jeudi 25 septembre 2014

La petite Roumaine ne veut pas que je la prenne en photo. Elle est un peu comme les Indiens peut-être, elle craint que je lui dérobe son âme. Ou alors autre chose. Peur d'être fichée, peut-être. Alors, quand je veux la faire fuir, je sors mon appareil photo. Parce qu'au bout d'un moment, j'en ai marre qu'elle soit là, à lorgner sur la caisse, et puis toutes ses questions, et puis elle est collante... Et ça c'est quoi? Tu me donnes?... C'est l'heure du goûter, alors je lui fais une tartine avec de la confiture de châtaignes, je m'en fais une aussi, on mange notre tartine. C'est bon? Hum... elle me fait, la bouche toute barbouillée de confiture de châtaignes. On se sourit en mastiquant. Elle est jolie, malicieuse, elle a réussi une fois à me chiper dans la caisse une pièce de deux euros alors je me méfie un peu quand elle se met à tout vouloir toucher très vite, la souris de l'ordinateur, les stylos dans le pot, mes affaires que j'ai sorties du sac et qu'elle inventorie, avant de s'employer soudain à ranger les pièces bien comme il faut dans le monnayeur comme si elle jouait à la marchande, attirant mon attention ici, quand elle est déjà là... Des yeux noirs luisants, vifs. Et tu dors où? Là-bas... elle me fait, en tendant vaguement le bras. Dans une caravane?... Non... Une toile de tente?... Non non... Dehors, elle me fait, soudain fière, par terre... Même l'hiver?... Même l'hiver... Tu en veux une autre?... Hum... On se fait alors une autre tartine... On a de l'appétit... Et tu vas à l'école?... Hum, elle me fait... Et tu viens de quel pays?... De Roumanie, elle me fait... Et c'est comment là-bas?... Elle fait un peu la grimace et je comprends alors que ce n'était pas terrible, là-bas. Elle finit sa tartine... Et pour mon papa? elle me fait... Ah non hein je ne vais quand même pas nourrir toute la famille!... Ça la fait rire... Puis elle s'en va en courant, pleine de vie, joyeuse à sa façon... Fais attention à toi, n'ai-je jamais le temps de lui dire, même si je sais qu'elle est bien plus douée que le commun pour la survie...

mercredi 24 septembre 2014

En attendant Slow Joe, j'ai beaucoup réfléchi. Me suis un peu perdu. Dissous, plutôt. (Vaporisé?) J'ai failli le louper, du coup, Slow Joe, quand mon seul objectif de la journée était de l'immortaliser. En attendant Slow Joe, je suis moi-même un peu devenu Slow Joe peut-être. Ça fait un moment que je l'observe, il faut dire. Parce qu'il habite juste en face, la porte rouge à côté de la boutique de chaussures où il y a la créature que je ne regarde presque plus, il faut dire qu'elle a vieilli, depuis le temps, qu'elle n'est plus du tout torride comme avant, une vieille marchande de chaussures maintenant, déjà vieille peau qui continue de se mirer et de se tortiller comme si elle avait toujours vingt ans. Mais elle n'a plus vingt ans. Et moi non plus, je n'ai plus vingt ans. Et Slow Joe encore moins. Alors, je l'observe, depuis que je sais que c'est lui. Avant, je l'observais beaucoup moins, même s'il m'intriguait un peu tout de même car il me rappelait quelqu'un et quelle lenteur, Slow Joe, il ne s'appelle pas Slow Joe pour rien, on dirait quand il apparaît qu'il marche au ralenti, qu'il fait tout au ralenti, et puis au bout d'un moment on ne trouve plus du tout qu'il est au ralenti, on a juste l'impression que c'est le monde, autour, qui est en accéléré, qui va trop vite, beaucoup trop vite et qu'il n'y en a qu'un qui a gardé le bon tempo : Slow Joe. Le soir, je le vois sortir, rester immobile sur le trottoir, hésiter longtemps... longtemps... entre aller à gauche, ou à droite... Pourquoi aller à droite plutôt qu'à gauche? Que trouvera-t-il à droite qu'il ne trouverait pas à gauche? Un soir, il pleuvait, il est bien resté une heure, abrité au bord du cinéma, immobile à regarder la pluie tomber, ou autre chose. (Moi aussi, j'étais immobile, mais assis, dans ma guérite, à regarder la pluie tomber.) Les questions doivent se bousculer lentement dans sa tête. Alors il traverse la rue, toujours un peu vacillant, au moins un peu vacillant, parfois il rentre chez lui avec une bouteille dans un sac en plastique. On a dû lui louer un gourbi, sous les toits, pour qu'il ne soit pas à la rue, quand même, parce que ce n'est pas lui qui a demandé à venir, on est venu le chercher, en Inde, Slow Joe, où il était plus ou moins à la rue. Il doit se demander ce qu'il fait là. J'imagine qu'il est du genre à toujours dire oui d'un haussement d'épaules. Ça te dirait de venir en France?... — ... Alors il a dû faire un disque... Reconnaissance tardive... Il a l'air d'être seul, d'être paumé, d'avoir froid...