vendredi 13 juillet 2012

Au début de la dame de Shanghai, j'ai entendu Patrick brailler fort et longtemps dans la nuit. Il devait être saoul. Il est toujours saoul. Du matin au soir à tard dans la nuit. Il fait la manche dans ma rue. La bouteille à la main. Depuis des années. Il était déjà là quand je me suis installé. Il était ailleurs quand j'étais ailleurs. C'est étrange. Ce n'est pas lui qui m'a suivi. C'est moi qui l'ai suivi. Comme son ombre. Il a changé de quartier. J'ai bientôt aussi changé de quartier. Et tous les soirs, il pousse des hurlements d'ivrogne. Il est à bout. Il est seul, dehors, ses affaires attachées sur son vélo, été comme hiver. Je l'ai vu se délabrer, depuis quinze ans que je le vois, dans ma rue, dans cette rue où je vis, comme dans l'autre rue où je vivais. Je l'ai vu perdre ses dents. L'été dernier, en se lavant les pieds dans la fontaine Place Ampère, il était tellement saoul qu'il a glissé et s'en est cassé trois d'un coup en tombant mâchoire la première sur le rebord. Il me les a montrées, dans sa main crasseuse, trois chicots jaunes et noirs. M'a montré aussi les trous, devant, sombres, sales, dans sa gencive, la tête penchée en arrière, comme chez le dentiste, que je constate bien. Il s'est mis à hurler, donc, au début de la dame de Shanghai. Il n'hurlait pas comme ça, au début. Maintenant, je l'entends hurler, c'est devenu normal : Tiens, c'est Patrick... Puis les hurlements s'éloignent. Et je l'oublie. Et je me retrouve dans la dame de Shanghai. C'est comme un rêve, la dame de Shanghai, un rêve que je ferais en boucle. Il y a des rêves comme ça que je fais en boucle. Ils reviennent, tôt ou tard. Ils continuent tout seuls à se jouer on dirait et parfois je me laisse glisser dedans. Dans celui-là, je suis un idiot, je me laisse embringuer dans une histoire à la con. Mais je suis un homme libre. Seul, du début à la fin. Quelques mirages, ici et là. Un monde où l'on pénètre animé par le désir, peut-être même l'amour, mais où tout est tordu, reflets, manipulations. Tout était faux. Je ne suis pas con : Je suis idiot, c'est différent. Je repars, tout seul, comme j'étais arrivé. Je suis riche d'une désillusion de plus. Blessé une fois de plus. Pas cynique. Ni aigri. Ce n'est pas moi, que je plains, que je trouve pathétique. Parce qu'elle me plaisait tellement, j'avais tellement envie d'y croire, même si c'était tellement idiot d'y croire et que je le savais bien. Elle n'était pas que ça. Si elle n'avait été que ça, ce ne serait rien du tout et la blessure ne serait pas ainsi suave et il n'y aurait même pas de blessure du tout. Et maintenant, elle n'est plus rien, la dame de Shanghai. Mais je ne suis pas près de l'oublier (Maybe I'll live so long that I'll forget her...), même si elle n'est plus rien, juste un rêve que je ferai sans doute encore toute ma vie, en boucle. Il y a pire, comme rêves. Ou plutôt : Il n'y a pas mieux, il ne peut y avoir mieux. On a les rêves qu'on mérite et je m'estime alors heureux. J'entends alors Patrick, au loin, qui se remet à hurler...

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