lundi 30 septembre 2013

La laideur sauve. Se sauve elle-même. On ne l'avait montré à personne. Ça ne comptait pas. Un macule. Sur une grande feuille de papier blanc. Oublié dans une pochette. N'avait pas été digne d'être brûlé... Ça me rappelle une histoire de Tchouang Tseu, d'arbre... [Son feuillage était pauvre, peu accueillante alors son ombre. Il dégageait une forte puanteur. On s'en tenait à bonne distance. Son tronc et ses branches étaient noueux et on ne songea alors jamais à en faire des planches. Il ne donnait que des fruits rabougris et amers. Comme bois de chauffage, ça n'aurait produit qu'une fumée âcre. (Fumée sans feu...) Même les insectes le dédaignaient. Un arbre inutile. On le laissa tranquille. Et il est encore là...] Je le regarde, le macule, sur la grande feuille de papier blanc. Dans sa laideur, je le trouve digne. Il me rappelle un temps. Il est juste. C'était ça. Exactement ça... Je m'en suis détaché. J'ai trouvé la distance. Peut-être même qu'un jour je le mettrai dans un cadre, au dessus de mon lit, dans ma cuisine ou mon salon. Quelque chose de décoratif, c'est tout. J'y vois encore ce que j'y voyais. Mais j'ai trouvé la distance. C'est maintenant décoratif. Comme l'arbre de Tchouang Tseu. Un survivant. Dans sa laideur décorative. Le fruit plus du hasard que de ma main... C'était tragique, alors. Et stupéfiant. Ça ne l'est plus. Même si j'y vois encore ce que j'y voyais. (Car je me souviens de tout.) Quelque chose de terrible, d'implacable. Mais c'est décoratif... Tendre à être l'arbre de Tchouang Tseu, ce que je me dis. Dans toute sa laideur décorative. Tenir à distance les importuns. Ne donner que des fruits rabougris et amers. Être d'un bois dont on ne peut rien tirer. Indésirable. Inutile. Irrécupérable. Pour ne pas hâter sa fin... Ça revient souvent, chez les Chinois : Ne pas hâter sa fin. Tout le monde s'agite... et se hâte... Pourquoi ne pas hâter sa fin? Parce qu'on n'est pas pressé. Parce que c'est tellement bon de fumer. Parce que la musique de la pluie sur les toits. Parce que les nuages dans le ciel et la trouée, là, à l'instant. Parce que le goût du thé blanc. Parce que Mouchette, si elle était encore là. Parce que le parfum de la jeune fille en kimono. Parce que le sabre... (On a failli se tuer, ma Maîtresse et moi, l'autre jour, on a crié au même moment, son sabre a frôlé mon oreille et le vent du mien a fait remuer un peu ses cheveux... J'ai senti que quelque chose avait changé, dans notre relation...) Le temps passe. On passe, simple passant. Ne pas hâter sa fin... Plutôt même ralentir son souffle... On a assez couru. On a assez gueulé... frimé. On s'est assez fait exploser le cœur aussi et la cervelle. On a assez parcouru le monde et fait n'importe quoi... On a assez cru... On l'a assez raconté, là ou ailleurs, sous tous les angles, comme pour épuiser le sujet, en vain, pour finalement s'épuiser juste soi-même, en vain... Ne pas hâter sa fin... Il y a des trous? L'erreur serait de vouloir tous les combler. Une vie est faite de trous. C'est même ce qu'il y a de plus précieux, dans une vie, les trous...

dimanche 29 septembre 2013

Le soleil, aussi. J'étais toujours dehors. Je prenais le soleil. Je n'en avais jamais assez. J'avais toute une vie sans soleil à rattraper. Ma mère m'avait tondu, comme un mouton, dans le pré. Mon crâne alors aussi pourrait prendre le soleil. De l'aube au crépuscule, j'absorbais chaque rayon. Et la nuit, je prenais la lune. Je ne dormais plus. Je ne rêvais plus. Plus besoin, tout était remonté à la surface, à fleur de peau, et dans mes yeux. (Ce que j'ai dit à un psychiatre, plus tard, en buvant son café et en fumant ses cigarettes, lors de nos six ou sept séances : Le problème n'est peut-être, au fond, que de nature dermatologique... (Il faut dire qu'il avait son cabinet dans un appartement qu'il partageait avec une dermatologue...) Et vous alors? C'est plutôt Freud?... Jung?... (La synchronicité, vous y croyez?...) Lacan peut-être?... Vous me préférez assis? Sur le divan?... Un soliloque? Un dialogue?... Il ne voulait jamais me répondre... Il éludait... Parfois, je me taisais, longtemps, tellement je finissais aussi par me saouler, ou pour voir comment il s'en sortirait, lui, du silence... Au bout d'un moment, il répétait mon dernier mot, ou alors c'était moi, qui le répétais, pour lui épargner la corvée et parfois même on en rigolait, un peu... Pas un bavard, mais il m'était sympathique... Vous n'en avez pas marre, parfois, de tous ces œdipes?... Vous ne trouvez pas ça un peu trop banal, au bout d'un moment, toutes ces souffrances, toutes ces singeries?... Son œil fatigué me disait que oui... Alors, vous, j'imagine, vous allez me prescrire des pilules... N'est-ce pas?... Alors, je vous le dis tout de suite, je suis contre... Une pommade, à la rigueur, pour ma peau, je veux bien... et des gouttes, pour mes yeux... Puis, regardant sa montre — car moi je n'en avais plus — je me levais : Je crois que c'est l'heure, Docteur, que c'est fini pour aujourd'hui... Il acquiesçait, me raccompagnait jusqu'à la porte, on s'y serrait la main, bons camarades...) Je ne me reposais plus. Me reposer? J'étais chargé, comme une pile, au soleil. Et puis, dans le miroir, la fusion. Comme une bombe, j'ai fini par exploser. En même temps, je m'observais, comme un cas, un cas clinique... Je n'ai jamais su dessiner, heureusement. Sinon j'aurais des images bien plus pathétiques. La laideur m'a toujours sauvé. Car on finit toujours par rigoler. Heureusement... Je me souviens, quand j'étais étudiant en philosophie, j'avais pris dessin, en UV libre. Une très jolie fille était venue poser. On était une dizaine, derrière nos chevalets, à essayer d'en saisir l'essentiel, la ligne, peut-être l'âme. (Quel embarras, pour moi...) À la fin, on avait regroupé tous les dessins, pour les analyser... Quelques fous rires, bientôt, quand j'avais aligné mon dessin avec les autres... Le professeur, très grand, très fort et barbu comme Rodin, avait conclu que même un polio aurait fait mieux et même qu'un singe aurait fait mieux... Pas gentil pour les polios, ni pour les singes, je m'étais dit... Un handicapé, j'étais... un handicapé du dessin... Je m'étais défendu un peu en signalant que j'étais un gaucher contrarié, ce qui était vrai... Mais le rire m'avait sauvé, comme il m'avait déjà sauvé quelques fois et me sauverait encore... Ce n'était pas possible, tant de laideur, ce ne pouvait qu'être délibéré, le fruit donc d'un esprit et d'un talent hors du commun... Honnête, je disais non non... et alors en plus je devenais modeste... Je n'ai donc jamais su dessiner. Même en ayant pris des cours. Dessiner une oreille, par exemple, je n'ai jamais su... J'avais honte... Je lui avais fait un gros nez, à la fille magnifique qui était venue poser, un corps difforme, une mégère de cauchemar... Pourtant, je m'étais appliqué, suivant les instructions du professeur, un œil fermé mesurant de loin avec mon crayon la beauté... Que les autres voient mon dessin et rigolent, que le professeur me dise que j'étais incurable, que je n'avais même pas deux mains gauches, mais deux pieds gauches, ça ne me blessait pas du tout, surtout que j'étais gaucher du pied... Mais que la belle le voit, mon dessin, ça me gênait, me plongeait même dans la plus cuisante, la plus rouge des hontes, c'était un crime... un crime contre sa beauté... D'autant plus que, la dessinant, je m'étais mis à l'adorer... J'aurais voulu disparaître, ne jamais même avoir existé, quand elle s'est levée de son haut tabouret pour venir voir les dessins... Elle les a parcourus vaguement d'un air un peu blasé, feignant parfois l'intérêt car elle était gentille, avait le sens des convenances, puis, quand elle est arrivée vers le mien, une grande fille, brune, elle a soudain baissé un peu les yeux, troublée, les a ensuite timidement relevés, puis a légèrement souri, émue m'a regardé...

