mercredi 24 février 2010

Parfois on croit être gentil, juste. Puis on se rend compte que l'effet est désastreux. N'était-on pas cruel, plutôt? (Il y a quelques années, j’ai reçu un coup de téléphone, dans l’après-midi, à l'heure du goûter. Une jeune femme dont je n’ai pas reconnu la voix disait, à toute allure, comme une phrase apprise par cœur, que même toute ma gentillesse lui avait fait très mal, avant de raccrocher, sans que j’aie pu dire un mot. Ça m'a hanté longtemps. Je n'ai jamais su qui c'était. Ai imaginé toutes sortes d'histoires. Peut-être seulement une erreur?) Je lui avais bien dit qu'un jour, peut-être, elle changerait de trottoir, en me voyant. Ça l'avait fait rigoler... Oh que non, ce n'était vraiment pas son genre, de changer de trottoir... Et puis, un homme comme moi, elle n'en trouverait pas d'autre, j'étais une sorte de rareté en somme... Ça n'a pas manqué. Pourtant je ne demandais rien, n'espérais même rien, n'étais animé d'aucun désir de revanche. C'était peut-être ça, le problème, pour elle, j'aurais peut-être dû vouloir me venger, ou la reconquérir. Mais j'étais juste inquiet pour elle, pour sa santé. Quelque part, maintenant, ça me rappelle l'histoire du rouge-gorge. Moi, l'oiseau, j'avais envie qu'il s'envole de mes mains, après l'avoir ranimé, même si j'aurais aimé aussi le garder dans mes mains... Mais je n'en avais pas le droit... Bref, une vieille histoire qui elle aussi m'en rappelait une autre. Oui, elle était très jolie, parfois... très jeune aussi... des yeux de chat... une voix très érotique... et puis des seins magnifiques... Ça me rend triste, quand j'y pense... Alors j'essaye de ne pas trop y penser... Elle m'a blessé?... Oui... Mais c'était très supportable... Je lui avais dit, tu sais mon cœur il est déjà brisé depuis longtemps... Moi et mes formules à la con... Mais c'était vrai... Et alors? Quel idiot... S'il n'y a plus de cœur à briser, ça ne vaut peut-être pas la peine... En fait si, ça peut toujours se briser encore un peu, en morceaux de plus en plus petits... Du sable, à la fin, de la poussière... Alors, à la caisse du supermarché, je me retrouve à faire la queue, juste derrière elle, je décide cette fois de ne pas être aimable comme la fois précédente... Je fais la queue à la caisse du supermarché, c'est tout, je n'ai pas fait exprès d'être juste derrière elle, je ne vais pas non plus me cacher, j'en ai marre d'être gentil... La caisse d'à côté se libère, j'y vais, comme je ferais avec n'importe qui devant moi, me retrouve cette fois face à elle... Pas un regard... Elle a sa tête des mauvais jours, peut-être bien celle de tous les jours... Alors on ne se connaît plus, c'est aussi simple que ça... Ce n'est pas la première fois... C'est tellement banal, triste... Ça doit venir de moi, forcément... Parfois, elle vient voir un film dans le cinéma où je travaille, je reconnais sa nuque par le hublot, car je suis physionuquonomiste... Alors j'ai un petit pincement... Ce n'est pas qu'elle me manque... Elle me fait juste souci... Je ne devrais pas... Ça ne me regarde pas après tout, si j'ai tout bien compris... Mais je ne peux pas m'en empêcher... Puis j'ai fait pleurer une fille, à l'aïkido, elle est tombée sur le dos et s'est cognée la tête... J'étais pourtant à genoux, et elle debout, je ne croyais pas qu'elle s'envolerait comme ça dans mon dos, je n'ai rien vu, l'ai à peine sentie s'envoler tellement elle était légère, j'ai juste entendu le bruit, sourd, quand elle est retombée... Toujours l'histoire du rouge-gorge... Elle est restée bien trois minutes sur le dos sans bouger, j'ai imaginé qu'elle était paralysée et qu'elle finirait en fauteuil... Puis, elle s'est mise un peu à remuer... Ensuite, je lui ai tenu la main, pendant qu'elle pleurait, assise sur le banc au bord du tatami, moi toujours à genoux... Elle venait pour voir ce que c'était, l'aïkido... Je me suis senti coupable... J'ai eu très peur qu'elle se soit fait vraiment mal... Elle m'a dit que c'était l'émotion... qu'elle avait trop l'habitude de l'enfouir en elle et qu'elle avait très honte... Non, c'est moi, qui suis honteux, je ne suis qu'une grosse brute... pardon... j'aurais dû... Et puis l'émotion, c'est bien, quand ça sort... Y'a pas à avoir honte... C'est bon, non?... Elle n'est pas revenue, cette jolie petite qui aurait pu être ma fille, avec son charmant accent d'Europe de l'est... Alors, je pensais avoir été doux, avoir fait le mouvement presque au ralenti... Marie, ma maîtresse d'aïkido, m'a un peu fait la leçon... Oui, je suis une brute... Même à genoux, je suis une brute... La nuit suivante, je rêvais que la petite que j'avais failli estropier mourait dans mes bras en pleurant... Mon côté romantique... C'était carrément déchirant... Je ne la connaissais pas... et voilà qu'elle mourait dans mes bras, le visage baigné de larmes... Et il n'y avait plus que ça... C'était le centre de l'Univers... Une sorte de piéta inversée... Tout le reste tournait vaguement autour... Des choses pas complètement affirmées gravitaient, des bouts de paysages, des fragments d'espace-temps, des filaments de mémoire, des objets, des animaux, des gens... dans tous les sens, sur les côtés, en haut comme en bas, à toutes les vitesses... Là était le cœur du Monde...

