samedi 15 juin 2013

20 ans. Putain... Tout rond. À cette heure-là, il s'était déjà recouché depuis un bon moment et il râlait donc depuis déjà un bon moment, légèrement, régulièrement pour ne pas dire monotonement, un râle tout petit, un faible gargouillis qui semblait même se perdre de plus en plus à l'intérieur de lui. Levé à l'aube, à peu près, avait fait la vaisselle et ensuite ses besoins, sa toilette, avant de finalement aller se recoucher. Puis mourir. Le finalement prend alors tout son sens. Le savait-il? Quand il est allé, finalement, se recoucher, le savait-il qu'il était en train de mourir? Finalement, il est allé se recoucher. Une façon de terminer sa vie qui n'est pas sans sagesse, si on veut. Dommage qu'il ne l'ait pas fait plus souvent de son vivant, d'aller se recoucher, et même avec délice, laisser le monde tourner tout seul qui n'a pas tant que ça besoin de nous, et nous non plus de lui. En tout cas, il est mort tout bien propre, vers les onze heures du soir, heure où habituellement il allait se coucher, après le film à la télé. Quand on l'a lavé, puis habillé, avec ma mère, autour de minuit, il était déjà tout bien propre, à peine un tout petit filet d'urine avait-il ruisselé, mais vraiment pas grand chose, c'était donc principalement pour le rite qu'on l'avait fait, pour prendre soin une dernière fois de lui, doucement, gentiment, le toucher encore un peu tiède et souple, parce que sa toilette mortuaire, si on peut dire, il s'en était déjà occupé tout seul et même très bien. Car il avait tout très bien fait, juste avant, la vaisselle, ses besoins, sa toilette. Quand on s'en va, chez nous, on laisse tout propre, tout net, le mieux qu'on peut en tout cas, pour les suivants, qu'il n'y ait pas de traces, le moins possible, tant que possible, c'est ainsi, de père à fils on se passe sans piper mot la consigne, c'est même notre principal héritage, laisser les lieux comme on les a trouvés et donc en fin de compte soi-même s'effacer, sans faire d'histoires, commencer même, tant qu'à faire, à disparaître de son vivant. Je me dis qu'il le savait peut-être avant de se lever, qu'il était en train de mourir, que ça venait, et qu'alors il s'est levé, pour aller faire la vaisselle, ses besoins, sa toilette. Je ne me souviens plus s'il a bu son café, juste avant, je crois bien, mais je n'en suis pas très sûr, moi j'étais encore couché, juste au dessus de la cuisine, je crois me souvenir du tintement d'une cuillère dans un bol, avant de me rendormir, mais c'est peut-être juste le souvenir du tintement de sa cuillère dans son bol de tous les précédents matins, qui souvent me réveillait il faut dire, puis je me rendormais. Mais peut-être bien qu'il savait. Et qu'il s'est alors levé, au lieu de se laisser sombrer aussitôt. Pour faire ses affaires. Bien comme il faut. Ensuite, tout bien propre, il s'est recouché, et puis c'est tout, agonisant sans tapage jusqu'à son heure raisonnable, discrètement, comme il avait vécu. C'était un homme très propre il faut dire. Et très discret, très pudique. Ne parlait quasiment jamais de lui. Ne racontait même jamais d'histoires. Pas même minuscules. Un homme donc sans histoires, pas même minuscules. C'est étrange, son père qui meurt, dans une maison, à la campagne. Quand je suis remonté dans ma chambre, vers les trois ou quatre heures du matin, dans ce silence, j'ai senti une présence, près de la fenêtre. Une présence familière. Debout, près de la fenêtre, bienveillant, me regardait, se tenant un peu comme sur cette photo, à l'orée d'une forêt, avant de disparaître complètement, dans la forêt. Je devais avoir 10 ou 12 ans peut-être, on était montés à La Sainte, un pauvre monticule qui dominait le bourg, on avait un point de vue en somme, qui valait ce qu'il valait, sur pas grand chose, il y avait là-haut une madone toute noire derrière sa grille rouillée dans sa niche en pierre noircie et moussue, on y montait par un sentier qui démarrait derrière l'église, ou par la route, par l'autre versant, mais nous on avait pris le sentier, pour une fois que j'étais juste avec mon père j'étais content, il avait fallu le forcer un petit peu, j'avais pris des photos et lui aussi m'avait pris en photo ce jour-là, avec mon appareil photo instamatic Avon, que ma mère avait gagné en vendant des produits de beauté Avon. Une petite forêt de pins, quand on arrivait en haut. Le sol était couvert d'aiguilles de pin. Ça formait même un tapis moelleux et odorant. Ça sentait beaucoup le pin. Normal, dans une forêt de pins. Il y avait cette caravane, plus ou moins abandonnée, dans une clairière, et je m'étais dit que c'était bien mieux de photographier mon père devant, plutôt qu'avec le bourg derrière lui au fond de la vallée miteuse, une route bien plutôt ce bourg, la D992, quelques bâtisses le long la boursouflant comme une varice, rien de bien merveilleux, la rivière quand même, Les Usses, qui serpentait plus librement. C'était alors un peu comme si la caravane était la sienne, dans ma petite mise en scène, et donc la nôtre. Voilà ce que je me disais, en prenant la photo. Voilà ce que je me dis toujours, en regardant la photo.

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