samedi 28 septembre 2013

Je croyais avoir tout brûlé. Mais je savais bien que je n'avais pas tout brûlé. Ce que j'ai dit au Singe, il n'y a pas longtemps : J'ai tout brûlé. À la décharge. Tout dans le coffre de la voiture et hop. Toute cette merde. Cette merde qui m'obsédait. Alors pourquoi lui avoir dit que j'avais tout brûlé si je n'avais pas tout brûlé? Parce que ça ne comptait pas, ça... Ça n'était même pas digne d'être brûlé. Et puis c'était dans un cahier de dessin, un croquis, il restait encore des feuilles vierges, je n'allais quand même pas brûler tout ce très bon papier. Parce que je respecte le papier. Arracher les pages souillées? Ça n'aurait plus été un cahier. (Je respecte les cahiers...) Après avoir (presque) tout brûlé et avoir brûlé peut-être aussi auparavant le seul livre qui comptait, une lettre, au début, à une inconnue, un livre fleuve, à la fin, un livre étang, où j'étais vraiment, un livre total, risible et grave, un livre debout, avec deux jambes, deux bras et une valise, plein de peine et de joie, après peut-être aussi avoir tué ma mère — je me souviens, c'était dans la cuisine, peu avant l'aube, d'un seul regard — je suis devenu fou. Quand j'étais fou... avais-je coutume de dire à une époque à mes amis, et ça les faisait toujours rire. Mon détachement... (Il faudrait toujours, pour certains, que tout soit dramatique...) Quand j'étais fou, en plus de compter systématiquement les pigeons sur le toit et même tous les oiseaux qui passaient dans le ciel, de léviter sur ma paillasse dans mon gourbi, d'être en société parmi les fantômes et les bêtes et bien d'autres (trop) passionnants dadas, je lisais (un peu) les cahiers d'Antonin Artaud et j'en pleurais. De pitié. Des grosses larmes brûlantes. Tout ce qu'il disait, tout ce qu'il voyait, je le voyais aussi. En pire. (Je n'avais jamais su les lire avant et je n'ai jamais su les lire après, ses cahiers.) J'ai alors eu aussi au bout d'un moment pitié de moi... Comme tout ça est pathétique... (En voilà un, Artaud, qui n'a pas su tenir ses chevaux... Quel gâchis...) Et moi j'avais tout brûlé, avant de devenir vraiment fou. Pour peut-être même devenir vraiment fou. Car j'avais besoin d'y aller, à la décharge et au delà. J'étais jeune, assoiffé d'Aventure... C'était toujours Tout ou Rien, le plus souvent rien... Je me souviens précisément de toutes les peintures — à l'huile — que j'ai brûlées. Toutes d'une très grande laideur mais qui me fascinaient. Peintes dans la pénombre. Un christ bleu... Ma version (jaune) du Cri de Munch... Je me levais la nuit pour me planter devant... En émanait une lumière glauque, malsaine... Je passais aussi des heures à me regarder dans les yeux, dans le miroir, intensément, jusqu'à la fusion... (Longtemps, après cette aventure, j'ai évité les miroirs...) Je me souviens quand j'ai balancé les toiles dans le feu. Je me souviens aussi quand les feuilles de mon livre se tordaient, dans la cheminée de la maison où mon père était mort. Je me souviens de tout. On ne brûle que ce qui compte vraiment. Le reste, ça ne compte pas vraiment. Je ne regrette pas. Je ne brûlerai sans doute plus jamais rien — pour dire l'opinion médiocre que j'ai de moi. Ce n'est pas le chaos, qui mène à la folie. C'est au contraire la vision un peu trop forte d'un cosmos. En tout cas en ce qui m'a concerné.

