C'est alors que je me suis aperçu que la page était blanche. Elle était là, assise, les jambes croisées, le menton pesant sur le poing qui ne tenait pas le livre, dans cette posture de lectrice, absorbée, depuis tout ce temps. Mais la page était blanche. J'ai d'abord trouvé ça curieux, puis j'ai ressenti comme un grand soulagement, une délivrance, car elle n'avait plus besoin de moi, enfin, ni de personne, je le voyais, elle n'était plus en mon pouvoir, avait même je crois complètement oublié ma présence, se contentant de cette page blanche, pas ma page blanche mais la sienne car ma page blanche à moi était bien différente, c'était la mienne et je ne l'aurais partagée avec personne et quand bien même je l'aurais partagée, personne n'aurait su vraiment la lire, la pénétrer, c'était mon idéal, ma page blanche, mon secret, mon néant enfin retrouvé, peut-être. L'Oubli. Quel mot merveilleux, oubli, comme ça sonne bien. Oubli. Je t'oublierai. Je m'oublierai aussi. Puis je me suis éloigné. J'aurais pu griffonner quelques mots de plus sur sa page, mais je n'ai pas voulu tout salir. Et puis c'était sa page. Ça l'aurait perturbée. Je ne voulais pas la perturber. Je l'avais bien assez perturbée. En silence je me suis alors éloigné. Plus tard, faisant le ménage, je me suis fait cette réflexion : Il faudrait savoir maintenir la saleté à un niveau tolérable. Plusieurs jours durant je me suis même répété cette phrase en boucle : Il faudrait savoir maintenir la saleté à un niveau tolérable... Plus on laisse la saleté s'installer, lentement proliférer, plus c'est difficile de lutter, on est progressivement comme englué dedans, aggloméré, soi-même bientôt saleté et la situation devient alors psychologiquement insurmontable... Les bras m'en tombent. C'est trop crasseux, on a dépassé depuis trop longtemps le point de non retour, on s'est noyé, mêlé dedans... Cette pensée peut finir par envahir toute la pensée et alors prendre l'aspirateur aura aussi et surtout pour effet de se débarrasser provisoirement de cette pensée bien plus que de la saleté, de cette pensée qu'il n'y a rien à faire, aucun remède, qu'on est foutu, qu'inéluctablement la saleté reviendra et qu'elle aura le dernier mot... C'est à chaque fois une petite victoire sur la noirceur qui nous ronge chaque jour un peu plus, mais une victoire provisoire, un sursis... C'est comme la mort, on chasse l'idée, puis elle revient et plus elle s'installe durablement plus il devient difficile de la chasser... Une mouche s'est posée sur votre nez, vous la regardez, vous n'avez même plus suffisamment de nerf pour la chasser, plus même assez de volonté pour remuer un doigt, puis enfin vous la chassez et comprenez qu'en fait c'était facile... Mais il faut savoir s'arrêter, une fois qu'on a enfin commencé à nettoyer, car la propreté absolue ne se peut pas, il restera toujours un endroit un peu sale et c'est même bien d'arrêter de nettoyer en remarquant un endroit un peu sale et en le laissant un peu sale, renoncer alors à ce désir absolu de pureté qui nous avait dangereusement envahi, tout comme il faut toujours soi-même être un peu sale, pas trop, mais quand même un peu. Car l'excès de propreté n'augure rien de bon. Certains comme ça continuent de se laver les mains alors qu'ils se les sont déjà raclées jusqu'à l'os. Alors, maintenir la saleté à un niveau tolérable. Tout comme maintenir la mort à un niveau tolérable. Car rien n'est jamais vraiment net et rien non plus immortel. Tout peut devenir très sordide si on ne sait pas maintenir la saleté ou la mort à un niveau tolérable, dans un sens comme dans l'autre. Ça veut dire alors accepter qu'il y en ait toujours au moins un peu de la saleté et de la mort. C'est ce que je lui aurais dit, si on s'était encore parlé, histoire aussi de dire qu'on ne dit jamais vraiment tout et que tout ça, finalement, n'a que très peu d'importance.