C'est toujours la même forêt. Qu'on aille au bout du monde, au delà des steppes d'Asie, au Japon, je ne sais où, qu'on se colle le nez à une benne pleine de pavés dans la rue en travaux. C'est la forêt. Quand on est myope, de toutes façons... Au moins, là, je ne me retrouverai pas nez à nez avec des touristes en short... Quelle tristesse, on me dira, il n'y a personne, dans votre paysage, il n'y a pas non plus d'oiseaux, ni de vent, ni rien... C'est vous qui le dites, je répondrai... Vous ne sentez pas la légère brise? Vous ne devinez pas la montagne derrière les arbres étiques? Vous ne ressentez pas le calme de l'étang? Tant pis pour vous... T'es parti où en vacances?... — A la benne... — C'était bien?... — Oh oui... — La prochaine fois tu m'emmèneras? — On verra... On risque quand même d'être un peu à l'étroit... — Ça semble immense pourtant... — Justement... Ce serait bien que ça le demeure... Et puis on gâcherait le silence, à bavasser comme on bavasse, dans une benne... Et puis on finirait au Vinatier, chez les lunatiques... — On y serait peut-être bien... — Peut-être bien... Il y a un grand parc... — Il y a des bennes aussi? — Bonne question... Je me renseignerai...
mardi 24 juillet 2012
samedi 21 juillet 2012
Il est terrible, le regard de Madhabi Mukherjee, à la fin de Kapurush (le lâche) de Satyajit Ray. On s'était mis à espérer, il faut dire... Alors qu'il aurait mieux valu ne jamais la revoir. Parce que quand on a raté ainsi le coche, c'est fini. Il est terrible, ce regard... Il aurait mieux valu garder son image d'autrefois, quand elle était si douce... Elle pleurait... Elle était prête à tout... C'est là, qu'il fallait y croire, ne pas faire le tiède... Plus maintenant... Depuis toutes ces années, elle a fait sa vie, elle s'est mariée avec un type riche un peu bedonnant et sans aucune fantaisie... mais gentil, sécurisant... Elle n'a rien oublié... Peut-être qu'elle se venge?... Peut-être un peu... Mais surtout, on ne revient pas en arrière... Une femme qu'on a fait pleurer ainsi, elle n'oublie pas... Et lui, il croit qu'il suffit de réapparaître pour qu'elle retombe dans ses bras... Elle ne va quand même pas rester avec ce mari qui ne la fera jamais pleurer tant il est ordinaire?... Et bien si... Parce que c'est du solide... Parce que peut-être aussi qu'elle est heureuse, ainsi... En tout cas, lui, l'amoureux d'autrefois pour qui elle aurait tout sacrifié, elle n'en veut plus depuis longtemps... Elle le méprise, peut-être même, aujourd'hui, lui qui n'a rien compris, qui est toujours le même finalement... Ou alors, elle se venge... et ensuite, revenue chez elle, elle va se mettre à pleurer... Mais je ne crois pas... Elle avait juste tourné la page depuis longtemps... Lui en était bien incapable et a raté sa vie, se vautrant dans les regrets et la mélancolie... Mais elle, elle a tourné la page... Elle a fait sa vie... Sans arrières pensées, sans regrets... Ça ne l'empêche pas d'avoir des souvenirs... Sauf qu'elle ne vit pas dans ses souvenirs... Alors que lui est toujours dans ses souvenirs... Il lui semble même que toutes ces années ne sont rien, qu'ils se sont quittés seulement la veille... Alors que non... Finalement, autrefois, il était incapable de vivre, incapable de se décider... Et aujourd'hui, c'est pareil... même s'il donne l'impression contraire... parce qu'il est encore dans le passé... parce qu'il est même incapable de sentir tout ce qui en elle a changé... La dernière scène est formidable... Il attend son train... Il lui a écrit un petit mot à la hâte tandis que le mari siestait : retrouve-moi à la gare si tu m'aimes encore... Il attend... Elle ne vient pas... Quand il n'y croit plus, elle apparaît enfin... Son cœur s'emballe... Elle va partir avec lui... Au moins elle est venue, il va la prendre dans ses bras, l'avoir de nouveau tout contre lui, la sentir... Sauf qu'elle n'est revenue que pour récupérer un flacon de somnifères qu'elle lui avait prêté la veille... Et aussi pour lui lancer ce dernier regard, avant de redisparaître dans la nuit... Vengeance?... Ou alors, le flacon de somnifères, elle va se l'avaler cul sec et la vengeance sera encore plus dure?... On ne sait pas... Pauvre petit gars égocentrique et immature, en tout cas... Pauvre petit gars... Pauvre con... Pauvre moi... Il aurait mieux valu ne jamais la revoir... En même temps, il ne l'a pas cherché... C'est juste arrivé... Mais comme ça fait du bien, de voir un film de Satyajit Ray... Comme tout est limpide et subtil à la fois, sans fioritures, juste... Ça ressource... Ça lave le regard de toute la laideur, de toute la médiocrité qui y est restée collée à défaut d'y pénétrer, qui peut finir par rendre aveugle... Et Madhabi Mukherjee alors... quelle splendeur, comme toujours...
