vendredi 28 mai 2010

Je me souviens, mon père était dans le coma depuis le matin, j'étais resté jusqu'au soir à lui tenir la main. Quand il respirait, ça gargouillait comme un tuyau d'évier encrassé. Je lui parlais, lui caressais le front. Le soir, à un moment, j'ai eu besoin de changer d'air, ma mère a pris la relève, je suis allé dans le salon, j'ai commencé à regarder freaks, de Tod Browning. Quelle idée... freaks... Mon père était en train de mourir et moi je regardais freaks... Même si je ne le regardais pas vraiment... C'était une sorte de parenthèse, je me disais que dans cette parenthèse il ne pourrait rien arriver... Au milieu du film, vers les onze heures du soir, ma mère m'a appelé, j'ai mis le film sur pause : ton père est mort. (J'ai menti, parfois, après, en disant que j'avais été là, à son dernier souffle. J'ai même dû décrire l'instant avec beaucoup de précision, de réalisme.) J'aurais dû être là. Mais j'étais à côté. Je regardais freaks. Je suis entré dans la chambre. Y régnait un silence inhabituel, lourd. Tous les oiseaux qui, les derniers jours et même les nuits avaient piaillé parfois insupportablement, entassés dans les épais, sombres feuillages des vieux chênes, jamais il n'y en avait eu autant, des centaines, des milliers, on se demandait même si ce n'était pas seulement dans notre tête, s'étaient soudain tus. Il était tout figé comme une chose. Ses yeux étaient mi-clos, éteints. Je les ai fermés, comme j'avais vu faire dans les films. (Le lendemain, je les ai rouverts, pour voir... Ça ne se fait pas, je sais... Mais il le fallait... Quel effroi, sur le coup... En même temps, c'est la vie, la mort, l'œil qui s'est éteint... Animé de la même curiosité, mais aussi avec tendresse, j'ai touché le cadavre de mon père, tout mou quand on l'a lavé puis habillé, avec ma mère, puis comme une bête empaillée...) Ensuite, j'ai dû pleurer comme un nourrisson, en hurlant, vraiment, je me revois me revoir hurler comme si j'étais spectateur de moi-même et même doublement spectateur de moi-même, remontant dans ma chambre pour me jeter sur mon lit. Puis je suis redescendu, j'ai vu la fin de freaks, même si je ne l'ai pas vraiment vue. Il le fallait. Je ne saurais dire pourquoi. Mon père est mort en plein milieu de freaks, de Tod Browning. (Quel nom... Tod Browning...) La dernière chose que mon père a faite, avant de mourir? Il a fait la vaisselle. (Ma chambre était au dessus de la cuisine. Je l'ai entendu faire la vaisselle, tôt le matin, avant de me rendormir.) Comme tous les matins. Puis il a fait un brin de toilette, car c'était un homme très propre. Puis est allé se recoucher. J'ai souvent revu freaks. Le film où mon père est mort. Parfois même je l'ai revu un 15 juin, autour de 23 heures.

mardi 11 mai 2010

J'aime les grands films. Forcément David Lean. La fille de Ryan est une telle merveille. Du début à la fin. On pourrait se passer des paroles, ce serait un très grand film muet. Il n'y a pas grand chose à dire. Il y a tout à voir. La splendeur de cette scène est à couper le souffle. Comme la nature peut être belle. Comme faire l'amour peut être beau. On l'oublie, parfois. Alors qu'il suffit d'ouvrir les yeux. De sentir. Ce petit vent qui passe dans les herbes. Ce léger frémissement. Au début, Rosy n'est qu'une silhouette minuscule au bord de la falaise. Elle échappe son ombrelle. Son ombrelle tombe. Un idiot, en bas, sur la plage, la ramasse. (L'idiot, c'est moi, celui que la mariée n'a pas voulu embrasser.) Il est central, l'idiot. Sans lui, il n'y a plus rien, peut-être. Il est muet. (Comme le cinéma.) Il est le sosie inversé du fringant officier britannique. Il a la même claudication, marche dans ses pas comme son ombre. Et puis cette scène, dans les bois. Ils sont tout nus. C'est le cœur. Autour de ce cœur, ce sont des ondes. Comment était-il possible de faire d'aussi grands, d'aussi beaux films? Plus personne ne sait. Il y a comme un secret perdu, oublié. C'était encore le cinéma, en 1970, les derniers feux, le crépuscule. Alors c'était grand, très grand. Le cinéma, cette monstrueuse fabrique à rêves, devait s'immoler dans un dernier flamboiement. A la fin, elle embrasse l'idiot, enfin. Elle n'en a plus peur, du monstre. Peut-être même qu'elle l'aime. Oui, elle l'aime, tendrement. De tout son cœur, comme elle aimait l'autre de tout son corps. Il pleure. De tristesse, de bonheur. Elle disparaît. Tout est dit. C'est fini.