Un autre cinéma. Mon tout premier en fait, là même où j'ai commencé, il y a treize ans. La boucle est bouclée on dirait. Éternel retour? C'est peut-être bien ici je me dis que tout va se résoudre. (Ou pas.) Ça s'est dégradé, lentement, je constate, dans mon état des lieux. Ça fait longtemps que l'enseigne n'est plus lumineuse et dans les vitrines poussiéreuses les photos en couleur ont fait place aux toiles d'araignées. (Un cinéma fantôme?) Tout est au moins un peu crasseux, passé. Il n'y a plus personne dans le hall, comme autrefois. Que le projectionniste, qui fume parfois sur le trottoir comme n'importe quel petit commerçant devant sa boutique, comme autrefois. (Moi, donc.) Tiens, le Kébab n'est plus là. Un noir, la cinquantaine ou peut-être soixantaine, le cheveu crépu un peu neigeux couvert plus ou moins d'un bonnet miteux marron à grosses mailles et à trous, hagard, est avachi dans l'entrée, assis sur la marche, puant comme cinquante boucs, avec son sac en plastique et son sac en papier, pas l'air méchant du tout même si on ne sait jamais, absent plutôt, fixant dans sa main croûteuse une dizaine de piécettes et un petit bout de papier journal plié tant et tant de fois bien serré qui s'épanouit un peu en minuscule accordéon, silencieux : une petite annonce? un fait divers? rien de précis?... Tant de questions... Il encombre un peu le passage. Mais comme (presque) personne ne vient... Je fume. Parfois, c'est son fumet qui me parvient. Je ne fais pas la grimace. Parce que je la connais bien, cette odeur, toujours la même, n'a rien de personnel, dans la misère tout le monde sent comme ça, on est vraiment alors peut-être égaux. Je le regarde, parfois, lui qui regarde sa main ouverte avec sa dizaine de piécettes et son petit bout de papier journal en accordéon, sous les piécettes il faut dire, sinon peut-être qu'il s'envolerait le minuscule accordéon de papier et peut-être qu'alors il sortirait de sa sorte de méditation et se mettrait à courir même derrière le minuscule accordéon de papier... Ou alors non, ça ne changerait rien, il ne bougerait pas... Bien deux heures qu'il est comme ça. Je suis retourné dans mon antre, là où surtout je lis, pas si mal, même plutôt bien, mieux que la façade en tout cas, dans le ronflement soporifique des extracteurs, en cabine, j'ai bravé une tempête, dans le Pacifique, pas loin de San Diego, suis ressorti un moment plus tard pour reprendre l'air, sur le pont, regarder les nuages, il faut dire que j'ai de nouvelles lunettes et que je redécouvre les nuages, le nez en l'air, alors, une bonne partie de la journée, à contempler, les yeux tout ronds, tant de nuances, de mouvements paresseux, majestueux... et puis toutes ces jolies filles, même très loin, qui m'envoient maintenant des sourires éclatants, qui au moins me regardent, une jolie blonde à lunettes m'a jeté un coup d'œil intrigué, à peut-être cinquante mètres, poussant la porte de son immeuble avec son vélo... Non seulement je vois, mais en plus je suis vu maintenant, si j'avais su plus tôt, moi qui me croyais invisible... Alors lui, toujours là, avachi, un tas, inerte, regardant sa main... Je change de point de vue, pour avoir un peu le soleil, rare dans cette rue de la Barre très bruyante, polluée, des voitures sans arrêt, le couloir du bus, entre deux gros nuages, m'adosse à la balustrade en fer où j'ai attaché mon vélo, ne suis maintenant plus côte à côte mais face à lui... Alors, il lève la tête, enfin... Je ne sais pas s'il me regarde ou s'il regarde seulement mon oreille droite ou juste derrière moi, ou juste devant peut-être, quelque chose qui serait dans l'air, ou qui n'y serait pas... Puis à un moment il se met à remuer un peu, puis se lève, vient vers moi... Il me montre ma cigarette, en grognant légèrement, pas méchant... Je sors mon paquet... Non, non, sa tête me fait, et il continue de me montrer la cigarette que je fume... Puis il va se rasseoir, toujours un peu grognant... Puis il se met à fouiller dans son sac en papier, en ressort quelque chose, une sorte de petit disque de papier imprimé, blanc un peu sale et gras, comme l'étiquette collée sur les petits fromages de chèvre, il se lève, ramasse ses deux sacs, revient vers moi, me tend son disque de papier au pourtour un peu mâché, je n'arrive pas à savoir ce que c'est, ce qui est écrit dessus, il faut dire que mes lunettes sont pour voir loin et qu'à moins d'un mètre je me mets à loucher... Il grogne un peu, mais pas méchant, regarde la cigarette que je fume, me tend son bout de papier comme s'il voulait l'échanger... Un troc?... Je ressors mon paquet, lui en extrais de nouveau une toute neuve... Non non, c'est la mienne qu'il veut... Il n'en reste peut-être que deux ou trois bouffées... Pas plutôt une entière?... Il grogne, s'impatiente... Je finis par lui donner mon mégot, jaunâtre, juteux... (Mais je n'accepte pas son papier, huileux, douteux, pourtant offert de bon cœur, qu'il remet alors dans son sac en papier...) Son visage s'illumine en prenant délicatement le mégot et le portant à ses chicots, il ne me voit plus, ne voit plus que le mégot tant convoité et il s'en va alors, heureux, léger, avec son sac en plastique et son sac en papier, sa tête neigeuse dodelinant dans son petit nuage de fumée...