mardi 17 juillet 2012
Ma lectrice est en vacances. Loin. Me voilà donc tout seul. Plus personne pour me lire... Je regarde le calendrier : elle sera encore absente trois semaines. Que vais-je bien pouvoir faire tout ce temps? Parce que moi je m'étais habitué, à avoir une lectrice. Au début, je l'ai chassée, et même plusieurs fois parce qu'elle revenait toujours. (En même temps, je la chassais aussi pour voir si elle reviendrait...) Parce que je n'en voulais pas, au début, je préférais me savoir seul. J'aimais l'idée qu'il n'y avait personne, que tout ça se perdait dans le Néant. Je me suis senti alors envahi, moi qui me croyais seul sur mon île. Puis, peu à peu je me suis habitué à sa présence. Elle est même devenue essentielle, ma lectrice. Et maintenant qu'elle est en vacances, elle me manque, même si ce n'est que pour trois semaines. Je ne sais toujours pas ce qu'elle me trouve. Il y a tellement de choses bien à lire et il a fallu qu'elle jette son dévolu sur ça, ces vagues rots. C'est un mystère, pour moi. L'été dernier aussi, elle était partie en vacances, mais elle était restée connectée, comme on dit aujourd'hui. Cette année, elle a voulu des vraies vacances. Je comprends. N'empêche que moi, je n'ai plus rien à dire, maintenant que je n'ai plus de lectrice. Quand je n'avais pas de lectrice, je m'en fichais, je n'avais pas besoin d'avoir quelque chose à dire. J'étais peinard, sur mon île, je sifflotais quand j'avais envie de siffloter et peu m'importait d'être dans le ton et parfois même je me mettais à gueuler voire lâchais un vent monstrueux qui faisait s'envoler d'un coup tous les oiseaux et se figer le sang des bêtes. Mais maintenant que j'ai une lectrice, tout est bien différent, je suis devenu quand même beaucoup plus délicat. Et comme elle est en vacances, moi, je me retrouve tout seul comme autrefois quand je n'avais pas de lectrice et que d'ailleurs je n'en voulais surtout pas. C'est comme une séparation alors. Tout est tellement vide, soudain. Trois semaines, ça fait long. Si c'est comme ça, je vais peut-être bien redevenir sauvage, me laisser pousser la barbe et les ongles, plus me laver. Et puis peut-être aussi me mettre à dérailler vraiment, maintenant que plus personne ne regarde. Elle verra bien, quand elle rentrera... Peut-être même que je la rechasserai, comme autrefois... Allez tirez-vous... vous m'emmerdez à être toujours là à lire par dessus mon épaule... et puis tellement gentille, généreuse... ça m'énerve, les filles gentilles... (je préfère les salopes...) Parce que je me serai réhabitué à ne plus en avoir, de lectrice... Trois semaines, ça fait long... (Jusque là, elle n'a jamais été absente plus de deux jours...) Ou alors peut-être qu'une autre va prendre la place... Ah... désolé... fallait pas partir en vacances... la place n'est pas restée vacante longtemps vous voyez... Qu'est-ce que vous croyez? Qu'un type comme moi, aussi flamboyant, peut rester tout ce temps sans lectrice?... Vous êtes bien naïve décidément... Et j'en prends, moi, des vacances?... Dire que je vous ai eue comme lectrice pendant tout ce temps... On n'avait pas les mêmes goûts, de toutes façons... Alors évidemment, s'il y a des candidates, qu'elles m'envoient leur cv, avec photos, mensurations, motivations et tout, je ferai un casting, ça m'occupera... (Il ne peut y en avoir qu'une...) Ça lui apprendra, à partir en vacances...