jeudi 26 septembre 2013

C'était histoire de calmer un peu les chevaux, après quelques galops qui m'ont un peu emballé la cervelle et le cœur — je me fais un peu vieux : les faire rentrer au petit trot, puis au pas, à l'écurie. Plus question désormais de traverser furieusement les steppes et au delà dans un nuage de poussière en massacrant tout. Juste un petit tour du pâté de maisons, ça ira bien, ma promenade digestive. Qu'ils se dégourdissent aussi un peu les jarrets, mes chevaux... Car j'ai appris à les connaître. Et à les tenir. (Je les ai lâchés, une fois, une vraie fois, j'ai vu ce que ça faisait, impossible de reprendre les rênes, failli même finir comme Messala, on ne m'y reprendra pas. On se croit fort, tellement fort, sur le coup, dans le feu de l'action, alors qu'on n'est au bout du compte qu'une vraiment toute petite merde...) Calmer ses chevaux, avant de rentrer. Ce n'est pas que pour soi, c'est aussi pour les chevaux, John Wayne le savait bien, dans la prisonnière du désert, qu'à un moment il faut calmer les chevaux, arrêter de faire galoper à bride abattue sa monture. Elle crèvera sinon avant destination. Ou alors c'est vous qui crèverez. Voire les deux. Quelle connerie... (Destination? Juste retourner à la maison. Nous fêterons ton retour dans les ruines et la cendre, est-il dit dans Ben-Hur.) Mais John Wayne il savait tout — ou presque — dans la prisonnière du désert. Je ne l'ai jamais pris pour un con, moi, John Wayne. Je l'écoute, quand il parle et même quand il ne parle pas ce que me disent ses yeux et même tout son corps de gros félin assoupi. Il m'intéresse. Souvent même me captive. Les chevaux, il connaît. Les Indiens aussi, il connaît. Un sacré bonhomme, John Wayne, dans la prisonnière du désert. Plein de haine? Eh oui... Plein de haine à vider... Et de dégoût... De lui-même surtout?... Et puis à la fin, n'est-ce pas, tout bien vidé, tellement soulagé, le pus tout bien drainé, il retourne dans le désert, où il n'y a plus de prisonnière, où il n'y a même plus personne ni plus rien, tout seul, car tout est dit, tout est joué, il peut bien maintenant se reposer, ou crever... Ceux qui méprisent John Wayne dans la prisonnière du désert sont des cons, je ne le dirai pas deux fois...
Tout finit par s'abîmer. On croyait l'âme capturée pour toujours et qu'on pourrait toujours la retrouver. Mais l'âme aussi s'abîme. (Se décolore même encore plus vite que la moquette du Waldorf Astoria.) Les fantômes de plus en plus pâlots avant de disparaître totalement dans l'Abîme. C'est ainsi. Les tout premiers cauchemars, l'Abîme. Peut-être aussi les tout derniers. Je me souviens que j'allais parfois le voir, quand il était planton, tout seul, l'après-midi, souvent le dimanche. Une toute petite gendarmerie. Il était détendu, quand il était tout seul, au bureau. Il tapait ses pévés, tranquillement, avec tous ses doigts, en fumant sa Gauloise fichée au coin des lèvres, s'arrêtait parfois pour faire tomber la cendre, boire une gorgée de café froid. (Qu'il fût savoureux ou infect, il avait toujours cette même grimace, quand il avalait son café.) On avait nettoyé au compresseur dans la cour sa première machine à écrire pour que je puisse m'en servir, il me montrait un peu. C'était tranquille. Pas d'accidents ces jours-là, ni de crimes, ni de suicides. Pas d'Horreur. J'allais fureter un peu dans les bureaux, regarder un peu ce qu'il y avait dans les tiroirs — j'ai toujours eu besoin de regarder dans les tiroirs — allais faire aussi mon tour vers les cachots. Il y en avait deux. La porte était toujours ouverte. Les pensionnaires étaient très rares il faut dire, un vagabond, parfois, ou un ivrogne en dégrisement... J'entrais. C'était tout blanc. Mais pas un blanc éclatant. Un blanc un peu cassé. Un wc à la turque. Propre. Un minuscule lavabo. Deux mètres sur deux mètres. Pas de fenêtre, mais un cafuron, en haut, bouché par un gros verre dépoli. Une lumière tamisée. Sol en ciment. Je déroulais la paillasse et m'asseyais dessus. Parfois même je refermais la porte derrière moi, après avoir fait coulisser plusieurs fois le judas avant d'entrer, pour le bruit, très particulier, du judas qui se ferme, comme un verdict, et le silence qui s'ensuit, je m'allongeais alors sur la paillasse, les mains derrière la nuque. C'était calme. Ça sentait le propre. C'était l'automne. Le soir tombait. J'aurais pu m'endormir.

