mardi 29 novembre 2011

En fait, je n'ai rien à dire. Je me trouve con. Tellement con. Je n'ai pas dormi de la nuit. (C'est moche, ce truc, ça va bien avec.) Je ferais mieux de me taire, mais c'est comme si je voulais enfoncer le clou. Et puis j'avais faim. Je me sentais même tout vide. Alors je me suis levé. Je prends mon petit déjeuner. J'écoute la radio. Je n'y comprends rien. En fait, je les trouve cons. De si bon matin, se mettre à parler comme ils parlent, je ne comprends pas. Ils ne s'arrêtent jamais. Ils ont toujours un truc à dire et ils ont même l'air d'y croire. Et si un jour, à la radio, ils n'avaient plus rien à dire, on tendrait l'oreille, au début, puis on comprendrait qu'il n'y a plus rien à dire et donc plus rien non plus à écouter. On entendrait parfois quelqu'un se racler un peu la gorge, se gratter la tête, éternuer, un début de fou rire nerveux, finalement désespéré, un micro qui tombe, une chaise qui couine, quelqu'un qui s'enfuit en courant... Ça ferait drôle, non?... Oui, c'est con... Putain, j'ai 45 ans, je me suis dit, toute la nuit, il faut être con quand même pour ne pas pouvoir s'endormir parce qu'on se dit qu'on a 45 ans. Bilan des 45 ans : néant. D'autres fois, ça me fait sourire voire je trouve ça même apaisant. Mais là, non. Néant. Et puis j'ai vu mon père, bien net, qui me regardait, j'aurais presque pu le toucher... Trépassé à 55... Je me rapproche... Je n'aurais jamais dû aller voir un médecin. Tout allait bien. J'y suis juste allé pour un certificat médical. C'est alors qu'il m'a mis des idées dans la tête. Elles y étaient déjà avant, mais très très vaguement, un petit nuage sombre, là-bas, au loin... C'est sournois, un médecin, quand même. Ça vous regarde, avec son œil suspicieux, pointu, pathologiste, vous demande alors si vous êtes en bonne santé. Drôle de question. Qu'est-ce que j'en sais, moi, si je suis en bonne santé... je n'ai même pas envie de savoir, d'ailleurs, que je lui dis, tant que je me sens bien... Il faut qu'il trouve un truc, c'est son boulot, je peux comprendre... Alors, la fois d'après, il regarde mes analyses de sang, fronce un peu les sourcils, avec presque un air victorieux on dirait... Et  me voilà avec du cholestérol maintenant, moi qui étais en parfaite santé l'instant d'avant, pas beaucoup, bien moins même que lui il me dit, mais tout de même un peu et puis avec mon père n'est-ce pas qui en avait aussi du cholestérol et qui a même fait des infarctus à cause de ça avant de se faire son cancer du fumeur n'est-ce pas... C'est l'idée, qui compte, le soupçon... Tu fumes combien?... Et là, toute la nuit, putain... j'ai 45 ans... et mon père qui me regarde en souriant, comme s'il m'attendait, comme s'il savait que je me rapproche, que mon heure vient, c'est pour ça aussi qu'il est bien net, parce que j'ai du cholestérol, pas beaucoup certes, mais c'est l'idée qui compte, elle est là, elle circule même dans mon sang, bientôt mûr donc pour le caveau... On est pareils, mon fils, les mêmes gênes, c'est comme ça faut t'y faire... Si ça se trouve aussi j'ai déjà un cancer... Il suffirait que l'idée se précise... Je sens qu'il ne va pas tarder à me prescrire une radio des poumons, le médecin... Tiens, c'est quoi ça?... Ben voilà, regarde, là, il est là, pas bien gros encore, mais il est là... si si... Tu vois?... Du coup, je me trouve vite fait un bon dealer, je me mets à fumer massivement de l'herbe ou mieux encore de l'opium, pour me finir en douceur, pas trop avoir mal... Moi, on ne m'ouvrira pas, on ne m'enlèvera rien, même si c'est tout noix pourrie à l'intérieur... Alors il y a quelqu'un, dans l'immeuble, qui chaque matin fait un trou à la perceuse, cinq ans que ça dure, juste un petit coup de perceuse, pas un trou bien profond donc, chaque matin, pas plus qu'une fraction de seconde, dans du bois on dirait, je ne comprends pas... Ou alors c'est toujours le même trou peut-être et c'est l'œuvre de sa vie, son trou... Je viens de l'entendre... Je ne comprends pas... L'art contemporain non plus je ne comprends pas, même si ça s'appelle métastases 45... Je ne comprends pas non plus ce qu'ils disent à la radio, ce qu'ils ont tant à dire, pourquoi ils ne s'arrêtent jamais... C'est comme le type avec son trou, c'est pareil... Ou alors c'est une femme, à la perceuse?... Peut-être... même si je ne comprends pas mieux, si c'est une femme, à la perceuse...

