lundi 21 novembre 2011

Je ne sais pas où je vais. Rien n'a changé finalement. Le langage en plus, mais rien de plus. Car là c'était encore l'époque du muet, des sensations pures. Je marchais. J'ai mis du temps à m'y mettre, tellement sans doute j'étais déjà très paresseux, partisan du moindre effort comme me disait ma mère et c'était la vérité et c'est toujours la vérité car je n'ai jamais trouvé plus grand, plus simple, plus agréable, confortable et noble parti, voilà pourquoi entre autres je n'ai jamais voté. (S'il y avait un Parti du Moindre Effort, là oui, sûr, je voterais...) Puis j'ai marché. Pour aller où? devais-je déjà me demander même si je n'avais pas encore de mots pour me le demander. Là-bas. Il y a quoi derrière le muret? Le Rhône, il y avait. Il était large, vert, opaque. Il n'a pas changé, le Rhône, quand je reviens à l'endroit de cette photo. Et moi? Pas tellement non plus je crois. Finalement il ne s'est pas passé grand chose depuis. J'ai fait quelques pas dans le monde. Suis allé voir ce qu'il y avait, derrière le muret : le Rhône, large, vert, opaque. Plus tard je suis même allé bien plus loin. J'ai pris le train. J'ai vu la mer. L'océan. J'ai pris l'avion, pour aller voir de l'autre côté, là où il y avait les îles dont parlaient Stevenson, Jack London, là où il y avait les bagnes aussi, là où il y avait les cannibales aussi, qui mangeaient les missionnaires, parce qu'il y avait des missionnaires, qui avaient donc une mission, car ils savaient où ils allaient et même pourquoi ils y allaient, et puis des cannibales, qui les mangeaient, car il faut bien manger et là-bas, m'a-t-on dit là-bas, parole d'autochtone cultivé, il n'y avait pas beaucoup de viande, alors un bon steak, quand il se présentait, ça ne se refusait pas, pour les protéines avant tout, accompagner l'igname, le taro ou la patate douce dont à force sans rien d'autre on pouvait se lasser, mais maintenant il n'y en avait plus, des cannibales, parce qu'on était venus, nous, les civilisés, pour les civiliser et que maintenant les steaks on les trouvait en barquettes, au supermarché, l'équilibre alimentaire, tout simplement, le manque de protéines évidemment comment n'y avais-je pas pensé je me suis senti con, mettez-leur un bout de barbaque dans l'assiette et vous verrez qu'ils ne sont pas plus cannibales que vous et moi, j'ai mis ainsi à la poubelle tous mes anthropologues, ainsi que ma licence de sociologie, méfiez-vous de ce qu'on raconte dans les livres, si ça se trouve ils n'y ont même jamais foutu les pieds, chez les anthropophages... Alors je suis allé aussi loin qu'on peut aller, en marchant, ou autrement, me demandant ce qu'il y avait derrière le muret. Le Rhône, il y a, large, vert, opaque. Plein de gens s'y sont noyés, à cet endroit, car il y a beaucoup de remous, de courants, de tourbillons, il faut le savoir. Je croyais, au début, que j'aurais pu être emporté et englouti en y trempant seulement un doigt ou un orteil, soudain aspiré, avalé par le fleuve. (D'ailleurs je me demande si j'ai même une seule fois dans ma vie trempé un doigt ou un orteil dans le Rhône, qui est peut-être bien alors tabou.) Au bord, en contre-bas, il y avait une fabrique de papier. On faisait descendre le bois sur le Rhône. Maintenant il n'y a plus qu'un écriteau en fer qui dit qu'il y avait là une fabrique de papier, quelques murs en pierre sans toit comme des ruines antiques. Sans trop savoir où j'allais, j'ai moi aussi un peu descendu le Rhône, comme un tronc dont on faisait du papier. Mais rien n'a vraiment changé. J'en ai vu, depuis, des murets, mais toujours un peu le même muret finalement et toujours au delà du muret finalement le même Rhône. (Large, vert, opaque...)

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