mercredi 25 septembre 2013

Dans la nuit, dans son lit, avec ses pieds, avec ses poings, le pépé se battait avec le Diable. Il voulait le prendre. Par les pieds, il essayait de l'emmener. Le pépé ne se laissait pas faire. C'est ce qu'il disait, après, quand on lui demandait la cause de ses hurlements, de ce pugilat infernal à vous glacer le sang. Une de ses belle-sœurs, une toute petite femme toujours souriante comme un masque, aux joues humides, toujours bien gentille, à toute petite voix de souris, toujours à la messe et aux vêpres, aux hôpitaux, aux chevets et aux cimetières, chuchotait qu'il était possédé, le pépé, comme d'ailleurs tous ses frères : le Diable les habitait, c'était même dans le sang. Il l'avait peut-être rencontré tout au fond de la mine, le Diable, je me disais, entre deux coups de grisou. (Une fois, au fond, un cheval l'a mordu, au bas des reins, il en a même gardé la marque.) Mais il se battait. C'était une force de la nature, le Père Blanc. Le Diable ne l'aurait pas comme ça. Et je crois qu'il ne l'a jamais eu et qu'à l'aube, c'était toujours le pépé, qui était victorieux. Il n'était pas homme de paroles même s'il était homme de parole,  mais plutôt d'action, et de silence. Comme le sigle Mercedes, son monde se découpait en trois. Il y avait le fond de la mine, où il arrachait le charbon, faisant souvent double journée. Il y avait son jardin : il s'asseyait sur son banc, fumait son Scaferlati Supérieur Caporal roulé dans son Job 38 bis non gommé, contemplant ses légumes qui poussaient — tout est dans l'art de bien répandre son fumier — dans la musique des insectes, le plus luxuriant des jardins, en haut les roses pour la mémé... et le thé rouge... Et il y avait la maison, où parfois, dans la nuit, il se battait avec le Diable. Il se battait aussi parfois avec la mémé, à une époque, quand il buvait. Et vers la fin, hospitalisé à Bellevue après une autre attaque, il s'était évadé et était remonté, hémiplégique, en liquette de malade, le cul à l'air, armé d'un couteau piqué dans les cuisines, à la maison, pour lui régler enfin son compte, à la mémé. Pour lui, alors, c'était peut-être aussi un peu le Diable, la mémé, je m'étais dit... Moi, le Diable, ça n'était pas mon affaire. Je ne l'avais jamais rencontré il faut dire. C'était l'affaire du pépé. Peut-être même l'affaire de toute sa vie. Moi c'était Dieu, qui venait dans la nuit et me faisait hurler, que je chassais. C'était un grand gaillard un peu vieux, tout en blanc — même si, dans la nuit, tous les dieux sont gris — avec une barbe blanche. Il venait s'asseoir au bord de mon lit. Je sentais même son poids. Il n'avait à priori rien d'effrayant. Un grand gaillard... Il ne disait jamais rien. Mais c'était dans les yeux. Ce que disaient ses yeux qui me fixaient. Rien de très chaleureux. Ni de très rigolo. Pas un dieu chaleureux, ni rigolo. Peut-être un peu celui de Job, de Jonas... Je me recroquevillais le plus possible sous mon drap pour ne plus le voir et ne plus sentir son poids. Ne surtout pas risquer de le toucher, physiquement ou autrement. J'hurlais, dans la nuit. Pendant des années, il est venu me voir et à chacune de ses visites j'ai fini par hurler. Pas toutes les nuits. De temps en temps. Quand je n'y pensais plus, il revenait. Puis il a dû se lasser, heureusement, a compris peut-être qu'on ne me prenait pas comme ça, moi non plus. Je me dis maintenant que c'était facile, pour Lui, avec un gamin de dix ans. Je craignais Dieu. Plus que la peste, le choléra, plus que toute maladie. (On verrait bien, aujourd'hui, s'il ferait encore le Malin...) Alors, on était assis, avec le pépé, sur le banc, au fond du jardin, on ne disait rien, cuisse contre cuisse, on n'avait rien besoin de dire, on était bien, vraiment bien, il n'y avait même que là qu'on était bien... Et quand on dormait, tous les deux, dans le cosy, ni Dieu ni le Diable n'auraient osé venir...

