mardi 17 mars 2015

Elle n'a pas voulu que je garde de photos d'elle. Je n'ai donc gardé que les photos où elle n'était pas. Je ne regrette pas. (Même si je n'ai alors de photos que de celles que je n'ai pas eues.) Je me souviens parfaitement de cet après-midi, et de ce parc, de ces arbres, de cette chaise, de pourquoi j'étais là. C'est un peu comme dans les films d'Ozu. Le plan vide. Le temps s'arrête. Ou plutôt, on croit que le temps s'arrête. Mais évidemment il ne s'arrête pas. On disparaît, c'est tout. Une simple chaise a de nature plus grand avenir qu'un humain. Un objet, ou une œuvre, survit a son créateur et continue sa vie, modeste ou glorieuse, d'objet ou d'œuvre. Combien de culs viendront encore se poser sur cette chaise? Il pourrait y avoir des compteurs de culs, sur les chaises. Avec cette maladie de tout compter, je ne comprends pas qu'on n'y ait pas déjà pensé. Cette chaise, Madame, a supporté déjà dix mille cinq cent dix neuf culs de toutes sortes et je peux vous dire qu'elle en verra bien d'autres, qu'elle est encore bien jeunette, pour une chaise. Et ce blog, combien de milliers de regards bovins, d'esprits obtus, ont déjà pataugé dedans? Quarante six mille cent onze, à cet instant précis. Mais cette chaise, elle était assise dessus un instant plus tôt. Je lui avais dit qu'elle ressemblait à une fille dans les films de Rohmer des années 80 et ça l'avait fait rire. C'était la fin de l'été, il faisait déjà un peu frais, je lui avais prêté ma chemise kaki à épaulettes de l'armée britannique. Je l'ai revue, bien des années plus tard. Un soir. Elle avait l'air bien fané. Gênée un peu au début de me revoir. Mais elle a eu bientôt du mal à s'en aller. Ce besoin de meubler le silence, de combler les vides... de se parler comme de très vieux amis qu'on n'a jamais été... Mais il y avait du monde qui attendait derrière elle pour prendre une place de cinéma. Je bloque la queue, m'a-t-elle dit à un moment, à la fois désolée de ne pas pouvoir rester plus longtemps et soulagée de trouver un prétexte à abréger ce moment sans doute un peu pénible... Oui, lui ai-je souri... Bon film...

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