Arno Schmidt a pris l'eau. J'ai pesté longtemps en constatant la catastrophe. Juste sous le lierre du Diable il était — j'aurais dû me méfier. L'eau a débordé du sous-pot, au dessus, sur l'étagère. Plusieurs fois sans doute, sur plusieurs années, arrosé de l'eau filtrée dans la terre semi-pourrie. Des 14 volumes qui sommeillaient à l'ombre grasse, tropicale du lierre du Diable — intentionnellement, parce que ça lui allait bien, cet enfer — seuls Tina ou de l'immortalité et Roses et poireaux — hébergeant Paysage lacustre avec Pocahontas (!) — s'en sont sortis indemnes. Les autres, tout gondolés, gonflés comme des noyés, craquant quand on les ouvre comme d'antiques grimoires, au moins, voire des squelettes, le Faune — en poche — en pages volantes jaunasses papier buvard... Fragile... fragile, tout ça... Putain de merde... Le déluge et même plusieurs ont ravagé le rayon. Un par un je les ai inspectés : pas si grave, au bout du compte, encore lisibles, au pire rafistolables — au moins, ils ont vécu, ceux-là... Et survécu!... À l'ombre maudite du lierre du diable les ai remis — on verra bien — rangés dans l'ordre, un certain ordre, à peu près, relu — d'une traite — dans Tina le beau texte de Claude Riehl, LE traducteur : Arno à tombeau ouvert. Puis relu le tout fin Goethe et un de ses admirateurs. (Le salaud... le salaud...) Ce fêlé, l'avais découvert dans la main de singe — bien copieuse et mirifique revue, hélas disparue — il n'y a pas loin de vingt ans : Un météore en été : cinq pages : TOUT était là... Le salaud... le salaud... m'étais-je alors — déjà — maugréé... Souvent, il m'est quand même tombé des mains, ou je m'y suis — toujours? — paumé... Je l'ai parfois maudit... — Comme si, aussi, il m'avait coupé l'herbe sous le pied... — Mais j'y revenais souvent... Puis l'ai casé sous le lierre du Diable, longtemps... qu'il expie... Et il y a quelques jours, je m'aperçois qu'il a pris l'eau, là où je l'avais abandonné, dans ce coin de nature luxuriante bricolée plein de fantômes d'échos de sous-bois, de chuchotis d'insectes, murmuris de ruisseaux fins comme le doigt, hlipchh... hlipchh... de la semelle dans le pré gorgé d'eau... et je me dis alors que c'est un appel, de SA forêt, qu'il est temps, enfin, d'y entrer vraiment, de le lire vraiment, et même systématiquement, plus anorexique picorant comme avant et vite ensuite en cachette allant tout dégueuler — surtout de la bile — la terreur de grossir, de prendre ne serait-ce qu'un gramme de substance étrangère qui deviendrait alors soi, plus vraiment soi donc : on ne sera libéré vraiment que squelette et encore mieux poussière emportée par le vent — je recommence donc du début, avec Léviathan... D'abord, donc : Gadir... — Le salaud... le salaud... — Qu'il a fallu le et même plusieurs déluges, pour me le ressusciter... (Et il prenait des photos, aussi, format carré... — Le salaud... le salaud...)
jeudi 23 janvier 2014
lundi 20 janvier 2014
Il pleut. Souvent, quand il pleut, un mendiant vient poser son sac et s'asseoir devant le cinéma, sa casquette par terre entre ses pieds. Toujours à la même place. De dos, on pourrait croire que c'est toujours le même mendiant. De temps en temps, je viens fumer une cigarette au bord du trottoir, humer l'air pollué de la rue. Il est assis. Je suis debout. Immobiles, on regarde dans la même direction : droit devant. Survient bientôt un nain. Au début, je crois que c'est un enfant, un enfant de neuf ou dix ans, pas très grand pour son âge, avec une casquette à longue visière, bleu marine. Mais c'est un nain. Il est venu s'abriter de la pluie. On est maintenant tous les trois alignés au bord du trottoir, le mendiant, moi, le nain. Qui me demande bientôt du feu. Je me rends compte alors qu'il n'a pas du tout une tête de nain, pas du tout disproportionnée, pas du tout les traits d'un nain, plutôt ceux d'un homme, d'un homme miniature, le teint basané. Son corps d'ailleurs non plus n'est pas le corps d'un nain, n'en avait d'ailleurs pas la démarche et c'est pourquoi j'avais d'abord cru voir un enfant. Le corps d'un homme miniature, m'arrivant au bas des côtes. Un lilliputien, alors, plutôt. Pas du tout difforme. On fume, silencieusement. Parfois, on se sourit. Ses dents de devant sont pourries. J'ai remarqué aussitôt que son regard était vif, pénétrant, que la flamme de l'ironie et