lundi 23 septembre 2013

La parole, c'était celle des femmes. Les hommes étaient taiseux, baissaient un peu la tête, parfois riaient, grognaient, cognaient du poing la table ou poussaient un juron. Les femmes parlaient, racontaient, cancanaient, moi je les écoutais. Ma grand-mère a passé, comme Louise Brooks, l'essentiel de sa vie dans son lit. Elle n'était pas malade — est morte à 93 ans, tout simplement d'usure — c'est juste que c'était dans son lit qu'elle était le mieux. J'allais la voir, dans la pénombre et la tiédeur de la chambre où tout le monde dormait. Qu'est-ce que tu fais mémé? Je parle avec mes morts, me répondait-elle souvent, ses yeux noirs rivés au plafond. Elle finissait toujours par me raconter une histoire, pas une histoire qu'elle avait lue dans un livre, car elle n'en avait lu aucun, avait passé en tout et pour tout deux ou trois mois de sa vie sur les bancs de l'école, savait quand même écrire, pas si mal je trouve encore en relisant ses petits mots, mais une histoire qui lui sortait de la bouche, qui lui venait de je ne savais pas où et il y avait soudain des paysages qui se formaient dans la pénombre, sur le plafond lézardé, le vent se mettait même à souffler, à siffler, la burle, il faisait nuit, un froid comme des lames de couteaux, on emmenait là-haut au cimetière de St Clément un mort, empaqueté de linges sur un traineau... une épopée... des jours et des nuits à tirer et pousser le traineau... des congères hautes comme des immeubles de cinq étages... et les loups qui hurlaient... Je me blottissais contre la mémé, j'étais terrifié, merveilleusement terrifié, ne voulais surtout pas qu'elle s'arrête... car c'était le plus beau des cinémas, sur le plafond lézardé... et il y avait tant de films... je ne sais pas d'où elle sortait toutes ces bobines... Elle avait le regard noir, la mémé, ne racontait pas que des histoires, elle en faisait, aussi... La pire langue de vipère du quartier... Des hommes se sont battus au sang à cause de ses histoires... Elle haïssait ses voisins, elle haïssait peut-être même le monde, jusqu'à sa mort elle a haï le genre humain... Mais avec ses petits enfants, c'était bien différent, d'une tendresse, d'une générosité... Souvent aussi elle sortait la boîte de photos... ou alors c'était moi qui la sortais et allais vers son lit : Et lui, mémé, qui c'était?... Alors elle racontait... (Quand elle est morte, j'ai évidemment récupéré la boîte de photos...) Je n'étais encore jamais allé au cinéma. Il n'y avait pas non plus encore la télé... Mais la mémé, elle en savait, des histoires, et comme projectionniste et même comme cinéaste, elle se posait un peu là... Et puis il y avait ma mère, aussi, mais dans un genre bien différent... La mémé, c'était le cinéma classique, expressionniste, on était un peu chez Murnau... Ma mère c'était plus compliqué, plus avant-gardiste, il n'y avait pas que les histoires, il y avait aussi les mots, elle les triturait, les tronçonnait, les recomposait, réinventait, mélange d'argot stéphanois, de patois ardéchois qu'elle avait dû entendre toute petite fille et bon français populaire mêlé parfois à quelques mots plus savants... et tout ça sans effort, ça sortait de sa bouche, et des histoires énormes, souvent, qui auraient fait rougir Rabelais... (Quand il avait fallu récupérer l'arête de poisson coincée dans le rectum du pépé...) Je l'écoutais, je riais, je riais tellement... Et toujours... Quand je l'ai au téléphone, il est rare que je n'entende pas un mot nouveau, mais que je comprends aussitôt, j'ai l'oreille... Elle fait mine de se fâcher un peu, par coquetterie : Pfff... tu dis n'importe quoi, c'est un mot qui est dans le dictionnaire, allons... La dernière fois que je suis allé la voir, il y avait, posé à côté du téléphone, un bout de papier sur lequel était écrit en très gros caractères : NIETZSCHE... J'en ai fait des yeux tout ronds, il faut dire que je ne l'ai jamais vue lire autre chose que des romans de gare, et depuis un certain temps en très gros caractères, à cause de sa cataracte, ce qui limite bien ses choix... Oui, me dit-elle, ils en parlaient à la radio, ça m'a intriguée, alors je suis allée à la bibliothèque... Mais ils ne l'avaient qu'en petit... Alors je les écoutais, ma grand-mère et ma mère, depuis tout petit... et dès que la parole m'est venue, je me suis mis moi aussi à parler, pas du tout taiseux comme les hommes, mais alors comme une mitraillette, on ne pouvait plus m'arrêter, on me disait que j'allais finir... speakerine... et j'abordais tous les sujets, jusqu'à même parfois la réincarnation... Parfois, ma mère m'engueulait, parce que je parlais trop, quand il y avait des grands, comme quoi je faisais mon intéressant, il faut dire que je les trouvais un peu limités, les grands... Et puis, un certain jour, vers les sept ou huit ans, je fus frappé de bégaiement. C'est bien ça : frappé. Comme par la foudre. (J'ai lu, bien plus tard, dans l'Apocalypse de St Jean : "Les éloquents seront frappés de bégaiement.") Et alors je me suis tu, presque complètement. On m'a cru peut-être alors autiste, ou réservé, timide, idiot. Alors que j'étais bègue. Je me souviens d'un type, qui passait dans la rue, et les gamins se moquaient de lui, en imitant son bégaiement, comme quand on jette des pierres à un miséreux ou à un chien galeux, moi le premier, qui l'imitais peut-être même plus fort que les autres, plus méchamment, jusqu'au jour où... C'est ma genèse, peut-être inventée — mais peut-être pas — très tôt, pour qu'il y ait une raison... Mais quelle souffrance, quand vous ne pouvez plus rien dire, quand vous sentez en plus la parole qui bouillonne, fait pression, dans la poitrine, tension montante derrière le front, dans la mâchoire, c'est douloureux... C'est aussi une douleur morale, comparable à la douleur physique de celui qui ne peut plus pisser à cause de ses calculs... Je me sentais maudit... Dieu m'avait puni... (Un jour, en serrant la mâchoire, coincé par une syllabe dure comme la pierre, je me suis cassé une dent.) On n'imagine pas la souffrance que c'est. J'étais fier. Je n'aurais jamais bégayé en public. Alors en public je me taisais. Combien de fois j'aurais aimé prendre la parole... J'avais tellement à dire... Je bégayais surtout à la maison, en privé. Ça faisait rire un peu mon père et ma sœur. Ma mère, ça l'énervait, elle m'engueulait, comme si je faisais exprès. Une orthophoniste avait conclu que j'étais un faux bègue, parce que, malin, je réussissais tous les exercices. Il n'est pas bègue, avait-elle dit, il hésite. Parce que bègue, c'était infamant. Je trichais. J'émettais une voyelle muette pour laisser glisser dessus la consonne, j'avais toutes sortes de stratagèmes et de techniques que je m'étais inventées, je changeais l'ordre des mots, je connaissais bien les synonymes, même si ce n'était pas toujours le mot vraiment juste ça s'en approchait et ça sortait sans encombre, mais quand même c'était frustrant, d'avoir laissé tomber le mot juste parce qu'il était imprononçable... Être un peu chantant, un peu acteur, m'a aidé un peu aussi... Même si parfois toutes mes techniques me lâchaient... L'émotion... Voilà pourquoi aussi peut-être je pratique un art martial depuis tellement d'années : la maîtrise du souffle, de l'émotion... Quand j'ai su l'histoire de Louis Jouvet qui, rentré du théâtre, à la maison, ne pouvait plus aligner deux mots... Quel formidable phrasé il avait... On en parle souvent, avec mon copain O, un sacré bègue, lui. Quand je lui ai dit que je l'étais aussi, il ne m'a pas cru, au début. Alors, souvent, maintenant, quand on se voit, je me laisse un peu aller à bégayer avec lui, par fraternité. Lui, c'est un drôle de phénomène, d'un grand raffinement, fin calligraphe, inventeur d'écritures syllabiques étranges et belles, grand causeur si on veut bien, sait bien l'écouter, humoriste, conférencier hors pair, carreleur, peintre, plâtrier habité, comptable impeccable, ne voyageant que dans les Cyclades, humble, d'une élégance évidente... Il ne fait jamais rien à moitié. Ne bâcle jamais rien. Tout est prétexte à la finesse. Même couper une tranche de saucisson est un art... Et comme bègue aussi, pas à moitié, sans aucune honte, ouvertement, grandement, monstrueusement, magnifiquement, mon antithèse, moi qui me suis toujours caché. Le jour où j'ai pu dire sans honte : je suis bègue, j'en avais déjà contourné les principaux obstacles et plus personne ne me croyait. Par des ruses. Même si c'est toujours un peu là. Plus du tout comme à une époque une prison — je me tapais littéralement la tête contre les murs — une vraie souffrance, une réclusion, totale, à l'isolement, au Trou pendant peut-être douze... quinze ans... mais une petite chose, toujours, dans ma tête, qui sera toujours là, comme si, à certains moments, dans le cerveau, une connexion ne voulait plus se faire. Une chose est sûre, je ne m'y casserai plus les dents, contre ce mur. Mon expérience m'a montré aussi que les bègues étaient souvent des individus passionnants et de parole(s). Quand on se bat avec la langue, on devient alors une sorte de guerrier, même si moi c'était plutôt... prisonnier, puis évadé. On a souffert. Pas à moitié. Je me revois, vers mes sept huit ans, maudit, interpellant Dieu, dans ma tête : Mais qu'ai-je donc fait de si grave?... Je n'aurais pas dû me moquer?... C'est ça?!... Évidemment, il ne répondait jamais, ce Grand Con... Ou bien alors c'était à cause des femmes, je me disais, peut-être, la parole, c'était leur domaine, fallait pas y toucher...

