vendredi 27 janvier 2012

Le cinéma est mort... Vive la télé! m'exclamé-je après ingestion complète (presque non-stop, une soixantaine d'heures en un peu plus d'une semaine) de the wire. George Pelecanos et Dennis Lehane, pour ne citer qu'eux, ont participé à l'écriture du scénario. (Pelecanos en est d'ailleurs aussi producteur.) J'ai passé pour ainsi dire une grosse semaine à Baltimore. J'y ai suivi des policiers plus ou moins disciplinés essayant de coincer plus ou moins légalement des dealers avec ou sans code d'honneur. J'ai suivi des dealers, de plus en plus jeunes, dans leur business. Des politiques plus ou moins corrompus, des journalistes plus ou moins honnêtes, des junkies, des barons de la drogue à 20 ans et des tueurs parfois à 10 ans, des dockers plus ou moins au chômage, l'argent qui va dans toutes les poches, circule même comme le sang dans les veines de la ville, des gentils qui deviennent méchants, ou qui sombrent, des méchants parfois vraiment méchants mais quand on creuse un peu on comprend qu'ils jouent un rôle, dans la rue, c'est leur jeu, d'ailleurs ils appellent ça Le Jeu, c'est leur vie et les flics aussi c'est leur vie, la rue, ce jeu. Et les règles du jeu parfois changent. Une génération chasse l'autre. On mûrit parfois très vite, dans la rue. Tout va tellement vite, à notre époque. C'est magistralement écrit. Tout s'imbrique. Toutes ces vies dépendent les unes des autres. C'est comme un organisme. On pourrait croire que c'est long, soixante heures, pour une fiction. Mais il n'y a rien de trop, c'est ce qu'il fallait, on a eu le temps de s'imprégner de l'odeur de la rue, de regarder vivre et mourir une multitude de personnages, de comprendre, de s'attacher puis d'être en deuil, de laisser se développer certaines tragédies qui sinon auraient été bien trop vite expédiées. On a bien ri, aussi, parfois... Deux détectives absorbés dans une scène de crime ne sachant dire que fuck à tour de rôle pendant au moins cinq minutes... Fuck... Fuck... Fuck!... fuuuuck... Scène d'anthologie... On a aimé aussi certaines crapules, surtout Omar, le braqueur homosexuel de dealers... Et Bubbles, le junkie... J'en suis encore sur le cul.