dimanche 27 novembre 2011

Ma sœur, c'était mon ange gardien. Elle me protégeait, en permanence avait un œil sur moi. On se tenait souvent par la main. Elle m'a sauvé bien des fois. Elle arrivait toujours au bon moment. Elle ne s'en souvient peut-être pas, mais moi je m'en souviens très bien. Je me souviens même de l'odeur de sa robe de chambre, comme je me souviens de celle des coussins et de celle du divan. C'est là, imprimé en moi pour toujours. C'est sans doute l'époque de ma vie la plus heureuse, la plus parfaitement et simplement heureuse. Parce qu'il y avait ma sœur. Après, il y a eu l'adolescence, les choses ont changé. Puis on est devenus adultes et les choses ont encore changé. On a pris des chemins différents. N'empêche que c'est toujours ma sœur et que ce sera toujours ma sœur. On était bien. Elle était protectrice et moi protégé, ça a sans doute déterminé nos caractères. Même dans les situations les plus difficiles, plus tard, j'ai toujours eu l'impression d'avoir un ange gardien, que tout finirait ainsi par s'arranger. Cette sorte d'optimisme, de tranquillité, même si je suis parfois aussi pessimiste et intranquille, me vient d'elle je crois, de cette époque, de notre enfance. Je la trouve tellement émouvante, ma sœur, dans sa petite robe de chambre dont je connais encore l'odeur. J'ai aussi encore la sensation tactile du tissus de sa robe de chambre et de ma main sur son aine. Pour me redresser, je devais appuyer sur son aine avec ma main et même peut-être avec mon poing et elle me disait alors que je lui faisais mal, mais je faisais la même chose la fois suivante, même si je le savais bien que ça lui faisait mal. Du coup, ses souvenirs à elle sont sans doute moins agréables que les miens, elle qui me protégeait, moi qui avais tous les droits. C'est comme le souvenir d'une autre vie. Je lui faisais mal. Et je le savais. Je lui faisais mal, parce qu'on était tellement proches... Ce n'était pas méchant, mais il y avait déjà toute la cruauté qui couvait dans la tendresse... Ce besoin de faire mal, à un moment... Ce n'était pas intentionnel. Je n'appuyais pas sur son aine pour lui faire mal. Mais je savais que ça lui ferait mal... (Après cette époque bénie, est venue celle où on n'arrêtait plus de se chamailler, se traînant même parfois à tour de rôle par les cheveux à travers tout l'appartement, l'époque des cris et même des hurlements.)