dimanche 22 septembre 2013

Sans même m'en rendre compte, j'ai écrit un livre — voilà pourquoi peut-être je me sens aujourd'hui à ce point épuisé, vidé — un petit, tout petit livre. (Il compte douze brefs chapitres, a même un titre.) Il est là, quelque part, tout petit, je le sens qui palpite, dans les herbes, tout chaud, un petit animal, au petit cœur qui bat très vite. Un sentiment de paix m'envahit doucement. Moi qui ne voulais plus en écrire. Je comprends que c'est en ne voulant plus, justement, que ça s'est fait. Après tout ce temps, presqu'une vie. Ça s'est fait. Je n'étais que l'instrument, le passant, le passager. Et moi seul désormais ai la clé. Il est caché dans les herbes. Il suffit de le remettre à l'endroit. (Écrit dans un miroir, tout est à l'envers.) Juste avant, encore hier, une grande agitation, une nervosité sans objet, j'étais un fauve en cage, fumant comme un crassier. Puis j'ai compris. Qu'il s'était écrit, le petit livre caché dans les herbes, tout seul, s'était joué de moi et que c'était terminé, plus même une virgule à déplacer : plus besoin alors de s'agiter. Je l'ai vu. Ça m'a calmé aussitôt. Un genre d'autoportrait, où je disparais. Tout petit. Mais définitif. Si j'étais écrivain et l'écrivain d'un seul livre, ce serait celui-ci, le petit, tout petit livre caché dans les herbes, que je voudrais montrer au Monde. Si j'avais voulu l'écrire, je n'aurais jamais pu, jamais su. Il s'est écrit tout seul. La Volonté n'était pas la mienne. Ma volonté était même depuis longtemps de ne plus jamais en écrire. Je sentais qu'il se passait quelque chose d'inhabituel, mais ne savais pas quoi. Le livre se faisait, tout seul, me travaillait, comme une poussée de fièvre. Je n'en ai eu conscience que quand il a été terminé. (L'auteur, je n'y crois plus, il devrait disparaître, une fois pour toutes.) Je me sens comme guéri de tout ce qui me rongeait. (Je sais que c'est momentané, mais savoure amplement le moment.) De cette maladie. Cette maladie des livres. Je suis heureux. Libéré. Mon livre est là, caché dans les herbes, je viens de le relire, tranquillement, en buvant mon wulong, sans aucune fierté, détaché, j'ai souri, j'ai ri et j'ai pleuré, un peu. Et j'ai la clé. Ça me suffit. (Peut-être vais-je la perdre, comme j'ai perdu autrefois la clé de quatrains écrits dans une langue oubliée de cannibales d'autrefois, tendre, musicale, mais cruelle, définitivement morte, heureusement — je ne sais plus du tout ce que ça disait, il n'y a plus que la musique : berceuses tendres et cruelles des îles au Temps Jadis...) Il n'est pas caché parce que j'aurais peur de le montrer. Il n'est caché que parce que c'est dans sa nature, qu'il s'est fait sans ma volonté et que ce n'est pas du tout dans son intérêt de se montrer. Il n'est pas brillant du tout, ce petit livre, il faut dire, il n'en a pas besoin. Un si petit animal, de toutes façons, ne survivrait pas longtemps.