mercredi 25 janvier 2012

Il faisait froid, à St Étienne, ce jour-là, le café était dégueulasse, j'avais une heure à tuer avant un rendez-vous bien plus chiant que la mort, à supposer que la mort soit chiante ce qui n'a jamais été prouvé et je crois bien que ça n'avait aucune importance, tout ça, que j'aurais pu me trouver n'importe où, n'importe quand, avec n'importe qui, le café aurait même pu être délicieux et ç'aurait pu être au printemps ça n'aurait rien changé. Alors que ma mère était aux toilettes, parce que j'étais avec ma mère ce jour-là et on avait rendez-vous chez un notaire, je me suis entraîné à sourire avec les dents. Je n'ai jamais su sourire avec les dents. Le genre de sourire pour tromper son monde. Ça demande de l'entraînement. Il y en a qui le font naturellement. Moi pas. Il s'agit aussi de montrer ses dents. C'est un truc animal. J'ai connu une fille qui était très fière de ses dents et souriait parfois à presque se déchirer les lèvres pour qu'on voit bien que ses gencives étaient saines et ses dents d'une blancheur éclatante. Comme l'examen d'une bête, ou d'un esclave. C'était parfois gênant. C'est bon, tu peux refermer un peu, avais-je parfois envie de lui dire, j'ai vu, ce n'est pas la peine d'écarter à ce point, c'est carrément obscène... Ça faisait faux... Heureusement, elle avait aussi un sourire naturel, quand elle ne posait pas... Moi, je n'aime pas tellement montrer mes dents... (Elles ne sont pas terribles il faut dire et les gencives non plus, même si j'ai un dentiste qui me rafistole un peu tout ça de temps en temps... Pour lui seul j'ouvre la bouche en grand... Je ferme les yeux, pour ne pas croiser son regard et risquer d'y lire du dégoût... Et s'il me trouvait un cancer... Si j'étais une fille, je fermerais les yeux ainsi chez le gynécologue...) Mais parfois, je m'entraîne, comme ça, je teste toutes sortes de grimaces, toutes sortes de masques pour toutes sortes de situations... Là, tu es triste... Là, tu es joyeux... Jean qui rit, Jean qui pleure, comme on me disait quand j'étais petit... parce que déjà tout petit je m'entraînais... Pensif... Abruti... Libidineux... Pervers... Angélique... Tu m'intéresses... Et là, je t'emmerde, qui que tu sois... Je sais aussi faire Delon, dans le samouraï... Et caetera... Je pose... J'aime bien faire la gueule sur les photos de mariage et sourire sur celles d'enterrement même si on n'en prend pas, en général, pendant les enterrements, c'est bien dommage... Tu y crois, toi? ai-je demandé à ma mère en lui souriant de toutes mes dents puis en lui montrant la photo que j'avais prise en attendant qu'elle remonte des toilettes. Ça l'a fait rire, c'était au moins ça, je me suis dit que je n'étais pas un si mauvais fils puisque j'arrivais encore à faire rire ma mère de temps en temps. Je l'ai prise en photo. Je lui ai même demandé de sourire avec les dents. Pas voulu. Pourtant, sur d'autres photos, elle souriait avec les dents, je lui ai dit... Après, elle m'a raconté en détail son expédition aux toilettes, comment elle avait pissé debout, sa technique dans pareille situation... T'as bien fait m'man... En même temps, si tout le monde fait comme toi... De toutes façons, les chiottes, dans les cafés, c'est comme le café, c'est souvent dégueulasse, je lui ai dit... On a bien rigolé...

samedi 21 janvier 2012

Il faisait froid, lundi, à St Étienne. J'avais une heure à tuer avant un rendez-vous. Le café n'était pas bon. Il faut dire que le café est rarement bon, dans les cafés. On a beau le savoir, on reprend toujours un café. Il en va de même pour beaucoup de choses de la vie. Un bon café, je l'aime bien fort, je le bois sans sucre. Dans les cafés, le plus souvent, je sucre abondamment le café, pour masquer le goût infect. Ça a plus un goût de sucre que de café. Même l'arrière-goût n'est pas de café. C'est quelque chose d'infect. Je grimace toujours un peu quand je le bois. Il en va de même pour beaucoup de choses de la vie. On a beau le savoir, on prend toujours un café. (Pareil pour les autres choses de la vie.) Parce qu'on est dans un café. A moins de se saouler de bon matin, dans un café, on prend un café. Votre café, c'est de la merde, je n'ose jamais dire. En fait, ça ne me viendrait même jamais à l'esprit tellement ça me semble normal que le café soit infect, dans les cafés. Évidemment, qu'il est dégueulasse. Tout le monde le sait. Et tout le monde prend un café. Je prends toujours un verre d'eau, pour me rincer la bouche et les tuyaux, après. Je me suis réchauffé un moment le bout des doigts à la tasse, c'est déjà ça. Je me suis photographié, pour immortaliser ce moment. J'ai repensé à une vieille histoire. Ou plutôt j'ai voulu me rappeler une vieille histoire. Il ne m'en restait plus grand chose, juste un nom, le protagoniste peut-être : N'a-qu'un-œil. Impossible de retrouver le fil. Je ne me suis pas non plus torturé la mémoire pour retrouver l'histoire. Je me suis dit que j'avais vieilli, que j'étais plein d'histoires, que ça devenait de plus en plus difficile de les retrouver à partir d'un si ténu élément : un nom : N'a-qu'un-œil. Ce n'était pas une simple histoire. C'était crucial. Ça m'a occupé longtemps. Il y a peut-être quinze ou vingt ans. N'a-qu'un-œil. Il ne reste que ça. Je me suis dit qu'en l'écrivant ça pourrait revenir, que de fil en aiguille... J'ai tout essayé. Faire le vide. Méditatif. Figé dans une sorte de stupeur. N'a-qu'un-œil... C'était je crois lié au goût infect du café... En tout cas, c'est en buvant ce café infect que ça m'est revenu, le nom, N'a-qu'un-œil... Étrange... Mais peut-être que ça n'aurait rien d'étrange si je me rappelais l'histoire... Ça m'a occupé un moment... Qu'en reste-t-il?... N'a-qu'un-œil... J'aurais pu inventer une histoire, pour remplacer l'histoire qui avait disparu... Mais j'ai préféré le silence, être coincé, impuissant, me dire que tout en moi finirait par disparaître, que je ne pourrais jamais inventorier et ressortir de mes petits tiroirs obscurs toutes les histoires que j'avais vécues ou bien rêvées... Ça m'a apaisé, au bout d'un moment, j'ai accepté l'oubli, j'ai accepté moi-même d'être oublié, de mon vivant et même après... N'a-qu'un-œil... J'ai accepté la mort, finalement, de disparaître entièrement, de mon vivant et même après, paisiblement... Au moins, j'oublierai le goût infect du café, dans les cafés et que je prenais toujours un café, dans les cafés et un verre d'eau pour me rincer de cette nausée et qu'il en allait de même pour beaucoup de choses de la vie... Mais N'a-qu'un-œil, quand même, c'est toujours là, ça ne veut pas s'en aller, ça résiste à l'oubli, un résidu dans une région de ma mémoire qui clignote faiblement, mais qui clignote, un genre de signal et quelque chose me dit qu'à une époque c'était important et même crucial... Peut-être quelqu'un pourrait m'aider? J'en doute. Ça ne concerne personne d'autre que moi. Même si à une époque ça a peut-être concerné quelqu'un d'autre, ça ne concerne plus personne. Même moi, finalement, ça ne me concerne plus. C'est juste un signal, un clignotement, comme d'une batterie épuisée et le signal finira par s'éteindre quand il n'y aura plus du tout de batterie, comme tout finira par s'éteindre.