jeudi 24 novembre 2011

Alors je croyais que tout allait bien. Sauf que je n'avais pas retourné la feuille. Je me suis senti con. Parce qu'il y avait quelque chose derrière? Ben oui, le cholestérol, tu vois, là, ce qui est en gras... Alors le HDL, le bon, un poil bas, le LDL, le pas bon, un poil haut... Juste un poil, mais quand même, faut faire gaffe, qu'il me dit, avec nos antécédents familiaux... (En même temps, il me dit que son taux à lui est bien plus haut que le mien...) Ah... le saucisson... le fromage... T'en manges beaucoup?... Plutôt... Si tu voyais ma marchande de saucissons... Avant de la connaître, je n'en mangeais pas autant... Et puis le vin (parce qu'il y a aussi le VGM et les triglycérides qui sont un peu en gras...) c'était la semaine où j'en buvais pas mal tu comprends c'est une semaine sur deux, depuis que je suis passé au cubi en plus, avec le saucisson, le fromage, deux... trois verres... Et puis je devais aussi avoir une bonne bouteille de whisky, cette semaine-là... Alors, je lui ai cassé ses lunettes, une fois, à l'aïkido, je lui avais bien dit de les enlever... Je l'ai même mis presque KO, ce jour-là, en remuant à peine un doigt... Pourtant c'est un gaillard, un ancien rugbyman, bien plus costaud que moi... Mais là, c'est son domaine, le cholestérol, quand le mien c'est la guerre... Alors faut bouffer des sardines, comme j'ai compris... Moins de saucisson, plus de sardines... N'empêche que ça m'a foutu un petit coup, au début, cette histoire de cholestérol, même si je sors juste un peu des limites, moi qui croyais que tout allait bien, il va falloir que je me surveille, on n'est plus si jeunes qu'il me dit en me raccompagnant à la porte comme si j'étais un vieillard souffreteux... En rentrant, à l'heure du thé, je me suis enfilé une petite boîte de sardines en buvant du wulong... J'adore les sardines, heureusement... Je crois même que je vais en prendre au petit-déjeuner désormais... On peut en bouffer tant qu'on veut... Les sardines, ce sont les petits soldats qui vont livrer bataille aux vilains saucissons... Une page se tourne, donc, il fallait lire au verso... Putain, j'ai du cholestérol...

mercredi 23 novembre 2011

Il y avait cette dame. Je faisais la queue, au marché Place Carnot, devant la camionnette de ma (très jolie) marchande de saucissons. Alors vous n'avez plus de boudin... (Car elle ne vend pas que du saucisson...) Je la connaissais, je ne me souvenais plus d'où... Un visage familier, à la fois sévère et chaleureux... Heureusement, j'ai fait la queue longtemps... Ça m'est revenu enfin... Marie-Danielle? C'est bien vous?... Je lui ai dit alors que ce n'était plus pareil, depuis qu'elle était partie, qu'on y mangeait moins bien, en beaucoup plus maniéré, chez Marie-Danielle, que d'ailleurs je n'y allais plus depuis qu'ils faisaient des sauces allégées, que mon petit neveu gardait un souvenir extraordinaire de la fois où je l'y avais emmené avec ses parents... Si t'es pas sage, on te laisse chez Marie-Danielle... Ça lui faisait peur et en même temps drôlement envie... Elle savait y faire, avec les petits, m'a-t-elle dit... Pas qu'avec les petits, ai-je renchéri... Ça lui a fait plaisir, que je me souvienne d'elle, à la fin elle m'a caressé le bras affectueusement comme si on se connaissait depuis toujours... C'était drôlement bon, chez elle, la langue de bœuf sauce piquante, et pas cher, et accueillant, les meilleures quenelles de Lyon on disait, c'était pratique je n'avais qu'à traverser la rue... Un peu plus tard, je suis sorti de la boulangerie italienne, avec toutes mes courses du marché, j'étais sur le point de traverser la rue, sur le passage piéton, une voiture s'est arrêtée, inopinément j'ai préféré longer la voiture pour traverser derrière elle, en faisant un petit geste de la main pour lui dire d'y aller... En passant, un sourire éclatant et même éclaboussant de la jeune femme qui était au volant... Je me suis retourné, éclaboussé, soudain figé comme par un flash, elle était déjà loin, dans sa petite bmw immatriculée je n'ai pas su où... Ce sourire... De ma vie je n'ai rencontré qu'une fille qui avait ce sourire, un sourire vraiment éclatant, à se demander s'il était vrai, tellement il était éclatant... Je l'ai à peine aperçue, du coin de l'œil, en passant et j'ai été totalement éclaboussé... Évidemment, ce n'était pas elle, même si finalement je n'en sais rien et n'en saurai jamais rien... Mais c'était son sourire... Ce qui veut sans doute dire que ce n'était pas son sourire, puisqu'au moins une autre femme avait ce même sourire... Le soir, après mon cours d'aïkido, un débutant : C'est toi... le chaman?... Et moi : Parce que tu trouves que j'ai une gueule de chat-man?... Alors, soudain triste, je me suis mis à penser à Mouchette...

