Je vois tout. Je sais qui vous êtes. Ce que vous êtes. Je sais ce que vous cherchez. Je sais ce que vous ne trouvez pas et ne trouverez pas, ni ici, ni ailleurs. Car ce n'est pas en cherchant qu'on trouve cela. Vous êtes en mon pouvoir. Là. Maintenant. Totalement. A une époque déjà lointaine, même si c'était hier, quand j'étais fou (ça a bien duré au moins six mois), je savais, en scrutant les yeux, s'il y avait une âme, derrière. Mon regard était parfois difficilement soutenable, je crois. (C'est en me scrutant dans un miroir, que je suis devenu fou. (Qui suis-je?) J'ai basculé, immobilement, sciemment. Seulement alors j'ai pu lire et même vivre Antonin Artaud. Pauvre homme. Moi, heureusement, j'étais bien plus puissant et résistant que lui. Et que Nietzsche, aussi, à la fin... pauvre homme...) Je parlais avec les bêtes et les bêtes me parlaient. Les arbres aussi me parlaient. Le vent. Le torrent. Les pierres. Tout me parlait. Un jour, passant à côté d'un chien méchant, un pitbull écumant de rage, je me suis arrêté, l'ai regardé droit dans les yeux, de tout mon être bestial, en poussant un sourd grognement que je ne me connaissais pas et qui m'a moi-même beaucoup impressionné : il s'est mis à pleurer. J'étais impitoyable, en ce temps-là. Un soir, dans un café, une femme s'est retournée en sursautant, tandis que je passais derrière elle, me faufilant entre deux chaises. J'ai cru que c'était un animal, a-t-elle dit, dans un souffle, visiblement très remuée... Je ressentais les choses un peu plus rapidement, avais même l'impression que je les pressentais exactement. Je me déplaçais comme un chat. La moindre sensation était décuplée, centuplée. Une fois, sous la douche, transpercé par toutes ces gouttes, j'ai cru m'évanouir. Un jour, j'ai mangé une rose, entièrement, dans un jardin public, mon seul repas de la journée, je n'avais plus rien, m'étais sauvagement délesté de tout, vraiment de tout, plus de famille, plus d'amis, plus de maison, plus de pays, plus d'argent, plus de papiers, plus de voiture, plus de veste, plus de couteau, plus de guitare, plus de stylo, plus de tabac, plus d'idées, plus d'images, plus de connaissances, plus d'ignorances, plus rien, j'ai mangé une rose entièrement dans un jardin public et ce fut peut-être le meilleur repas de toute ma vie. Je l'ai mâchée longtemps, très longtemps. J'en ai connu parfaitement la saveur, la substance. De ma bouche, elle s'est diffusée dans tout mon corps. J'ai su vraiment, alors, viscéralement, ce que c'était qu'une rose. J'étais couvert de boue, les bras griffés jusqu'au sang d'avoir dévalé un bois bien raide et plein de ronces, sur mes pieds, sur le ventre, sur le dos, parfois la tête la première. J'ai nagé alors au fond de l'eau, à l'aube, tout habillé, sous les coques des bateaux, escorté par des cygnes blafards qui rayonnaient parfois dans l'eau trouble un peu verte. Avez-vous déjà vu nager des cygnes sous l'eau? Avez-vous déjà nagé avec eux? Sacré spectacle. Sacré moment... En tout cas, en sortant de l'eau, j'étais propre... J'ai vu des fantômes. J'ai vu et entendu des bêtes qui n'étaient pas dans les livres. Mes cheveux se sont dressés sur ma tête, tous mes poils électrisés... J'ai vu mon propre corps, en bas, étendu sur le dos, comme endormi, j'étais sur le point de traverser le plafond, avant de redescendre dedans, dans mon corps qui semblait endormi, lentement... J'ai vu des yeux sans âme. D'une noirceur... Car tout le monde n'en avait pas, au fond des yeux, une âme. C'était même seulement une toute petite minorité qui en était dotée. Comme c'était émouvant, de rencontrer une âme, parfois, un frère, une sœur... On se reconnaissait, immédiatement, sans