mercredi 18 janvier 2012

Je pense souvent à Lon Chaney, mort des suites d'un cancer des cordes vocales à l'avènement du cinéma parlant, en 1930. Quelle force inouïe se dégageait de lui... Dans l'inconnu, de Tod Browning, il se fait couper les bras, par amour pour une jolie fille de cirque qui ne supporte pas qu'on la serre dans ses bras. Dans the penalty, de Wallace Worsley, on lui coupe les jambes par erreur quand il est encore tout gamin. Naissance du Monstre. Du Mal. Ça tient à peu de choses. Une erreur de diagnostic. Un œdème au cerveau. A la fin, il ne retrouvera pas ses jambes comme il l'avait horriblement projeté, mais son âme. Le chirurgien, au lieu de lui greffer de nouvelles jambes, l'opère au cerveau. Le Mal incarné devient le Bien. Il perd du même coup sa virilité, sa force, lui qui était aussi une bête de sexe quand il était roi des bas-fonds, des ténèbres et peut-être aussi un artiste. C'est un film étrange à l'happy end grimaçant, ricanant et d'une tristesse infinie. On n'oubliera jamais Lon Chaney, marchant sur ses moignons, ses rictus haineux, sa brutalité absolue, puis cette douceur angélique... Le loup s'est transformé en agneau... Il devait souffrir, quand il jouait. C'était peut-être même son secret, la souffrance, ce qui lui donnait cette force. Ce n'était pas seulement son visage qui parlait et il n'était donc pas seulement l'homme aux mille visages, c'était son corps tout entier qui se tordait, hurlait, emplissant tout l'écran, pathétique, grandiose, effrayant. Le grand héros tragique du cinéma muet, c'était lui. Il était Le Monstre. Celui qu'on montrait, donc, comme au cirque, celui qui fascinait. Aujourd'hui, les monstres, on les cache... (Il serait temps que les studios hollywoodiens, notamment MGM,  libèrent tous les trésors encore visibles nés de sa rencontre évidente avec Tod Browning.)