dimanche 15 juillet 2012
J'ai fait un rêve perturbant. J'étais arrêté dans la rue par un type qui, sans préambule, voulait me faire nikyo, une torsion du poignet. Je voyais aussitôt qu'il s'y prenait mal et commençais alors gentiment à lui montrer comment briser proprement un poignet. Quelqu'un d'autre survenait, un type qui travaillait parfois avec moi, un collègue projectionniste du temps où j'étais projectionniste, un petit bonhomme timide, constamment mal à l'aise, suant, bourré de tics, qui me suivait comme mon ombre, comme si j'étais son modèle, moi qui donnais l'air de n'avoir peur de rien ni de personne. Je l'aimais bien. Il était gentil. Je le sentais seul et misérable. Il était faible et on profitait en général de sa faiblesse. Petit et grassouillet, ne prenait pas soin du tout de sa personne, sentait souvent un peu mauvais. Et il me suivait, partout où j'allais. Parfois, j'étais obligé de lui dire : là, je vais pisser... Mais je l'aimais bien... Même si parfois il m'agaçait... Je n'aimais pas qu'on le méprise... J'avais envie de le secouer, de lui dire de relever la tête, d'arrêter de se faire marcher sur les pieds, de trembler... Je le trouvais faible, tellement faible, et ça pouvait m'agacer... En même temps, je savais que les choses ne changeraient pas... Donc, dans mon rêve, le petit bonhomme en question survenait. Pour une fois, il se mettait même en avant. Me voyant expliquer comment briser proprement et sans effort un poignet, il s'approchait, voulait reprendre le fil de l'explication, car dans mon rêve il faisait aussi de l'aïkido, était même en quelques sortes mon élève, mon disciple, ce qui n'était pas le cas dans la vraie vie. (L'autre regardait.) Alors, il me saisissait le poignet et commençait sa technique. Moi, son maître, je lui faisais alors remarquer que ça n'était pas tout à fait ça et qu'il s'exposait dangereusement. Il ne réagissait pas. Pour mieux qu'il comprenne, je lui faisais une contre-technique qui lui faisait mordre la poussière, la tête la première. Un peu durement, peut-être. (On me reproche, parfois, d'être un peu dur, quand pourtant j'essaye d'être doux, sauf parfois quand je suis volontairement un peu dur, mais très modérément, pour des raisons pédagogiques : ça ne sert à rien de (me) résister...) En effet, une partie de son visage, tout le front et le nez et un œil, était restée collée au sol. Je comprenais alors que c'était une prothèse, comme celles des gueules cassées de la guerre de 14. Se relevant, courbé, humilié, il ramassait son visage et se le refixait tant bien que mal. J'étais soudain désolé et honteux. Je lui tapotais l'épaule pour le réconforter. Mais je savais bien qu'il avait perdu la face et qu'il aurait beaucoup de mal à s'en remettre. Pour une fois qu'il cherchait à s'affirmer... Je l'avais anéanti, moi, son maître... Avais-je donc quelque chose à prouver?... Que j'étais le plus fort?... J'avais peut-être eu besoin aussi qu'il n'ait plus cette confiance aveugle, totale, canine, en son maître, ce qui m'avait toujours agacé, moi qui n'avais jamais voulu être son maître...
vendredi 13 juillet 2012
Au début de la dame de Shanghai, j'ai entendu Patrick brailler fort et longtemps dans la nuit. Il devait être saoul. Il est toujours saoul. Du matin au soir à tard dans la nuit. Il fait la manche dans ma rue. La bouteille à la main. Depuis des années. Il était déjà là quand je me suis installé. Il était ailleurs quand j'étais ailleurs. C'est étrange. Ce n'est pas lui qui m'a suivi. C'est moi qui l'ai suivi. Comme son ombre. Il a changé de quartier. J'ai bientôt aussi changé de quartier. Et tous les soirs, il pousse des hurlements d'ivrogne. Il est à bout. Il est seul, dehors, ses affaires attachées sur son vélo, été comme hiver. Je l'ai vu se délabrer, depuis quinze ans que je le vois, dans ma rue, dans cette rue où je vis, comme dans l'autre rue où je vivais. Je l'ai vu perdre ses dents. L'été dernier, en se lavant les pieds dans la fontaine Place Ampère, il était tellement saoul qu'il a glissé et s'en est cassé trois d'un coup en tombant mâchoire la première sur le rebord. Il me les a montrées, dans sa main crasseuse, trois chicots jaunes et noirs. M'a montré aussi les trous, devant, sombres, sales, dans sa gencive, la tête penchée en arrière, comme chez le dentiste, que je constate bien. Il s'est mis à hurler, donc, au début de la dame de Shanghai. Il n'hurlait pas comme ça, au début. Maintenant, je l'entends hurler, c'est devenu normal : Tiens, c'est Patrick... Puis les