effusion... Mais c'était tellement rare... Les yeux sans âme étaient des gouffres noirs... Les rues en étaient bondées... Ma nature aurait été belliqueuse, je les aurais exterminés sans le moindre état d'âme... Mais ma nature était douce, au fond, même si elle était impitoyable... Les yeux sans âme comprenaient dans le miroir de mes yeux qu'ils n'étaient que des yeux sans âme. Ils ne pouvaient plus faire semblant, même à leurs propres yeux. Ils étaient alors dévoilés, s'assombrissaient encore plus, fuyaient avant de périr totalement devant moi. Comme des insectes. Des yeux d'insectes. (Parfois, c'était une vache, c'était déjà un peu plus supportable. Parfois même, la vache avait une âme.) La seule lumière qui les animait était celle du dehors. C'était terrible. Je révélais leur néant. J'étais impitoyable... Pendant six mois, ça a duré... Puis j'ai décidé de revenir, car ça avait un prix, d'être fou : je me consumais... Mon cœur n'aurait pas tenu bien longtemps encore comme ça, même si je sentais qu'il était fort... Il ne tenait plus qu'à un fil, à la fin... Je n'avais pas peur de la mort, mais je ne voulais pas mourir et les oiseaux non plus ne voulaient pas que je meure, ils venaient me le dire, sur mon rebord de fenêtre... J'ai senti que j'allais mourir, alors j'ai décidé de revenir. J'avais ce pouvoir. C'est dur, de revenir, douloureux, de perdre son pouvoir, sa puissance. Tout seul, je suis revenu, progressivement. J'ai laissé ma couronne sur un banc. Encore une fois, j'ai tout perdu. Je suis redevenu cet être aimable, gentil, doux, prévenant, le plus souvent, du moins je crois. Certains se rassurent avec l'idée du suicide, même s'il ne se suicident jamais, ça leur permet de vivre. Moi, je me dis que si un jour plus rien ne me retient ici, je pourrai redevenir fou, cette fois pour ne plus revenir. (Je sais comment on fait.)
vendredi 1 juillet 2011
dimanche 26 juin 2011
samedi 25 juin 2011
jeudi 23 juin 2011
lundi 20 juin 2011
Qui se souvient encore de Janet Gaynor et de Charles Farrell? Et de Frank Borzage? C'était du rêve. Pur. Du temps où le cinéma ne parlait pas. Ils ouvrent la bouche, on peut parfois lire un peu sur leurs lèvres, ça suffit bien. On ouvre bien grand les yeux. C'est même comme si on se réveillait, quand on regarde Lucky Star, comme si on se réveillait d'un très très long sommeil, lourd, sans rêves. On est ailleurs, enfin, pas juste un peu ailleurs, mais totalement ailleurs. Les bouches en disent bien plus et surtout bien mieux lorsqu'aucun son n'en sort. Alors, on ouvre les yeux, bien grand. Les oreilles, c'est fait pour entendre la musique, quand il y en a. Pour voir, il y a les yeux. On est là pour les voir, pour regarder, pour être dans ce rêve muet. (Si on veut les entendre parler, qu'on aille au théâtre.) A la fin, on n'est pas plus intelligent, ni plus malin, on a juste rêvé. Le propos est tellement simple. L'intrigue, il n'y en a pas vraiment. Il lui a lavé longuement et vigoureusement les cheveux avec des œufs. C'était drôlement beau, drôlement émouvant et sensuel. (Dans 7th Heaven, c'est elle, qui lui coupait les cheveux...) Des petites choses comme ça... Parce qu'il n'y a que les petites choses comme ça qui comptent vraiment... Ça vaut toutes les intrigues... Comme elle était gracieuse, Janet Gaynor... A la fin, il se traîne, avec ses béquilles, interminablement, dans une tempête de neige, pour la retrouver... Voilà, le rêve... On sait que ce n'est pas réaliste, qu'il ne peut pas retrouver l'usage de ses jambes si vite et dans de telles conditions... Un miracle?... On appelle ça comme on veut. Un rêve. C'est beau. C'est simple et lyrique. Ça fait pleurer. Ça suffit bien.