jeudi 12 janvier 2012

A 10 ans, ma vie a changé. On m'a mis en pension, chez les curés. Avec un regard pareil, j'aurais pu devenir serial killer. Au moins tueur à gages. (On montrerait la photo : l'enfance de la Bête. Ça ferait froid dans le dos. Il avait déjà cette lueur homicide, à 10 ans... Bientôt, démembrer des insectes ne fut plus suffisant... Ce qui me fait penser que ma mère m'a longtemps appelé comme ça : la Bête...) Je n'étais pas bagarreur. C'était la jungle. Je voulais juste qu'on me foute la paix. Quand on me cherchait, je regardais comme ça. Ça marchait. Sans rien dire. J'attendais la nuit, que les lumières soient éteintes, pour pleurer silencieusement sous mon drap. Mais autrement, j'avais cette tête, ce regard droit. C'était ma défense. Ça a marché. Montrer qu'on n'a pas peur. Que les chiens qui aboient ne sont pas les plus méchants. Qu'on peut aller très loin. Je me suis mis à compter les années, comme les prisonniers. Surtout, il ne fallait pas redoubler. Tu veux ma photo? Je n'avais même pas besoin de demander. Je soutenais tous les regards. Je ne me suis jamais battu pour survivre. Tout au bluff. Les gamins sont parfois cruels, quand on les enferme à 10 ans. Il fallait toujours un souffre-douleur. En général, l'élu était tyrannisé toute l'année. Il n'y avait pas d'échappatoire. Ça pouvait aller jusqu'au viol. Pour dire, une fois, un gamin, une règle en fer, carrée, dans le cul... Forcé de se branler au centre d'un cercle de gamins hilares... Ceux qui faisaient les lumières, à la lampe de poche... Il s'endormait? Quelqu'un venait se masturber dans sa bouche... On le tapait, sur la tête souvent, avec le poing... On pissait dans son lit... C'était toujours le même, je ne me souviens pas de son nom, ni de son visage, le même qui peut-être n'a pas fini l'année, est parti en hôpital psychiatrique... Un faible, tout le monde était bien d'accord... Ce n'était pas tant ce qu'il avait subi, des jeux d'enfants, il n'était pas fait pour la vie en collectivité, il lui fallait un environnement... protégé... De toutes façons, personne ne l'aimait, pas même les curés, car il avait quelque chose de fuyant, de même sournois, un peu efféminé, peut-être même déjà un peu pédé, alors... Je ne participais pas. Mais j'étais là. Soulagé que ce ne soit pas moi. Et finalement, tant pis pour sa gueule. Chacun pour soi. On apprend à vivre, en pension. Tu seras un homme, c'est pour ton bien. Moi j'aurais préféré continuer à aller jouer dans les bois, après l'école. J'aurais préféré même devenir un homme des bois et vivre avec les bêtes. Mais j'ai quand même appris des tas de choses. Que l'humain, même à 10 ans, est vicieux, sale, cupide et méchant. Ou alors c'est un lâche. Moi, j'étais un lâche. Je regardais. Je laissais faire. Je craignais pour ma peau. Chacun pour soi. Être un peu stratégique, gagner le respect des plus vicieux, juste pour avoir la paix. Les curés aussi étaient vicieux. Il y en avait un qui nous regardait avec ses petits yeux de goret dans sa grosse figure couperosée nous savonner les parties sous la douche. Un autre aimait bien tirer fort les oreilles et les cheveux près des oreilles à parfois même nous décoller du sol, tordre les bras en enfonçant ses doigts dans la jeune chair avec un sourire sadique, j'ai encore aux narines son odeur un peu aigre . Un autre, qui avait pourtant bon fond et c'était peut-être bien le seul, ancien champion de catch, poids lourd, perdait vite son calme et pouvait tabasser un gamin très sérieusement, lui casser même un bras. C'était la jungle quoi. Et moi je n'étais pas le roi de la jungle. J'aurais préféré rester dans les bois. (Quelques années plus tard, dans la même institution catholique pour gosses de riches, j'ai appris qu'un gamin, un jour, était venu avec un flingue et en avait tué un autre. J'ai appris aussi qu'un de mes anciens congénères avait été condamné à perpétuité pour le viol et le meurtre d'une fille.)