mardi 22 novembre 2011

Avant de marcher, j'étais dans ma boîte. C'était mon chez moi, ma boîte, je m'y sentais bien. On la mettait parfois sur la machine à laver, en plein essorage ça secouait. Au début, on m'avait mis dans cette boîte pour rigoler, pour voir la tête que je ferais. C'était la boîte à pommes de terre. Puis, comme je m'y trouvais bien et même très bien, c'était devenu ma boîte. Mon chez moi, en somme. C'est peut-être pour ça que j'ai mis du temps à marcher, à cause de la boîte, je ne voyais pas trop l'intérêt d'en sortir, être dans ma boîte me suffisait amplement. Il y a quelques années, j'ai lu un roman très étrange de Kôbô Abe, l'homme-boîte. Je me suis souvenu alors de ma boîte. Quand je me suis mis à marcher, je suis sorti de ma boîte. Mais je crois que par la suite je n'ai eu de cesse de la retrouver. Il me semble qu'à quatre ou cinq ans, je l'ai retrouvée, à la cave et que j'ai essayé d'y entrer de nouveau, mais j'étais devenu trop grand. Alors j'ai dû trouver des boîtes plus grandes. C'est pourquoi j'ai toujours été très casanier. (Ainsi que grand mangeur de pommes de terre.) Quand je suis chez moi, je suis un peu comme dans ma boîte. Je n'ai pas besoin de sortir sans arrêt. Dehors, il n'y a pas grand chose, c'est un peu toujours pareil, les mêmes gens qui marchent dans les mêmes rues, les saisons qui passent... Dans ma boîte, il y a tout. C'est mon monde. Toujours différent. Pas besoin de prendre le train, ou l'avion, car dans ma boîte je suis partout, je voyage même en permanence, dans le temps, dans l'espace, dans l'immobilité, c'est infini. Quand j'ai vraiment besoin d'action, de sensations fortes, je me fais une lessive.

lundi 21 novembre 2011

Je ne sais pas où je vais. Rien n'a changé finalement. Le langage en plus, mais rien de plus. Car là c'était encore l'époque du muet, des sensations pures. Je marchais. J'ai mis du temps à m'y mettre, tellement sans doute j'étais déjà très paresseux, partisan du moindre effort comme me disait ma mère et c'était la vérité et c'est toujours la vérité car je n'ai jamais trouvé plus grand, plus simple, plus agréable, confortable et noble parti, voilà pourquoi entre autres je n'ai jamais voté. (S'il y avait un Parti du Moindre Effort, là oui, sûr, je voterais...) Puis j'ai marché. Pour aller où? devais-je déjà me demander même si je n'avais pas encore de mots pour me le demander. Là-bas. Il y a quoi derrière le muret? Le Rhône, il y avait. Il était large, vert, opaque. Il n'a pas changé, le Rhône, quand je reviens à l'endroit de cette photo. Et moi? Pas tellement non plus je crois. Finalement il ne s'est pas passé grand chose depuis. J'ai fait quelques pas dans le monde. Suis allé voir ce qu'il y avait, derrière le muret : le Rhône, large, vert, opaque. Plus tard je suis même allé bien plus loin. J'ai pris le train. J'ai vu la mer. L'océan. J'ai pris l'avion, pour aller voir de l'autre côté, là où il y avait les îles dont parlaient Stevenson, Jack London, là où il y avait les bagnes aussi, là où il y avait les cannibales aussi, qui mangeaient les missionnaires, parce qu'il y avait des missionnaires, qui avaient donc une mission, car ils savaient où ils allaient et même pourquoi ils y allaient, et puis des cannibales, qui les mangeaient, car il faut bien manger et là-bas, m'a-t-on dit là-bas, parole d'autochtone cultivé, il n'y avait pas beaucoup de viande, alors un bon steak, quand il se présentait, ça ne se refusait pas, pour les protéines avant tout, accompagner l'igname, le taro ou la patate douce dont à force sans rien d'autre on pouvait se lasser, mais maintenant il n'y en avait plus, des cannibales, parce qu'on était venus, nous, les civilisés, pour les civiliser et que maintenant les steaks on les trouvait en barquettes, au supermarché, l'équilibre alimentaire, tout simplement, le manque de protéines évidemment comment n'y avais-je pas pensé je me suis senti con, mettez-leur un bout de barbaque dans l'assiette et vous verrez qu'ils ne sont pas plus cannibales que vous et moi, j'ai mis ainsi à la poubelle tous mes anthropologues, ainsi que ma licence de sociologie, méfiez-vous de ce qu'on raconte dans les livres, si ça se trouve ils n'y ont même jamais foutu les pieds, chez les anthropophages... Alors je suis allé aussi loin qu'on peut aller, en marchant, ou autrement, me demandant ce qu'il y avait derrière le muret. Le Rhône, il y a, large, vert, opaque. Plein de gens s'y sont noyés, à cet endroit, car il y a beaucoup de remous, de courants, de tourbillons, il faut le savoir. Je croyais, au début, que j'aurais pu être emporté et englouti en y trempant seulement un doigt ou un orteil, soudain aspiré, avalé par le fleuve. (D'ailleurs je me demande si j'ai même une seule fois dans ma vie trempé un doigt ou un orteil dans le Rhône, qui est peut-être bien alors tabou.) Au bord, en contre-bas, il y avait une fabrique de papier. On faisait descendre le bois sur le Rhône. Maintenant il n'y a plus qu'un écriteau en fer qui dit qu'il y avait là une fabrique de papier, quelques murs en pierre sans toit comme des ruines antiques. Sans trop savoir où j'allais, j'ai moi aussi un peu descendu le Rhône, comme un tronc dont on faisait du papier. Mais rien n'a vraiment changé. J'en ai vu, depuis, des murets, mais toujours un peu le même muret finalement et toujours au delà du muret finalement le même Rhône. (Large, vert, opaque...)