dimanche 19 juin 2011
Parfois, j'ai peur de sombrer dans la misère. Me retrouver à la rue. J'ai peut-être mangé mon pain blanc, comme on dit, je me dis alors. Ça me prend, comme ça, tous les cinq... dix ans. La dernière fois, je cherchais, difficilement, un nouvel appartement, une nouvelle tanière... (Je n'aurais peut-être pas dû lire la déchéance d'un homme, de Osamu Dazaï.) Jusqu'à quand dureront mes économies? Et après? J'ai eu de la chance, jusqu'à présent, j'ai toujours rebondi sans trop d'efforts. La question n'est pas tant : Que vais-je faire de ma vie? Mais plutôt : Vais-je continuer longtemps à me la couler douce ainsi? Je n'ai pas envie de souffrir. Je ne crois pas qu'on ait besoin de souffrir. Je veux bien jouer un peu le jeu, mais il ne faut pas que ça me coûte trop, puisque survivre a un coût. Heureusement, je suis d'une nature plutôt insouciante et en général je m'en fous, de l'avenir proche ou lointain. Mais, parfois, le spectre de la misère agite à l'horizon ses haillons nauséabonds et je fronce alors les sourcils. Que vais-je faire? Je me suis un peu embourgeoisé, ces dernières années, me suis habitué à un certain confort, tout en me la coulant très douce. Saurais-je encore réagir dans l'adversité? Ne me suis-je pas trop ramolli? Je n'ai pas envie de me battre pour survivre. Je n'en suis pas là, mais l'idée m'a travaillé toute la journée. Non, je ne me battrai pas. Je m'endormirai sur un banc, une nuit glaciale d'hiver, le froid m'emportera, ni vu, ni connu. Ni mendiant, ni voleur. Ou bien alors j'irai dans la forêt, dans une forêt, n'importe quelle forêt, je m'y construirai une cabane, vivrai en ermite, à l'affût du moindre bruit, vêtu de peaux de bêtes. Ou dans une grotte, même si mes os n'aiment pas l'humidité, je peindrai sur les parois. De toutes façons, je n'abandonnerai pas grand chose, je me dis, en regardant autour de moi... Mais dormir dans un bon lit, quand même, c'est agréable... Avoir des bières au frigo... Un ordinateur, une télécinémathèque, un canapé confortable, la radio, le gaz, l'eau courante et l'électricité, du thé blanc, des disques, des livres... Être en sécurité... C'est facile, d'être insouciant, quand on est vautré dans son canapé, le ventre plein, sirotant un whisky subtly sweet yet smoky en fumant une bonne cigarette... J'ai croisé mon SDF, en revenant de mon cinéma, vers les une heure du matin. J'étais à vélo. Il errait, cherchant un endroit pour dormir, dans ma rue, poussant son vélo sur lequel il a tout son barda. Tu rentres? il m'a demandé. Ben ouais, je rentre... Bonne nuit... A toi aussi...
mardi 14 juin 2011
En fait, tout ce qu'on veut voir, c'est son cul. On pourrait passer sa vie entière à le contempler et ce serait même alors une vie bien remplie, une belle vie. (Ça vaut aussi pour moi, je m'en rends compte, dans mes statistiques, on ne s'intéresse depuis un certain temps plus qu'à mon cul.) Il faut dire qu'elle avait un sacrément beau cul, Brigitte. Et mon cul, tu le trouves comment mon cul?... Bien... bien... Le mien, ce n'est qu'un cul... Enfin non, c'est le mien... Tiens, si je mettais mon cul, je me suis dit, un jour... Pourquoi pas?... Il est tout de même plus crédible, mon cul, plus réel que mon... âme... ou mon esprit, ou je ne sais pas quoi... Non?... Je l'ai un peu caché, au début, censuré, décensuré, recensuré, redécensuré, ça m'a posé bien des problèmes de conscience, moi tellement pudique en plus... Est-ce narcissique? Dans la mesure où je n'adore pas mon cul, certainement pas... Un attentat à la pudeur? J'aurais pu de la même façon montrer mes mains... Mais mon cul, quand même, j'avais un peu des réticences à le montrer au monde entier, au début, question de culture, je ne suis pas Yanomami à me balader si naturellement le cul à l'air... Et puis je me suis dit : Si Bardot montrait le sien, pourquoi ne montrerais-je pas le mien?... En plus, ce n'est pas vraiment mon cul, seulement une photo de mon cul, plutôt flatteuse en plus... Ceci n'est pas mon cul, aurais-je dû dire... De toutes façons, internet, c'est du cul, on y va surtout pour voir du cul, statistiquement, c'est un truc de voyeurs, pour se branler, pour plein de gens, d'une façon ou d'une autre, je ne juge pas d'ailleurs... Ce n'est pas mon simple, mon pauvre cul qui va changer quoi que ce soit à cette réalité, je me suis dit... D'ailleurs, moi aussi, il m'arrive d'y aller pour voir du cul. Si, par exemple, je tape dans google : "cul Bardot le mépris", je tombe sur mon propre cul. Me voici donc associé, aux yeux du monde, à Bardot, ou plutôt à son cul. Ce n'est pas rien. De toutes façons, on ne s'intéresse vraiment qu'à une chose, à son cul. Le reste, comme on dit, n'est que littérature.