une certaine tendresse y couvaient. Une sympathie étrange et spontanée nous lie. À un moment, il me demande si je connais du monde dans le cinéma. Il a un accent indéfinissable, léger, peut-être espagnol, ou portugais, ou d'ailleurs. Je lui réponds qu'il n'y a que moi, dans ce cinéma. Ça le fait sourire. On se comprend. Parce qu'il est scénariste, me dit-il. Je lui dis que je ne suis que projectionniste, ou caissier, selon les jours, que je ne connais donc personne, dans le cinéma, qu'il lui faudrait plutôt trouver un producteur. Il me raconte qu'il a écrit cinq sketches, pour le moment. — Plutôt de la comédie, alors? — Oui, plutôt de la comédie, confirme-t-il dans un large sourire de ses dents toutes cariées, ce serait vous voyez une sorte de critique de la finance mondiale... tout en pastichant Proust... — Tout en pastichant qui?... — Proust, vous savez, le grand écrivain… — Ah... Proust... — Oui... Et je suis sûr que ça marcherait... — Je vous le souhaite... — On finira bien par être riches, nous aussi... La roue tourne... Elle ne fait que tourner... Aujourd'hui sans le sou... et demain... — Milliardaires!... clos-je sa phrase et on se met alors à rire de bon cœur, sachant lui comme moi que ni l'un ni l'autre ne souhaite vraiment devenir riche ni sans doute ne le sera un jour... À ce moment, le mendiant m'interpelle. Je ne le comprends pas. Il parle une autre langue. — Un voyageur d'Europe centrale, me glisse tout bas et avec un certain respect mon compagnon le nain. — Le mendiant a sorti un téléphone de sa poche. Je finis par comprendre qu'il aimerait que j'en recharge la batterie. Il s'incline au moins dix fois pour me remercier quand je m'en vais avec son téléphone et son cordon pour le recharger à l'intérieur. Je le branche. La batterie était vraiment à plat. Il pleut toujours. Il y a Blossom Dearie à la radio. J'ai repris mon poste, assis derrière la vitre, paisible, avec mon livre, le plan fixe de la rue, lisant, observant, rêvassant. Je vois le nain un moment regarder les affiches. Puis il s'en va. Avant de disparaître se retourne pour m'adresser un grand sourire et un salut de la main. Un nain de très bonne compagnie...
vendredi 17 janvier 2014
Il est bossu. Difficile parfois de savoir s'il est de face ou bien de dos, son corps comme en permanence en quête d'une forme bien définie, tentant affolé toutes les combinaisons, toutes — sauf une, perdue à jamais — aberrantes. Parkinsonien et dyskinésique à un stade très avancé, me précise-t-il, son tronc, ses membres et sa tête se tordant violemment dans tous les sens, le visage un brouillon tout froissé de rictus remodelé en permanence, la bouche une plaie passant d'un spasme d'un côté l'autre, étrangement ne s'exprimant pas trop mal, ruisselante de bave, quand, un peu honteux sans le montrer, je lui présente mes vœux. — Et la santé, surtout, il avait d'abord enchaîné... Et toi?... Même pas une petite grippe?... Rien?... — Non... Rien... — Moi, je suis foutu, il conclut, grimaçant un sourire fataliste, exécutant malgré lui une danse très complexe, chaotique, improbable, grotesque, de tout son corps sans maître, exténuante même à regarder... Il y a cinq ans, il était projectionniste. Puis c'est arrivé. Une crise. Brutale. Irréversible. Puis d'autres. Maintenant il vient, le matin, faire quelques heures de ménage dans le même cinéma, son cinéma, je ne sais même pas s'il est payé. Pour conserver le lien social, il dit. Il se retrouve alors le matin tout seul dans ce cinéma fantôme à se débattre avec ce corps qui ne lui appartient presque plus. Une heure entière, aujourd'hui, à batailler, en vain, pour fixer le tuyau de l'aspirateur... C'est pas grave, je lui dis, tu le feras demain... rentre chez toi... tu en as bien assez fait... Quand il repart, c'est encore plus sale qu'avant. C'est même parfois le chaos... Souvent, il tombe, entraînant les choses avec lui. Mais il se relève. Toujours il se relève... Se cognant aux murs, aux portes, à tout, en permanence... Shootant, boxant en permanence dans les choses... Quand la substantia nigra, dite aussi locus niger, est atteinte, lis-je... Fumer et boire du café sont bénéfiques. Ça entretient la Substance Noire... le Lieu Noir... Hélas, il ne fumait pas, ne buvait pas de café, avant. Tandis que sa substance noire dégénérait, que la Place Noire se vidait comme