lundi 18 mai 2015

Parfois, je me retourne et ne reconnais plus rien. Je sais pourtant précisément où je suis, à Lyon, entre les ponts de la Guillotière et de l'Université, en descendant le Rhône. Mais quand je me retourne, je ne reconnais plus rien. Juste avant, je marchais, insouciant, semi-somnambulique, d'un point A à un point B, un parcours tellement familier, me félicitant du temps couvert qui donnait une si belle lumière, un si beau ciel tragique. Bientôt, comme soudain réveillé par cette splendeur, je me suis arrêté, puis retourné pour le panorama et alors je n'ai plus rien reconnu. Dans le sens de la marche, tout m'était familier et là, derrière moi, le chemin parcouru, ce qui pourtant l'instant d'avant était devant, tout m'était devenu étranger. Je suis resté un moment, comme ça, un peu stupéfait, à découvrir le paysage, à savourer mon ignorance. Une semaine auparavant, entre deux trains, en gare de Grenoble, je n'avais rien reconnu. Je n'y étais pas retourné depuis plus de vingt cinq ans, à Grenoble, mais y avais quand même vécu plusieurs années du temps que j'étais étudiant et avais pris le train des centaines de fois dans cette gare. Mais je n'avais rien reconnu. Les alentours non plus, marchant un peu pour trouver une terrasse où prendre un demi, je ne les avais pas reconnus. J'étais dans une ville totalement étrangère. N'y avais même jamais foutu les pieds. J'avais trouvé ça étrange car avant de me rendre à Grenoble je m'étais dit que je me souviendrais sans doute de certains lieux, que ça reviendrait, assurément, même si je n'avais aucune image dans ma mémoire — juste un son : la cloche du tram, Cours Berriat, à l'aube — j'imaginais que c'était quelque part en moi, encore, au moins la gare, qu'il suffirait alors de décorner la page, que rien ne se perdait. Mais non, il ne restait plus rien. Et là, m'arrêtant et me retournant je me suis souvenu de ce moment, entre deux trains, sans passé, vide, la semaine précédente. Je me suis dit aussi que si j'avais décidé alors de remonter le Rhône, je serais arrivé un jour où l'autre dans la ville où j'avais vécu mes premières années, là où vivait encore ma mère et que je ne les aurais alors peut-être ni l'une ni l'autre reconnues.

vendredi 8 mai 2015

Tu vois, il ne reste plus que ça, un tas de gravas, quelques poutres en acier peintes en rouge qui ne soutiennent plus rien plantées dedans comme des banderilles. La bête est terrassée, morte et bientôt tout sera déblayé, oublié, il n'y aura alors plus que quelques lignes au sol indiquant qu'il y avait ici jadis un bâtiment et un chemin y menant. Puis, dans quelques années, tout sera sans doute recouvert par autre chose, un  autre bâtiment, ou alors un terrain de jeux pour enfants, ou alors le même terrain de plus en plus vague où les traces se seront encore estompées et quelques passants encore continueront de passer et certains auront même des souvenirs, se souviendront peut-être par exemple d'un vieux qui s'appelait Mustapha, qui était turc et n'en branlait pas une. Mais je l'aimais bien Mustapha et moi j'avais vingt ans, j'étais étudiant et venais suer là l'été pour gagner deux trois sous. Je ne me souviens même que de Mustapha. Les autres ont déserté ma mémoire, mais pas Mustapha, même si je n'ai pas d'image précise de Mustapha. Je me souviens qu'il était plutôt grand et maigre, moustachu, portait un genre de petite coiffe turque sur ses cheveux tout gris, un ample pantalon en tergal maculé de gras. Même si l'image est vague, j'ai comme l'essence très précise de Mustapha dans ma mémoire. Et Mustapha était là, en faisait le moins possible, répondait par un grand sourire ponctué de longues dents jaunes aux aboiements du contremaître, ne parlait pas très bien le français surtout quand ça l'arrangeait et avait l'œil malin... malin... Comme il était peu fiable, il était souvent préposé au balai, ce qui était sans doute la meilleure place... Personne ne connaissait vraiment son âge et certains le regardaient de travers, disant qu'il aurait dû être à la retraite et qu'il prenait le pain des jeunes et qu'il tirait au flanc. Et puis il était turc... Un vieux Turc... Mais j'aimais bien Mustapha, parce qu'il était d'une nature paresseuse comme la mienne, même si moi j'étais jeune et n'osais pas encore assumer pleinement aux yeux du monde ma nature paresseuse et alors je restais devant le gros cylindre sur lequel à intervalles réguliers s'abattait un grand couteau fatal et lugubre comme la guillotine... klong!... klong!... klong!... et après chaque klong je retirais prestement de sous le cylindre un long et pesant rouleau d'adhésif que je fichais dans un chariot hérissé de barres métalliques comme un orgue de Staline et parfois, pour ne pas immobiliser la chaîne, il fallait dégager l'adhésif qui était resté collé sur le cylindre toujours en rotation, au risque d'y laisser ses mains, passer vivement sur le tranchant du couteau un chiffon imbibé de solvant pour dissoudre un point de colle, entre deux klongs... Mais parfois aussi il m'arrivait de coincer intentionnellement un rouleau pour provoquer une panne, un bourrage on disait, pour souffler, que tout ce bruit, toute cette frénésie mécanique qui m'imposait son temps trop précis cessent... Parce que c'était usant... Mais pas trop souvent, pour ne pas trop éveiller les soupçons, je ne sabotais que quand j'étais vraiment à bout... L'alarme retentissait alors comme une petite victoire sur l'Industrie... Je haussais les épaules et les sourcils pour faire comprendre au contremaître énervé que je n'y étais pour rien, et surtout que je tenais à mes mains, que je n'allais quand même pas les risquer pour un rouleau de scotch... 50°c... dans les vapeurs de solvants... dans cet enfer de machines qui avaient parfois un siècle... J'entends encore sourdre de ce tas de gravas le son du couteau sur l'énorme cylindre d'acier qui continue de tinter et donner le tempo... klong!... klong!... klong!... je vérifie alors fugacement que j'ai toujours mes mains... Dans ces brumes, je distingue encore le fantôme émacié de Mustapha, que je salue, fraternellement, en pensée, de mon canapé ikéa...