mercredi 8 juin 2011
On y est presque. Le tsunami au Japon a un peu retardé l'échéance, rallongé le sursis. (Merci, Tsunami.) C'était prévu pour avril. Finalement, ce sera septembre. Les fournisseurs japonais pourront enfin honorer leurs commandes. Le tout numérique, on dit, dans le métier. C'est la mort du métier. C'est peut-être surtout la mort du cinématographe. Tout le monde se frotte les mains. Moi, je regarde, triste et amusé. J'étais un peu venu pour ça, dans ce métier de projectionniste, pour être là, pour assister de l'intérieur à la mort annoncée du cinématographe. Je ne parle pas des films, je parle de la technologie, du véhicule. Tout le monde se frotte les mains. Les exploitants n'auront plus d'ennuis avec les projectionnistes, puisqu'il n'y en aura plus. Les projections seront même toujours parfaites. Je connais un critique de cinéma, pourtant très cultivé et très fin, qui s'est même frotté les mains en public, sur son canard. Comme ça va être bien, enfin, parfait. Comme à la maison, j'allais ajouter... Bertrand Tavernier, pour le festival lumière, est venu l'an dernier présenter la 317ème section, un film qu'il adore. Tout le monde était bien content, copie numérique, nouveau master très haute définition, écran géant évidemment. J'ai appuyé sur le bouton de la souris, après son speech. J'ai regardé un peu, par le hublot, l'image. Parfaite. Puis je suis rentré chez moi. J'ai regardé, vautré dans mon canapé, la 317ème section, en dvd, sur ma télé full hd, c'était même drôlement bien. Quelques jours plus tard, on a passé psychose, de Hitchcock, en numérique. Les gens étaient ravis. Ils ne l'avaient jamais vu aussi beau, ce film, aussi parfait. Moi, je suis rentré chez moi, je me suis mis le dvd de psychose... Ce que je dis à ma directrice : comme c'est moche, votre numérique, ça me sèche les yeux... L'image est dure, froide, une image morte... Elle ne respire plus, l'image, on est devant les yeux écarquillés, on ne les cligne même plus... Pour moi, c'est du home cinéma géant, rien de plus... A la maison, c'est bien, en petit, car on n'est pas trop gêné par cette image qui ne respire pas, car c'est petit... En grand, ça vous submerge, instantanément, sorte de tsunami statique... Pourquoi alors abandonner une si belle technologie qui a tellement évolué en plus d'un siècle? L'argent. C'est une industrie, le cinéma. On a abandonné le 70 mm, alors que c'était ce qu'il y avait de mieux, technologiquement, comme véhicule, pour le très grand cinéma... Maintenant, c'est le 35 mm, qu'on fout à la poubelle... C'était mécanique, chimique, optique... Véhicule du rêve... On ne fera jamais mieux, même avec des milliards de pixels... On me dit que le spectateur ordinaire ne fait pas la différence. Je dis que si, il la fait, la différence, même si ce n'est peut-être pas conscient. Le cerveau, lui, fait la différence et même... toute la différence. Moi, je ne rêve plus, en numérique... Je suis quand même étonné de considérer que les professionnels du cinéma, les cinéastes, ceux qui sont censés avoir l'œil, comme on dit, ne réagissent pas, même si ce serait un peu tard, maintenant. Ils ne la voient pas, la différence, ils ne la sentent pas, eux? Mais peut-être que pour eux c'est mieux, aussi, le numérique. C'est le Progrès. Il n'y a donc rien à sauver. Alors, en silence, le cinématographe est mort.