hurlements s'éloignent. Et je l'oublie. Et je me retrouve dans la dame de Shanghai. C'est comme un rêve, la dame de Shanghai, un rêve que je ferais en boucle. Il y a des rêves comme ça que je fais en boucle. Ils reviennent, tôt ou tard. Ils continuent tout seuls à se jouer on dirait et parfois je me laisse glisser dedans. Dans celui-là, je suis un idiot, je me laisse embringuer dans une histoire à la con. Mais je suis un homme libre. Seul, du début à la fin. Quelques mirages, ici et là. Un monde où l'on pénètre animé par le désir, peut-être même l'amour, mais où tout est tordu, reflets, manipulations. Tout était faux. Je ne suis pas con : Je suis idiot, c'est différent. Je repars, tout seul, comme j'étais arrivé. Je suis riche d'une désillusion de plus. Blessé une fois de plus. Pas cynique. Ni aigri. Ce n'est pas moi, que je plains, que je trouve pathétique. Parce qu'elle me plaisait tellement, j'avais tellement envie d'y croire, même si c'était tellement idiot d'y croire et que je le savais bien. Elle n'était pas que ça. Si elle n'avait été que ça, ce ne serait rien du tout et la blessure ne serait pas ainsi suave et il n'y aurait même pas de blessure du tout. Et maintenant, elle n'est plus rien, la dame de Shanghai. Mais je ne suis pas près de l'oublier (Maybe I'll live so long that I'll forget her...), même si elle n'est plus rien, juste un rêve que je ferai sans doute encore toute ma vie, en boucle. Il y a pire, comme rêves. Ou plutôt : Il n'y a pas mieux, il ne peut y avoir mieux. On a les rêves qu'on mérite et je m'estime alors heureux. J'entends alors Patrick, au loin, qui se remet à hurler...
dimanche 1 juillet 2012
J'ai chaud. Je bâille. Je pose. Je prends un air pensif. Je me dis : là, tu seras bien. C'est toujours bien, de prendre un air pensif, même quand on ne pense à rien, et même surtout. On peut TOUT projeter sur le RIEN. Et puis alors je bâille, ça me prend, au moment où je pose, où j'essaye en vain d'être beau. Je ne sais plus qui je suis, alors, quand je bâille. J'échappe à mon contrôle. Je ne me reconnais plus. Je gonfle. Je me transforme. Je me sens fort, très fort. Et même gros, très gros. J'ai l'air de pousser un long cri silencieux. J'ai l'air de souffrir peut-être, ou d'être en colère, alors que je suis tellement bien, quand je bâille. Tellement bien que j'aimerais que la vie ne soit qu'un long bâillement. Mais ça ne dure pas, hélas. Je reprends bientôt ma forme initiale. Je redeviens normal, moi qui étais si gros, si fort. Et j'aimais tellement être gros et fort, rempli d'air. Et le bruit, en dedans, du bâillement, derrière les yeux. Personne ne me regarde. Je ne mets pas la main devant la bouche. C'est bon, d'être seul et de bâiller sans mettre la main devant la bouche. Mettre la main devant la bouche, ça gâche un peu le bâillement. On ne s'y abandonne pas complètement, quand on met la main devant la bouche. Alors, il vaut mieux être seul, pour bâiller. Et pour plein d'autres choses. Mais pour bâiller, au moins. J'aimerais partir dans un bâillement. Qu'on me retrouve ainsi. Il a dû beaucoup souffrir, on dirait, me découvrant la bouche grande ouverte, méconnaissable. Alors que j'étais au contraire tellement bien. J'ai chaud. Je bâille. Quand la température extérieure se rapproche de la température intérieure, la membrane entre le dehors et le dedans s'amincit. Le bâillement long et béant inspire ce qu'il en reste. Je suis alors entier. Je suis alors en accord parfait avec le Monde, avec le Temps, avec le Néant, avec Tout & N'importe quoi. Je suis comme j'étais avant d'être et comme je serai après avoir été, quand je n'étais pas encore dans le Monde ni dans le Temps et quand je n'y serai plus. Le bruit derrière les yeux est comme le grondement sourd des réacteurs d'un vaisseau qui m'emmène au delà du Monde et du Temps. Je voyage, quand je bâille. Qu'avez-vous fait de plus grand dans votre vie? J'ai bâillé. Et comment... Au plus fort du bâillement, de la tension, le temps est comme suspendu, tout pourrait alors s'arrêter. Tout d'ailleurs s'arrête, à un moment, même le grondement sourd des réacteurs du vaisseau qui m'emmenait au delà du Monde et du Temps. Et j'aimerais demeurer dans cet arrêt, qui est peut-être bien LA destination, où je ne suis personne, où je ne suis rien, où il n'y a personne ni rien. Mais je suis toujours revenu, jusqu'à présent. C'est même très bon, de revenir. Je ne lutte pas. Je reviens, tout naturellement, parfaitement détendu, comme n'importe quel chat, comme n'importe quel animal.