jeudi 30 mai 2013
vendredi 10 mai 2013
Je n'ai plus tellement envie d'aller voir dehors. Je lis deux ans sur le gaillard d'avant, lentement, dans mon fauteuil, il me faudra peut-être bien deux ans. Il faudrait que je lessive les murs de mon appartement. Que je repeigne mes fenêtres. Peut-être que l'odeur alors partirait. Parce qu'il y a une odeur, étrangère, depuis que je suis là. Quand je rentre chez moi j'ai l'impression d'arriver chez quelqu'un d'autre. Je fais un peu la grimace. Je ne l'aime pas cette odeur et ce quelqu'un d'autre alors non plus, même si je ne l'ai jamais rencontré, puisque je ne peux pas le sentir. Puis je m'habitue, à force de la respirer, cette odeur, quand je suis dedans, je ne la distingue plus, au bout d'un moment, je suis alors chez moi, j'oublie, je l'oublie, l'Autre. Je m'étais dit qu'avec le temps ça partirait, que la mienne d'odeur prendrait le dessus. Mais non. C'est pourquoi je ne sors pas beaucoup. Pour ne pas revivre trop souvent cette expérience désagréable de revenir chez quelqu'un que je ne peux pas sentir. Je fais brûler de l'encens, du papier d'Arménie, ce que je trouve, je fume autant que je peux, mais ça ne change pas grand chose, c'est comme incrusté dans les murs. Ça sent comme chez les vieux, quand je reviens, qui n'aèrent jamais, ça me rappelle des choses, j'ouvre alors vite les fenêtres en grand, été comme hiver. C'est peut-être que j'ai vieilli, je me dis et ce quelqu'un que je ne peux pas sentir même si je ne l'ai jamais rencontré, c'est peut-être moi, en fin de compte, car je ne veux pas vieillir, car je ne veux pas être un vieux et sentir comme un vieux, car je ne veux pas voir la vérité en face, en somme. Tu me trouves vieux?... Ah... tu es gentille... Mais ça ne prend pas... Oui, j'ai vieilli, je vois bien... Et ça ne va pas s'arranger... Même si je suis encore sur le gaillard d'avant, et pour un bon moment... Oui oui, un aventurier, parfaitement, tu me verrais, alors, tu n'en reviendrais pas, les cheveux aux vents et tout, l'œil vif et pas que l'œil... Un vieux, moi?... allons... C'est juste l'odeur, dans l'appartement, dans les murs... Et les bêtes, je t'ai parlé des bêtes?... Ah... les bêtes...
jeudi 2 mai 2013
Ça file. Ça m'encarbouille, ça me filandre, ça m'esquinquille, midranscopiquement. Car le soir olivâtre m'emparpille, horizontalement, je me sens faible, je me sens loin, je me sens ça, entièrement, bien que surtout tribord, latéralement, filant, dos à la Voie, déruminant. Déruminant. Une vie à ruminer. Mâcheur de feuilles, d'herbes, principalement. Autrefois ruminant, désormais déruminant. Ffffff... Il y a comme un trou, une fuite, ça s'en va, ça se dégonfle, je ne serai bientôt plus qu'un sac vide, je ne serai plus. Apaisement. Une peau. Une vieille peau flétrie et sèche sur le bord du chemin, vide, sans nerfs. Ma mue. Piétinée, flairée par les bêtes, remuée, emportée par le vent. Le trou, où? Par tous mes pores, par tous mes trous petits et grands. Je m'exhale. C'est ça. Ffffff.... Dans le tacatac... tacatac... je me vide... Et quand s'arrêtera-t-il, le tacatac... tacatac?... Bientôt. Là-bas. Parce que là-bas, c'est bientôt. Le Temps, l'Espace, variables interchangeables, même camelote ruminagène dans l'Équation : Mâchons... mâchons... Je dérumine, dégorge mon fil, mes fils par tous mes trous petits et grands, débobine ma piteuse bobine. Une peau, bientôt, là-bas, rien d'autre. Je suce un bonbon aux plantes. Fataliste. Je préfèrerais fumer. Mais on n'a plus le droit. Alors je suce un bonbon aux plantes. Mon Empire pour une goulée de fumée. Je dépense. (Dépenseur, plutôt que dépensier.) Mais le sens me rattrape, me colle bien vite à la semelle, je me fais toujours avoir, le chemin en est miné il faut dire, au bord de l'eau, avec tous ces malpropres qui sont venus, viennent et viendront s'accroupir, je me dis bien à chaque fois qu'il faudrait éviter mais je marche toujours dedans plein godillot. Quand c'était tellement bien parti, que je me voyais déjà me perdre, m'exhaler entièrement. Quel dommage...