jeudi 17 novembre 2011

Je ne sais pas où je vais. Mais je sais d'où je viens. Je me souviens du jour où mon grand-père est mort. Je revenais à mobylette de l'usine où je travaillais l'été pour gagner deux trois sous. C'était en juillet, à midi et quelques, j'avais donc fait quatre heures midi dans une usine de plastique où il faisait entre 40 et 50°c. Ma mère m'attendait dans la cour. Le pépé, ça y est... Bon, j'ai dit... Puis je suis allé pleurer un peu dans ma chambre. Juste un peu car en même temps ce n'était pas une si mauvaise nouvelle car il croupissait depuis des années dans un hospice sordide en Haute-Loire, c'était même à Riotord. Ça fait peur, Riotord. Le terminus. Rio, mais... tord... Si tu vas... à Riotord... On va à Riotord, on disait, quand on allait le voir, pas souvent. Il faisait froid, il y avait du brouillard, tout était moche et sentait mauvais. On l'avait mis là-bas, dans ce trou. Il était mineur de fond, avant, il s'y connaissait donc bien en trous, il était habitué. J'avais honte de l'avoir laissé là-bas, même s'il avait une chambre individuelle, car on avait visité bien pire, je me souviens d'un grand dortoir d'une trentaine de lits en fer, les murs tout jaunes et lézardés, des vieux en chemise de nuit le cul à l'air ça sentait l'urine et le caca et le hachis parmentier, un brouhaha de plaintes, de râles, de quintes de toux grasse, de vols de grosses mouches mordorées, déchiré parfois par un cri, on n'imagine pas ce genre d'endroit, il faut y entrer pour le croire. Lui, quand même, il avait sa chambre, on disait, individuelle, on avait tout bien fait comme il fallait, dignement, avec les moyens qu'on avait, n'empêche que j'avais honte à me cacher à étouffer même en dedans. Alors, quand il est mort, ce n'était pas si triste. Le pépé est mort. Comme il me manque encore, même si ça fait plus de vingt ans. C'était un farouche le pépé. Un gentil, mais farouche. Une fois, à Riotord, il a fait une attaque, a été alors hospitalisé à Saint-Etienne, à Bellevue. C'est la seule fois en peut-être dix ans qu'il est revenu dans sa ville. Alors, en pyjama, après avoir fauché un couteau en cuisines, la seule fois peut-être de sa vie où il a volé quelque chose, il est remonté hémiplégique à la maison, chez la mémé, au moins deux kilomètres à pieds avec une montée bien raide, se traînant, se tenant aux murs son couteau dans le poing pour lui faire son affaire à la mémé, même si finalement ça ne s'est pas fait car ils l'ont rattrapé juste avant, à la porte, ils je ne sais pas qui, des infirmiers peut-être, ou alors les gendarmes... Il s'était senti trahi, profondément, abandonné comme un chien, il faut se mettre à sa place, on l'avait envoyé à Riotord... Lui, ce qu'il voulait, ce n'était pas grand chose, avoir la paix, son bout de jardin, son caporal bleu, deux trois copains... On me disait, quand j'étais gamin, que j'étais mon grand-père tout craché. C'était vrai. On s'entendait tellement bien, sans rien dire. C'était mon seul modèle. Ça l'est toujours.