mercredi 11 janvier 2012

J'avais envie qu'il soit là. C'est tout. Et je vous emmerde. Je n'ai rien à dire de plus. J'avais juste envie qu'il soit là. Et qu'il y reste, assis sur son banc. Il n'y a rien à dire, de toutes façons. Même si on a bien rigolé quand même, on a passé de sacrément bons moments. Et comme on a voyagé... On en a vu... Et puis c'est tout. On peut bien se reposer maintenant. Il n'y a pas de place pour quelqu'un d'autre, sur son banc. C'est son banc à lui tout seul. Vous avez vu le genre de banc? Le banc dit tout sur l'homme. On enlèverait le banc, il serait en train de marcher d'une façon très comique, ou alors escrimeur, bouliste zen. Pour nous amuser, parfaitement. Mais il y a le banc. Son banc. Et il est assis dessus, pas n'importe comment. Ce qu'on peut dire. Pas grand chose d'autre. Et je vous emmerde. Je dis ça comme ça. En fait, je n'emmerde personne en particulier. En fait, je m'en fous. En fait, je me parle à moi, rien qu'à moi. J'avais envie qu'il soit là, assis sur son banc, c'est tout. Et je vous emmerde. Parce que, comment dire, ça me soulage de le dire, je ne sais pas pourquoi, ça me soulage d'un poids, oui, je vous emmerde, parfaitement... J'avais envie qu'il soit là. Ça suffit bien. Le voir, assis, sur son banc, rester un moment à juste le regarder. Je n'ai rien à dire de plus. Maintenant, il est là, et il y restera, et je vous emmerde. Je fais ce que je veux. Ça ne regarde que moi. Je n'ai pas besoin d'avoir quelque chose à dire. Je n'ai pas de discours. Et je ne veux pas en avoir. Je veux juste regarder. Ça me suffit. Il est assis, sur son banc rien qu'à lui. Pas de place pour quelqu'un d'autre. Tout le monde a des idées sur tout et sur tous. Il faudrait pouvoir complètement s'en guérir. Se contenter de regarder. Se laisser emplir par ce qu'on voit. Toujours avoir des idées... Il était comme ci... Il était comme ça... Moi, j'avais juste envie qu'il soit là, sur son banc, assis, c'est tout, regarder et surtout ne rien dire, parce qu'il n'y a rien à dire... C'est juste histoire de parler, pour occuper un peu l'espace, un moment, si je parle. Je parle histoire de parler, en somme. Il n'y a pas d'intention. Pas de projet. J'avais juste envie qu'il soit là. Ça suffit bien.

dimanche 8 janvier 2012




La photo était restée sur le frigo de ma grand-mère pendant au moins trente ans, dans un petit cadre doré. Les couleurs, peu à peu, s'étaient estompées. La photo était même devenue complètement rose. Un jour, peu avant que ma grand-mère parte à l'hospice, le cadre est tombé du frigo et s'est brisé. Quand j'allais voir ma grand-mère, il manquait maintenant quelque chose, sur le frigo. Je lui demandais où était la photo. Elle ne savait plus. Elle l'avait fait tomber, en faisant la poussière. Avait peut-être bien fini à la poubelle avec les éclats de verre. Plus tard, je l'ai retrouvée, dans sa boîte. Parce qu'elle avait une boîte, en bois, ovale, qui lui venait de son oncle, qu'il avait fabriquée lui-même, dans laquelle étaient rangés des vieux papiers, des vieilles lettres, des vieilles photos. Alors, quand ma grand-mère est morte, j'ai récupéré la boîte et j'ai alors retrouvé la photo, qui avait disparu depuis plusieurs années. J'ai essayé bien plus tard de retrouver les couleurs. Elles sommeillaient encore un peu dans le rose, n'étaient pas complètement éteintes, même si ça ne se voyait pas à l'œil nu. C'est peut-être ma grand-mère, qui a pris la photo. Je ne me souviens pas. Quand elle prenait des photos, il fallait toujours qu'il y ait des fleurs.