mercredi 17 février 2010

Il y a des films qui laissent pantois. C'est le cas des films de Serguei Paradjanov. Ça ne ressemble à rien d'autre. Ça pourrait être de l'art brut. Des collages. Il aimait bien les collages. Il était fou ce Serguei? Ben oui. Sinon, ce serait bien terne, tout ça. Il faut avoir été fou soi-même pour vraiment l'apprécier. Sinon, ça reste extérieur, étranger à soi. Il faut avoir parlé avec les oiseaux, ou les biches, s'être perdu dans son propre reflet. Les chevaux de feu, c'est dans l'âme qu'on les monte. Il faut s'agripper à la crinière et bien serrer les jambes car ce sont les plus sauvages et brûlants des chevaux. Paradjanov, c'était peut-être le meilleur ami de Andrei Tarkovski. Tous les deux étaient fascinés par l'eau. Que d'eau... Il y a toujours de l'eau, dans leurs films... Des choses dans l'eau, sur l'eau... Des visages déformés... Mais peut-être que ce sont là nos vrais visages... Que nous dit l'eau?... Elle s'est noyée, Marichka... Le pauvre Ivan... L'eau fut sans doute le premier miroir de l'homme... C'est dans l'eau que Narcisse fut fasciné par son propre reflet... Autant Tarkovski semble réfléchi, concentré, maîtrisant tout, autant Paradjanov semble être dans une sorte de chaos strié de fulgurances, où seule le grâce fait sens... Car il s'agit bien de cela, de grâce... Quoi d'autre mérite vraiment que l'on se brûle sur de tels chevaux?... Qui n'a pas été sur le point de se noyer et, à cet instant, n'a pris conscience de la splendeur de la vie, de la lumière, là-haut, ne peut vraiment ressentir ce plan... Il faut avoir été fou, au moins une fois, et avoir failli se noyer... et avoir aimé... et perdu son amour...

mardi 2 février 2010

La femme mystérieuse de Tokyo attire tous les regards, y compris et surtout ceux des masseurs aveugles. Toujours Hiroshi Shimizu. On reste dans la grâce, tant qu'on y est, avec les masseurs et une femme (anma to onna). Créature de rêve. On fantasme dru. Elle est un peu l'équivalent de l'oiseau migrateur dans le bus d'arigato-san, le mystère incarné, l'érotisme inaccessible, évanescent, comme ce rêve qui se dissipe au réveil inéluctablement. On la croit longtemps une sorte de transposition japonaise de l'Irma Vep des Vampires de Feuillade. C'est en tout cas ce que croit le jeune masseur aveugle envoûté par le parfum de la dame. Nous aussi, dans ce film, on est aveugles et envoûtés par le parfum de la dame, car c'est par les yeux du masseur qu'on la contemple. C'est une image mentale plus que réelle. Une sensation faite image. Fruit trouble et troublant de l'imagination, du désir. Ce plan magnifique en fondus où elle marche sur le pont étroit et fragile comme le fil du temps suspendu, disparaissant, réapparaissant un peu plus loin, redisparaissant, réapparaissant encore plus loin... (Comme chez Mizoguchi, il y a chez Shimizu ce truc du plan sublime, vraiment sublime, épiphanique, qui semble être le cœur de l'œuvre, où une sorte de beauté suffocante nous est révélée et palpite.) Elle nous échappe. On aimerait tant la retenir. Mais comment retenir un rêve? Peut-on, sait-on retenir un rêve? A la fin, on ne sait toujours pas qui est le mystérieux voleur. On s'en fiche. Ce qui semblait être un fil directeur n'a plus aucune importance, s'est même dissout dans l'air, comme dans un rêve. Les pistes, à peine foulées, s'effacent. Il ne s'est donc rien passé? On a seulement... rêvé? On sait juste qu'elle a disparu, cette fois pour de bon, qu'on ne le reverra plus. Déjà, le souvenir de son visage, de sa silhouette tellement gracieuse, s'éloignent. On a beau écarquiller nos yeux intérieurs de rêveurs ou d'aveugles, les contours deviennent flous. Comme si elle n'avait été qu'une impression fugace, une sensation étrange et pénétrante, quelque chose dans l'air qui est passé, comme un éther qui nous a emplis et rendus un peu ivres, ne nous a laissé ensuite que la nostalgie, le mal de la nuit... Qui? Elle, là, qu'on a rêvée. Ou bien était-elle réelle? Qu'est-ce que ça change... Elle a gardé tout son mystère. On trouve ça tellement beau, même si on est doucement déchiré, légèrement, infiniment inconsolable.