vendredi 11 novembre 2011

Elle croit ce qu'elle voit. Elle voit ce qu'elle croit voir. Avec ou sans longue vue, elle a d'abord la vue très courte. Parce qu'elle a tellement rêvé, elle a tellement souhaité depuis toujours voir ce qu'elle croit voir enfin. Seulement, voir n'est jamais objectif, même à travers un objectif. Longtemps, elle continuera de voir ce qu'elle veut voir. Parce que c'est toute sa vie, tout le rêve de sa vie, qui est en jeu. C'est même l'Amour, qui est en jeu. D'abord, elle croit. Puis elle veut croire. Ça devient de plus en plus difficile et même douteux quand ce n'est plus qu'une question de volonté parce que la foi s'en est allée. Parce que quelque chose s'est insinué dans sa vision. Ce n'est plus aussi net qu'au début. Comme une poussière dans l'œil. Elle va lutter longtemps pour conserver son rêve, continuer de le voir, parce qu'il était tellement beau son rêve, parce qu'elle aimait tellement l'aimer. Jusqu'au moment où elle verra autre chose. Quelque chose de même totalement différent. Tout son monde sera mis sens dessus dessous. Elle en sera déchirée. Mais par là même renaîtra. C'est l'histoire d'une tempête, reap the wild wind (les naufrageurs des mers du sud). D'une tempête intérieure. Une femme, deux hommes, le rêve et la réalité. Chacun dans son style est très noble, mais l'un des deux est un peu faux, ou plutôt le devient, par la force des choses mais c'est déjà une autre histoire, car il y en a tellement des histoires dans ce qui semble être une simple histoire. On peut se demander s'il ne devient pas faux juste du fait de son regard à elle, son regard qui, sans qu'elle le sache, s'est déjà mis à voir le monde autrement et donc à le voir lui autrement, le déformant, lui qui semblait si pur, si grand, si fort et beau et qui l'était, peut-être trop pour être vrai. C'est le rêve d'une jeune femme. Une jeune femme qui perd ses rêves de jeunesse. Il y a donc pas mal d'amertume... La foi s'en est allée... C'est le grand capital qui a gagné et on trouve ça même très bien... Parce qu'il est très charmant, le grand capital, très fin, très drôle, très noble et courageux même dans son genre... Mais le rêve est mort et bien mort et moi-même qui fus un peu jadis dans mon genre très discret naufrageur des mers du sud je me sens mourir à chaque fois que je vois ce film somptueux et funèbre, noyé dans un nuage d'encre de seiche... Moissonne le vent sauvage, le titre dit déjà tout. Qui sème le vent... Le technicolor, en ce temps-là, ne cherchait pas à copier les couleurs de la vraie vie. Parce que ce n'était pas la vie, le cinéma, en 1942, c'était autre chose, c'était du rêve et on y allait pour ça, au cinéma, il faut dire aussi qu'en ce temps-là la réalité c'était la Guerre. Les couleurs, en technicolor, étaient bien plus belles que les couleurs de la vie. (Parfois, dans ma vie, j'ai eu des visions fugitives belles comme en technicolor, mais tellement rarement.) Puis le cinéma s'est éloigné du rêve. On a voulu que les couleurs se rapprochent le plus possible des couleurs de la vraie vie. Parce qu'on a cru qu'ainsi l'image serait plus réelle et qu'on y croirait d'autant mieux. Parce qu'on ne voulait plus rêver. Ou qu'on ne savait plus rêver.