jeudi 5 janvier 2012

J'ose à peine en parler. Il faut dire que c'est un peu gênant... Voilà comment ça s'est passé... Nous nous sommes rencontrés, je ne sais plus très bien où, une soirée, il y avait pas mal de monde je crois, pas mal de bruit et de fumée. J'ai tout de suite été captivé par son regard. Je ne voyais maintenant plus qu'elle se détachant dans la fumée et ne percevais plus qu'un très subtil acouphène dans le silence cotonneux. Une petite brune un peu garçonne, jolie, pétillante, plutôt fine. Elle me dévorait gentiment des yeux. Je la dévorais également. Encule-moi, m'a-t-elle dit en guise de préambule, tendrement, innocemment, les yeux dans les yeux, comme elle m'aurait dit embrasse-moi... C'est même la première chose qu'elle m'a dite, quand je suis arrivé tout près d'elle et qu'on s'est retrouvés les yeux dans les yeux... Ça m'a un peu gêné, au début, je l'ai trouvée quand même très directe... S'il te plaît, a-t-elle supplié, avec une petite moue désarmante... Finalement, pourquoi pas, me suis-je dit, et lui ai-je dit, si tu y tiens tellement... Il faut préciser que ça n'avait rien de vulgaire, dans sa bouche... Je lui ai quand même fait remarquer qu'il y avait beaucoup de monde, qu'on ne pouvait pas faire ça comme ça aussi simplement devant tous ces gens même si j'étais bien conscient qu'ils n'existaient pas vraiment, tous ces gens, parce que les gens, ça n'existe pas vraiment, mais quand même... Devant tant de pudeur, elle a éclaté d'un rire joyeux... Et nous sommes partis... Elle a glissé gentiment son bras sous le mien... On allait trouver un endroit plus propice... Bien... En chemin, je l'ai sentie à un moment soucieuse et elle a voulu alors me présenter à son père... J'ai fait un peu la grimace... Allez, quoi, c'est juste à côté, viens, il est gentil tu verras... Et puis ça devenait sérieux nous deux, il était temps qu'elle me présente à son père... Elle n'avait jamais présenté un garçon à son père, pour dire que ce n'était pas rien, elle et moi... Ça m'embêtait un peu car je n'aime pas trop les pères, en général, je trouve qu'ils me regardent toujours un peu de travers, je ne sais pas pourquoi... Mais j'ai fini par céder... C'est vrai que nous deux, ça devenait sérieux, à un moment ou un autre il aurait bien fallu que je rencontre son père... Tu m'enculeras après, t'inquiète pas, m'a-t-elle rassuré... Bon... Nous nous sommes rendus ainsi chez son père. Il faisait déjà jour. On était même dimanche midi. Son père habitait sur les boulevards, à Paris. Ça circulait beaucoup. L'appartement était un peu bruyant. Les vitres tremblaient. Au début, j'ai fait un peu la grimace, car son père c'était Le Pen. (Moi qui avais toujours cru que ses filles étaient blondes et athlétiques...) Au bout d'un moment, je me suis quand même détendu, je l'ai trouvé même bien sympathique, son père, drôle, chaleureux... A la fin, on s'entendait même comme si ensemble on avait fait l'Algérie... Après le repas, elle m'a montré sa chambre, une chambre d'adolescente bien sage, toute bien rangée, elle était assise au bord du lit, toute timide soudain, me confiant que j'étais le premier homme à entrer dans sa chambre... (Au mur, j'ai remarqué ma photo...) Ton père n'est jamais entré?... Baissant la tête, elle a alors un peu rougi... Puis il était temps de s'en aller... On a fait nos adieux à son père... C'était émouvant... On s'est même embrassés... Dans la rue, elle a glissé tendrement son bras sous le mien, j'étais content, elle aussi était contente, son père ne m'avait pas rejeté, on était bien, la vie était belle, il y avait un grand et beau soleil, j'allais enfin pouvoir l'enculer...
L'œil de Laura La Plante (belle plante) dans le chat et le canari, de Paul Leni. Un docteur y cherche des signes de démence. En fait, c'est plutôt le docteur, qui nous inquiète beaucoup. Le livreur de lait aussi, il fait peur, au clair de lune. (Il n'a pas de menton.) Un livreur de lait, en pleine nuit, en uniforme rayé, c'est tout de même étrange. Un grand échalas demeuré, sans menton. Et puis il y aurait un maniaque, échappé d'un asile, qui se prendrait pour un chat, adorerait donc jouer avec les petits animaux sans défense, notamment les canaris. Il jouerait très longtemps, cruellement avec et les déchiquetterait même à la fin. Bref, un chat. Une main griffue, parfois, sort de la nuit épaisse... En fait, il ne ressemble pas vraiment à un chat, mais plutôt à un sanglier... (Il fait bien moins peur que le laitier...) Sa main nous inquiète, mais quand on le voit tout entier, à la fin, on ne voit plus qu'un pauvre sanglier... Pas un chat, en tout cas... Ça fout quand même la trouille, un sanglier... Mais un chat aurait été plus vif, on se dit... Et le livreur de lait?... Il a disparu. On ne sait plus où il est. Qui allait-il livrer dans la nuit? Ou quoi?... Une écuelle de lait pour le chat?... On s'en souviendra longtemps, du livreur de lait qui était sur la route cette nuit-là... On se souviendra longtemps aussi de l'œil de Laura La Plante... Peut-être que Buñuel aussi s'en souviendra, un an plus tard, quand il fera un chien andalou...