vendredi 20 septembre 2013

Trimbalant mes sacs pleins de cadavres tintinnabulants, j'aperçois, assise spectaculairement à la terrasse du café près du bureau de tabac, la Créature du Sang — souvenez-vous, la Rousse Sculpturale en Collants. Elle m'aperçoit elle aussi. S'arrête instantanément de papoter avec sa copine voisine de boutique la fleuriste, lui glisse ensuite — sans cesser de me regarder — un mot à l'oreille, qui la fait rire, la fleuriste — une brune quelconque, interchangeable, bobo — vêtements de lin on suppose équitable, longue chevelure d'ébène luisant cascadant sur ses épaules fines de miel sombre, dents comme les brebis au lavoir, langue délicate comme un pétale de rose, seins minuscules tout en tétons mais il faut voir, un joli rire cependant, limpide comme le ruisseau à la source, plus fin qu'un petit doigt, par en dessous ses cils noirs m'apinchant timidement. (Fleurs & Sang, me dis-je alors, pour me dire quelque chose...) Tous ces cadavres... Lui vient cette moue inquisitrice, à la Créature du Sang, et je baisse alors les yeux. Elle sait. Son œil me dit aussi que je suis en retard, pour notre rendez-vous annuel, qu'elle m'attend, de pied ferme, moulée dans son collant rouge, le talon claquant dans ses jambières de cuir luisant. J'ai honte. (Honte décuplée par la présence de la fleuriste quelconque, qui n'a rien à faire là et qui, dans ma paranoïa, sait désormais tout du feuilleton, peu glorieux pour moi, de la Créature du Sang et moi.) Je suis un lâche. Elle le sait. Ça saute aux yeux. Et tous ces cadavres... (Jamais je n'en ai transporté d'un coup autant en plein jour...) Pas comme ça que je vais améliorer mon sang, son œil me dit... J'ai envie de m'arrêter et de lui dire que ce sont les cadavres d'au moins tout l'été, voire même aussi du printemps. Mais j'aurais l'air de me justifier. D'être coupable, donc. (Et puis il y a la fleuriste quelconque et j'aurais l'air encore plus con...) Mais coupable je suis, de toutes façons, quand je la vois, la Créature du Sang. C'est elle, qui me lit le Rapport du Sang, après, derrière le bureau, froufroutant du collant, me dominant, sévèrement, intégralement : Ce n'est pas mieux... Non... non non... C'est même pire... (Suivi d'un bruit de bouche, en coin.) Elle grimace un peu, rajuste un peu ses obus qui me tiennent en respect pour que carrément ils me visent et que je ne bouge plus du tout... Je baisse les yeux. Elle me domine. Déjà, quand la pâle, fluette, mais gentille, douce Tireuse du Sang opère, elle, la Créature du Sang, la Rousse Sculpturale en Collants, passe et repasse, incendiant tout mon champ de vision. Et mes sens... Et elle le sait très bien... C'est son pouvoir... Vous vous trouvez soudain en vaste érection, tandis qu'on vous tire votre sang, même si elle n'est pas du tout votre genre, les préférant même peut-être à l'opposé fines à petits seins, tout devient alors très bizarre, cotonneux, tiède, moite, la sensation d'être de plus en plus dur tout en ramollissant globalement, tout votre sang restant refluant là, rien que là, ailleurs il n'y en a plus, vous êtes alors sa chose, son jouet, sa proie... et elle repasse, dans son collant, géante rouge, toute mamelles et fentes, étoile terminale consumant tout, et elle sait très bien ce qu'il se passe, tandis qu'on vous siphonne tout votre sang, flacon après flacon... et qu'au fond, il faut être honnête, ce n'est pas si déplaisant... (Je n'imagine pas plus belle mort... Les Romains avaient bien raison... Si on m'euthanasie un jour, c'est ce que je demanderai : chez la Créature du Sang — et même dans sa baignoire, pleine de pétales de fleurs : Fleurs & Sang... Et qu'on le grave sur ma pierre : Fleurs & Sang...) Elle est peut-être même de mèche, je me dis, avec la maigrichonne, anémique Tireuse du Sang... (Sa petite phrase, avant de me piquer : Vous allez avoir un peu chaud...) Sinon, elles fermeraient la porte... Des vampires... Il n'y aurait pas toute cette mise en scène technicolor sinon... Et là, je la croise, tout mal rasé en plus et bien froissé, pas à mon avantage, la clope au bec, un peu débraillé, en habits d'intérieur, ma panoplie de vagabond en chambre, en vieilles savates, comme sorti de ma cabane dans les bois, avec tous ces cadavres, discret comme un troupeau de chèvres dévalant les alpages... Son petit sourire... Je me sens alors tout penaud, tout nigaud, tout débile... D'autant plus que j'avais fait un rêve, la veille, qui me collait encore un peu, où j'avais appris qu'on m'avait trépané, nourrisson, parfaitement, trépané, on me montrait même l'instrument en acier qui avait servi jadis à l'opération, un genre de stylo, conservé comme une relique, dans une boîte bourrée de coton, peut-être même un vrai stylo, c'est ma mère et ma sœur qui me l'apprenaient, car il était temps que je sache la Vérité : trépané... Car j'avais un truc en trop, là-dedans, en tout cas un truc qui n'allait pas et qu'il avait fallu m'enlever au plus tôt, pour pas que ça grandisse, sinon j'aurais fini débile profond, ou Tyran... L'opération, une première, avait été plutôt un succès, j'avais pu vivre ensuite presque normalement, seulement débile léger... Ça expliquait ma petite cicatrice au sommet du crâne et surtout ma vie ratée, mon absence d'ambitions, mon désert amoureux... (Une première, mais aussi une dernière, cette trépanation expérimentale au stylo, ce qui, quand même, tendait à me faire penser que ce n'était peut-être pas une totale réussite... Mais tout ça importait peu, finalement, une réussite, ou un échec, tout était à relativiser et une réussite relative ou un échec relatif c'était peut-être bien alors la même chose — vue positivement ou bien négativement mais la même chose et ma vie alors aussi je pouvais la considérer comme relative, une vie relative étant peut-être alors la même chose qu'une mort relative, question d'humeur seulement, ce qui simplifiait au moins à y penser bien l'existence...) Mon père, lui, l'apprenait en même temps que moi, et en était abasourdi, le pauvre, atterré, à genoux, en larmes, qu'on lui ait tout charcuté, dénaturé, relativisé son fils... Et pourquoi ne lui avait-t-on jamais rien dit?... Tu es trop faible, trop sensible, tu ne l'aurais pas supporté, lui répondait gravement le chœur des femmes... Et moi, le Beloup, pareil, trop faible... Mais elles, les femmes, pas trop faibles, non... Elles nous dominent... On baisse la tête... Elles savent Tout... Nous autres, pauvres ignorants, juste bons pour la tétée... Trépané, nourrisson, au stylo, ce n'est pas rien, elles vous présentent ça comme une simple rougeole... Mais j'ai vite vu les avantages... Mes amoureuses, réelles ou fantasmées, me revenaient, conquises ou reconquises, me pardonnaient même toutes mes cochonneries, toutes mes aberrations, tout mon cynisme, toutes mes défaillances sexuelles et toute ma cruauté psychologique — ça va souvent ensemble — passés et à venir. Car on pardonne tout, à un débile léger... J'étais absous, totalement neuf, enfin Innocent... Mais bientôt il y en avait trop, qui commençaient même à se battre sauvagement pour m'avoir, ne serait-ce qu'en morceaux, pas loin de me déchirer, démembrer vif, des vraies furies et je m'arrachais alors comme je pouvais à leurs ongles et m'enfuyais ventre à terre déjà tout en lambeaux, loin... dans le désert... moi le Beloup solitaire...