après une exécution capitale, il s'était mis à croire beaucoup en Dieu, avant, dans le coin bureau de la cabine obscure de projection avait arrangé une sorte d'autel, avec des images pieuses, des photos de ses parents morts, une bougie, des objets douteux, des aliments périmés, chocolats moisis, petits animaux morts... offrandes en décomposition... suivait des messes à la radio... La mort de ses parents avait déclenché cette ferveur religieuse... Avant la mort de ses parents, longtemps, il avait voulu changer de sexe... Je suis une femme, disait-il, en ce temps-là... Il avait commencé alors à prendre des hormones, rêvait de castration, venait parfois faire le projectionniste en jupe, bas résilles, talons aiguilles, perruqué blonde platine... travesti peu engageant, pas du tout féminin, douteux et rendant douteux tout ce qu'il touchait, suant beaucoup, en permanence, le visage luisant de gras, malodorant — problèmes de glandes... se coinçait les talons dans les grilles de l'escalier métallique en colimaçon... de rage soudain hurlait et balançait les bobines contre les murs, tant et si fort que parfois des spectateurs terrorisés sortaient de la salle, croyant qu'un meurtre ou au moins quelque chose d'horrible avait lieu là, derrière le mur, derrière le hublot d'où jaillissait la lumière aveuglante... La mort de ses parents lui avait brusquement ôté tout fantasme d'inversion ainsi que toute colère... Au bout du chemin, jonché de pourriture, il n'y eut désormais plus que Dieu... Bientôt, son long... très long calvaire... D'où sa mine pas du tout misérable, fataliste et parfois même secrètement réjouie, peut-être même extatique... Quelle vie... quelle vie peu ordinaire... me dis-je, le regardant s'en aller...
lundi 13 janvier 2014
Il se lève, se rassoit, se relève bientôt, pour bientôt se rasseoir, peut-être cinq fois par minute et pendant peut-être un quart d'heure, environ donc soixante quinze fois. Il était déjà là quand j'ai ouvert la grille. Peut-être a-t-il passé la nuit ici, contre la grille, un peu à l'abri de la pluie, pas complètement : le bas de son pantalon et ses chaussures sont mouillés. Chef, je peux laisser mes affaires dans un coin? il me demande les yeux baissés d'une voix se voulant assurée. — Oui... Et maintenant il se lève, se rassoit, sans arrêt, je me dis au début qu'il a peut-être mal au coccyx, ou aux genoux. Il pleut. L'air est humide. Froid. Puis je me dis que c'est plus fort que lui, comme un toc. Il se lève, il est sur le point de partir, il sait peut-être même à ce instant-là où il va. Mais, une fois debout, il ne sait plus. Alors il se rassoit. Peut-être a-t-il su, à une époque, où il allait, quand il se levait. Mais maintenant il ne sait plus. Maintenant, il est coincé là, devant ce cinéma fantôme. De temps en temps, je viens fumer ma cigarette au bord du trottoir. Je suis debout. Il est assis, a arrêté de se lever et se rasseoir sans arrêt. On est côte à côte. On ne se dit rien. Immobiles, on regarde droit devant. À un moment, il sort un téléphone de sa poche, le plaque contre son oreille. Sans doute la batterie est-elle à plat. Il attend. Il avait un rendez-vous. Il attend, avec tous ses sacs. Personne ne vient. Plusieurs fois, peut-être dix fois, il sort de sa poche son téléphone et le plaque contre son oreille. Peut-être qu'à cet instant, quand il plaque son téléphone contre son oreille, il y croit, que son téléphone fonctionne, qu'il a un rendez-vous, qu'on va venir le chercher, le sortir de là, de l'entrée de ce cinéma crasseux, de cet après-midi de chien, parce qu'il a besoin d'y croire, au moins un instant, répété à l'infini, parce qu'autrement il n'y a plus rien. Son téléphone le rassure, à cet instant, même s'il n'a plus aucune fonction réelle, c'est son lien avec cet autre monde, un monde tolérable. Ou bien alors il s'est trompé de jour... Il cogite. C'était hier, son rendez-vous? Ou bien demain... L'année dernière?... Dans dix ans?... Il a arrêté de sortir son téléphone de sa poche, comme il avait arrêté de se lever et de se rasseoir sans arrêt. Levant le nez de mon livre, je vois parfois un passant s'arrêter et se baisser à sa hauteur. Il a posé sa casquette sur le trottoir mouillé. En deux heures, il a dû récolter un euro ou deux en piécettes. Plus tard, levant une fois de plus le nez de mon livre, il n'est plus là.