lundi 2 janvier 2012

A une époque, j'ai beaucoup écouté Stan Getz. (Je devais aller le voir au festival de Vienne, au milieu des années 80, quand le concert a été annulé, à cause de son cancer du poumon, il s'est retrouvé ensuite le souffle un peu court, à souffler d'un seul poumon.) C'était un vrai connard, il paraît, Stan Getz, un vrai salaud, dans la vie, avec les femmes, les amis et aussi avec ses collègues musiciens, un tyran, un égocentrique très pervers. Mais ce n'était pas pour cette raison que je l'écoutais. C'était à cause d'une phrase, qu'il avait dite, que je l'écoutais, une simple phrase, entendue à la radio quand je suivais avec passion le jazz est un roman d'Alain Gerber : "Le son détermine la phrase." C'est resté gravé en moi, comme "le style contre les idées" de Céline. Alors je me suis mis à l'écouter vraiment, Stan Getz. A cause de cette phrase, au début. Puis je l'ai écouté parce qu'il me parlait. Avant d'entendre cette phrase, je n'aimais pas tellement Stan Getz, je trouvais son timbre un peu trop léché, ses phrases un peu trop sirupeuses. Il faut dire que je n'en connaissais pas grand chose. A l'époque, pour moi, il fallait déjà être noir, pour faire du jazz et les blancs n'avaient fait que récupérer et pervertir joliment, poliment, niaisement, l'Œuvre aux Noirs. Puis, à la radio, chez Gerber, j'ai entendu cette phrase : "Le son détermine la phrase." Et tout à changé. Je n'ai plus entendu le salaud sirupeux, mais un musicien très subtil, parfois déchirant, le fils spirituel de Lester Young. Et puis la phrase est restée. Le son détermine la phrase. Rien d'autre. C'était sa phrase. Il n'a pas pondu tout un traité ou des mémoires, il a simplement dit cette phrase, une phrase toute simple qui vaut tous les traités et il n'a pas dû la dire mille fois, cette phrase, peut-être même qu'il ne l'a dite qu'une fois, entre deux saloperies. C'est devenu aussi ma phrase, plus importante, cruciale, vivante, que "le style contre les idées" ou n'importe quoi d'autre. C'est même devenu mon seul idéal, ou plutôt ma seule ligne de conduite, ma devise, ma formule, ce qui valide ou invalide, et pas seulement quand je soufflais, laborieusement le plus souvent, dans mon vieux saxophone.