Quelque chose en moi résiste. Ce n'est pas moi qui le décide. Ce quelque chose en moi qui résiste, cet instinct, peut-être même de survie, fait que je ne me mélange pas, ne me dilue pas. Je me tiens naturellement à distance. Je suis un sauvage, au fond. Je vais parfois au spleen, en bas de chez moi. C'est un bar de quartier, d'habitués, c'est chaleureux et en même temps un peu triste. On sent chez beaucoup le désir de s'y retrouver entre semblables, de former une sorte de communauté. Une communauté qui semble avoir vieilli ici sans même s'en rendre compte. Des femmes plus toutes fraiches pour ne pas dire décrépites sont encore vues comme des beautés et engendrent les mêmes fantasmes qu'autrefois. Bientôt momies, elles ne se sont pas vues vieillir. J'y serre quelques mains, quand j'y vais, moi qui ne suis pas vraiment un habitué j'y ai quand même quelques repères, je cause un peu de la pluie et du beau temps avec le patron, et de musique car il y a toujours de la bonne musique, pas trop fort, au comptoir, je connais un peu Jacques, Jean-Pierre... Hier, l'éternel artiste raté a insisté pour me montrer ses photos, dans un classeur sous feuilles plastiques. Des photos d'habitués du spleen. Toujours les mêmes têtes. À quarante ans il me sort encore tout son pauvre laïus adolescent pas finaud sur la création, l'art, et qu'il fait de la peinture, et de la photo, et qu'il écrit, et tout, un artiste multimédia on dit aujourd'hui et que la vie c'est comme ci, et que la société tu comprends, et puis les gens maintenant... Alors moi je suis gentil, je ne lui dis pas que ses photos sont minables et que tout est minable dans ce qu'il me dit et me montre, sans aucun intérêt... Je suis gentil... Il veut fraterniser, je le sens, il faut alors qu'on échange enfin nos prénoms avec une poignée de mains, depuis le temps qu'on se connaît de vue... Il aimerait bien que moi aussi je sois un artiste, un photographe, ou un poète, car alors il se sentirait moins seul, on formerait une micro communauté dans cette communauté surtout de buveurs, une élite d'artistes incompris et même maudits... Mais moi je ne suis que projectionniste plus ou moins au chômage, je lui dis... Et lui qui me parle alors de son Métier, parce que son intérêt pour moi, la fameuse question : Tu fais quoi dans la vie? était en fait le préambule au déballage de son être véritable... Son Métier par ci... Et son Métier par là... Et c'est quoi ton métier, si c'est pas indiscret? je lui demande au bout d'un moment... Ben la photo quoi, et puis la peinture, et puis l'écriture, ah oui... l'Écriture... Il est au RSA, j'imagine... Il n'y a pas à en avoir honte... Elles sont quand même très moches ses photos, je me dis, mal cadrées, mal tirées, sans âme, ternes, vraiment sans intérêt... Je n'aimerais pas voir ses peintures, encore moins lire ses poèmes... Mais je comprends bien ce besoin d'avoir une identité un peu flatteuse y compris au bistrot... Dire tout simplement je suis un gros branleur je passe ma vie au bistrot ça ferait moins bien et il n'y aurait peut-être plus tellement d'intérêt pour lui d'aller au bistrot... Il faut toujours être autre chose... Être Quelqu'un... Alors, lui, par exemple, le petit jeune à l'air pensif qui prend son café souvent tout seul, il est facteur, mais attention... agrégé de philo... D'ailleurs, ça se voit, sur la photo, non? tu trouves pas?... Et puis, toujours feuilletant le classeur en plastique poliment mais commençant à trouver le temps long, je tombe sur une photo où je me reconnais, en arrière plan, flou, à une vingtaine de mètres, venant, sur le trottoir... Il faut dire que je passe souvent devant le spleen, même si je ne m'y arrête pas toujours, c'est une fois sur deux sur mon chemin... On est en hiver, le trottoir est humide, j'arrive, une main glissée dans la poche de mon caban breton, l'autre tenant un parapluie télescopique replié... Je me trouve plutôt bien, pour une fois, sur la photo, au loin, flou, une silhouette... Je ne fais que passer...
mercredi 22 août 2012
lundi 20 août 2012
Non, je ne suis pas déçu. Je ne m'attendais à rien. Je n'espérais rien. Mon profil ne convenait pas. On a la gueule qu'on a. Quel profil aurais-je dû avoir? Pas le mien en tout cas. Je me souviens comme j'avais peur, tout petit, à l'instant de m'endormir. Je tombais. Il n'y avait rien. Je tombais dans ce rien. L'effroi de disparaître, de mourir à chaque fois. C'était l'époque où il n'y avait pas encore de rêves. Puis il y en a eu. Des rêves qui faisaient peur, au début. Des bêtes des abysses, infernales, qui me pourchassaient. Je sentais leur haleine malfaisante sur mes mollets. Je me réveillais en hurlant. Il y avait des bêtes sous mon lit, des bêtes au plafond, partout des bêtes. C'était l'époque des bêtes après celle du néant. Puis, petit à petit, je n'ai plus eu peur, ni des bêtes ni du néant. Je me suis même mis à apprécier beaucoup les bêtes et le néant. Je tombe. Je me fiche de savoir où je tombe. S'il y a quelque chose ou alors rien. On verra bien. Ou pas. Je ne suis pas déçu car j'ai du mal à prendre tout ça au sérieux. La vie, ce n'est pas sérieux, que l'on dorme ou que l'on soit éveillé. Déçu, je l'ai été, parfois, dans ma vie, et même beaucoup, et même longtemps. Mais c'est comme la peur des bêtes, la nuit, la déception, ça finit par passer. Ça n'aura été qu'un stade de mon évolution, le temps de la déception.