce n'est pas vraiment le mien. Quand elle est partie, elle a voulu tout récupérer, absolument tout, y compris les petites choses qu'elles m'avait données, y compris les photos que j'avais prises, y compris les souvenirs dans ma tête. Si elle avait pu arracher ces quelques jours du passé comme quelques feuilles d'un cahier, elle l'aurait fait, rageusement. (Quand elle m'avait demandé si je voulais récupérer le Ramuz que je lui avais offert et qu'elle ne lirait de toutes façons jamais, je lui avais dit doucement que je ne reprenais jamais ce que j'avais donné et elle avait voulu être cruelle en répétant emphatiquement ma phrase et finalement c'était bien elle la plus blessée. Laisse-le sur un banc... Ou fous-le à la poubelle... je lui avais dit gentiment, dans un haussement d'épaules, pour clore le chapitre.) Mais elle a oublié son peigne. Elle l'avait acheté un jour où elle voulait se laver les cheveux. Elle m'avait demandé alors un peigne. Vu l'état du mien, dont je ne me servais jamais car je ne suis pas du genre à me peigner, qui avait pris la poussière, tout gras sous l'évier à côté de la poubelle, où il a fini, elle était allée acheter un peigne au supermarché en bas. Un peigne tout simple, le premier prix elle m'a dit, un peigne quoi. Alors je l'ai gardé. Ce n'est pas vraiment mon peigne, mais depuis que je l'ai, parfois, il m'arrive de me peigner, après m'être lavé les cheveux. Je prends mon temps, je pense à la fille au peigne, la Niña de los Peines... Il est toujours tout propre, car j'en prends grand soin, comme si ce n'était pas le mien, car le mien je le laisserais s'encrasser sous l'évier, puisque je ne suis pas du tout du tout du genre à me peigner. En même temps, ce n'est pas vraiment son peigne. Elle ne s'en est servi qu'une fois. C'est juste un peigne.

dimanche 4 septembre 2011

45 minutes, ça suffisait à Satyajit Ray pour raconter très simplement une histoire dont on se souviendrait toute sa vie. Moi, en tout cas, je m'en souviendrai toute ma vie, de cette histoire. Je ne suis pas Indien, ni brahmane, ni indésirable (quoique...), intouchable je voulais dire, j'ai fait un lapsus et en même temps c'est la même chose, intouchable, indésirable... Je ne suis pas Indien, et pourtant ça me parle de choses que je connais depuis toujours. Un intouchable, tout en bas de l'échelle donc et même plus bas encore, vient demander une faveur de nature spirituelle à un brahmane, tout en haut de l'échelle donc. L'intouchable est maigre. Il a de la fièvre. Le brahmane est bien gras. Il ne fait que bouffer et faire la sieste. S'éventer avec art est sa plus physique occupation. Sa femme, très distinguée, est pleine de mépris pour les petites gens, bien plus encore que son époux. (A un moment, l'intouchable demande du feu pour allumer sa pipe, quelle inconvenance, elle lui jette alors quelques braises au visage. Parce qu'il est déjà épuisé, l'intouchable, il n'a rien mangé depuis la veille, à un moment il croit que fumer lui donnera un peu de cœur au ventre...) L'intouchable est plein de considération, au début, de respect, vient même avec une offrande, laquelle est acceptée avec un peu de dédain par le brahmane. Car ce n'est pas suffisant. Ce n'est même jamais suffisant. Il lui fait balayer la cour. Puis ceci, puis cela, couper du bois... Jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la mort... L'intouchable est maintenant étendu raide devant la maison au bord du chemin et personne ne veut le toucher, bien entendu... La femme de l'intouchable, évidemment magnifique, vient alors hurler sa douleur et taper du poing contre la porte du brahmane et de sa femme claquemurés qui n'osent plus même respirer. Elle n'avait pas grand chose. Désormais elle n'a plus rien du tout. Elle finira mendiante, ou prostituée, on imagine. Ou bien prostituée puis mendiante... Ils ont peur... et honte... Que vont penser les gens?... Et pourquoi les autres intouchables refusent-ils de les débarrasser de l'intouchable?...  De vénérables brahmanes refusent désormais de passer devant la maison tant que la dépouille ne sera pas enlevée... C'est le brahmane gras et paresseux qui finalement devra s'y coller, avec un certain dégoût, néanmoins sans toucher l'intouchable : une corde passée autour d'une cheville de l'intouchable (levée à l'aide d'un bâton) il le traînera péniblement, long calvaire, jusqu'à une décharge pleine de carcasses de bêtes. Ce saint homme aura bien pris soin également de purifier la cour de sa maison par quelques gestes et paroles inspirées. Le jeune fils du brahmane (Satyajit Ray lui-même?) est témoin impuissant et choqué de l'histoire. Il a une dizaine d'années, tout comme la fille de l'indésirable, joyeuse, insouciante, que son père pensait déjà marier, motif de sa visite au brahmane. Et moi je suis ému par tant de simplicité, si peu d'effets. Une telle violence. Un film de Satyajit Ray et même un téléfilm, c'est comme un livre de Ramuz : le style est invisible.