L'ombre... Pendant des années je me suis répété ça : l'ombre... Ne sachant plus rien me dire d'autre... Je m'endormais même souvent en me le répétant, de plus en plus faiblement : l'ombre... l'ombre... l'ombre... Rien d'autre ne venait... C'était à la fois un début et une fin... Mais un jour, je me disais, je dépasserai ce mot, je continuerai, je laisserai alors l'ombre derrière moi... L'erreur, peut-être, était de penser que pour continuer il fallait que ça en vaille vraiment la peine... Rien ne vaut la peine... L'ombre... ce n'est qu'un mot... Il y en a tant des mots... J'aurais pu à la place dire saucisson... doigt... poire... estomac... nuage... biche... enclume... chaussette... Quelle importance... L'ombre... L'idée, pour ne pas dire le projet, était que ce soit le début de quelque chose, le début tant qu'à faire de quelque chose de considérable, j'envisageais ça un peu comme me frayer à la machette un chemin dans la jungle impénétrable du Verbe... mais dès que je prononçais le mot ça sonnait comme une fin... L'ombre... Ce qui aurait dû être une porte n'était qu'un mur... Et pendant des années... des années... je me suis répété ce mot... l'ombre... et aucun mot ne savait naître ensuite... Alors qu'il aurait suffit de prononcer ensuite n'importe quel autre mot et de laisser ainsi l'ombre derrière moi... Ç'aurait été tellement simple, suivre le courant... L'ombre n'était donc jamais derrière moi... Et c'est ainsi que je me suis tu... Je me dis en même temps que c'était peut-être une technique vicieuse pour justement me taire, ne plus rien avoir à me dire, tout en me laissant croire que le projet était au contraire de me lancer, enfin... me soigner ainsi de ma graphomanie qui était allée galopante et m'avait épuisé... régénéré... écœuré... je ne sais plus... Mais me taire... Trouver le silence... Ne plus entendre cette petite voix... L'ombre... l'ombre... l'ombre... comme le premier instant d'un disque éternellement rayé...