mercredi 18 septembre 2013

Au moins, il est à l'abri, je dis au Singe. Mais le bruit, quand même, les trains, sur le pont, là-haut, les voitures en bas qui n'arrêtent pas de circuler. Et les gaz d'échappements... Et les piétons... Pas la plus tranquille villégiature... On regarde. C'est tout bien tenu. Il a même arrangé un petit bouquet, sur la table de nuit, coquet, à côté d'une petite pile de livres. Personne ne lui dérange jamais rien, me dit le Singe, qui passe souvent par là, lui, c'est son secteur. Il fait salon, on imagine. Peut-être même qu'il invite des copains. Même si on l'imagine mieux tout seul. Le soir, il rentre... Enfile peut-être même ses pantoufles et s'installe comme devant la télé... Et tous ces gens qui passent sans un regard. Ça doit être un sacré spectacle, quand on fait salon là, l'humanité. Ça le scandalise, le Singe, la misère. Moi, je suis plus résigné. C'est qu'il s'imagine, lui, le Singe, à la place. Moi, pas du tout. Trop bruyant, ce pont, trop de trafic, trop pollué, je m'en trouverais un plus en retrait, ou dans les bois. Je ferais mon deuil de l'humanité. N'en ferais en tout cas pas un spectacle permanent. On n'ose pas trop approcher. C'est privé. Quels livres lit-il? On ne le saura jamais. Et nous, on lirait quoi? Lirait-on encore?... On reprend notre virée. Pas une heure qu'on est dehors et déjà le Singe me dit qu'il a besoin de manger quelque chose. Il faut dire qu'il sort peu de sa ménagerie. C'est sa sortie hebdomadaire, aujourd'hui. Ébloui par toute cette lumière — pourtant basse — effaré par toutes ces sales gueules et ce bruit, il voit un peu des étoiles, a un peu les jambes en coton, grand singe tout traviolant, je le guette en permanence du coin de l'œil : si sa guibole lâchait, je ne sais pas si je pourrais rattraper un tel corpulent. (Tellement attentif à sa déambulation, qu'à un carrefour je ne vois pas un chauffard débouler et que c'est lui, le Singe, qui me tire par le bras et me sauve d'un probable emboutissement...) À l'heure du thé il lui faut alors son kebab. Pas qu'il ait vraiment faim. Mais ça le désangoisse, il me dit. On s'assied à une terrasse de fast food rue Chevreuil. Car ça se termine toujours rue Chevreuil. Il a toujours besoin qu'on s'échoue rue Chevreuil — c'est la Destination. Sitôt passée la place Jean Macé, invariablement : Tiens, on pourrait aller... rue Chevreuil?... Tu connais?... Et de manger. (Un chevreuil?) Il s'inquiète que je ne prenne qu'un café. Ma frêle humanité... Il me trouve à un moment à la fois zen et nerveux, ce qui me plonge dans une brève mais profonde réflexion. C'est une rue peu passante, la rue Chevreuil, plutôt résidentielle, un peu terne, un peu morne, chaque jour égale, sans soubresauts, comme hors du temps. Je regarde alternativement le Singe engloutir — délicatement — son kebab et le fond de ma tasse de café vide que je tourne entre mes doigts. Il parle... il parle... Manger le requinque... J'ai droit à tout son épisode suisse de faux musicologue et traducteur n'entendant rien à l'espagnol, avec dizaines de personnages colorés, une Argentine volcanique, hystérique, à un moment, mitraillant de jotas son mari baron de presse musicologique à gros cigare qui conclura plus tard à son propos, vous ensuquant dans son accent vaudois placide, mais sournois comme du papier tue mouche :  femme magnifique, mais caractère impossible... décors variés, action tourbillonnante, on se retrouve à un moment sur le tournage de Passion de Godard, Piccoli se met même soudain, sans raison, à gesticuler et à gueuler, on rencontre plus tard, dans un manoir lausannois, une actrice mystérieuse, œuvrant clandestinement entre deux films dans l'escroquerie musicologique orchestrée par le Singe, une imposture bien huilée et juteuse — pour se payer sa coke? — la porte, lourde et ouvragée, s'ouvre, lentement, fais comme si tu ne la reconnaissais pas lui avait recommandé son copain l'entremetteur, l'œil malin, dont c'était certainement la maîtresse : Dominique Sanda, ou alors son sosie, le voile ne sera jamais vraiment levé — impeccable, comme négresse, à chaque livraison, pas une virgule à changer, une Grande Dame, vraiment, de grande classe et de grande culture, incognito, c'est même elle qui se tapait tout le boulot... Les passages à la douane avec des liasses de biftons plein les chaussettes, le caleçon... L'argent coulait à flots... (Et qu'ai-je gagné au bout du compte? Une R5 neuve... marron...) J'ai froid... Il échappe une frite enduite de sauce au poivre sur sa manche de chemise — camoufle la médaille par un revers de plus, ni vu, ni connu, plutôt content du résultat... Quel cochon, je lui dis gentiment...

mercredi 11 septembre 2013

Quand Pierre a trépassé, je n'ai pas été surpris. Pas non plus bouleversé. (Il ne m'était pas si proche.) Un collègue m'a appelé au téléphone, pour me dire que Pierre était mort, qu'il y aurait une crémation, tel jour, telle heure, cimetière de la Guillotière, sans cérémonie, ni fleurs, ni couronnes, dignement, dans la mesure du possible. Je ne me suis pas interrogé bien longtemps pour savoir que j'irais. C'était évident, que j'irais. Même si on n'était pas proches du tout. La dernière fois que je l'avais vu, deux mois avant peut-être, j'avais causé un moment avec lui, derrière le cinéma, il m'avait raconté, d'une voix qui se voulait sereine mais était un peu tremblante, les examens qu'il passait, à l'hôpital... Il était alors entre grisâtre et jaunâtre... Depuis au moins un an, je le savais, qu'il crevait d'un cancer (le foie, dans son cas), il avait pris un nez bizarre aussi, en choux-fleur, l'œil trouble un peu aussi. Il sentait un peu déjà la mort, je n'approchais pas trop. Je ne lui avais rien dit de mes pressentiments, évidemment. Dès que les médecins vous font passer des tas d'examens et prononcent certains mots encourageants, il vaudrait mieux alors fuir, aller se recoucher sans suivre leurs conseils, espérer sombrer dans la nuit sans que ça fasse trop mal, ni trop peur, ou alors se jeter d'une falaise. Mais quand le froid commence à vous gagner vraiment, que le néant alors peu à peu vous éponge, ce n'est sans doute plus la même histoire. Je voyais déjà un cadavre. Mais je lui souriais. Lui parlais gentiment. Il était encore un peu vivant. Je n'allais quand même pas l'achever. Son œil, en même temps, savait. Et savait que je savais. Mais les médecins... L'espoir... De quoi?... S'accrocher... C'était un minable, Pierre. Pas pour moi. Pour moi c'était un type un peu paumé que je voyais au boulot. Un être humain familier. Qui sentait un peu la misère, la déchéance. Il changeait les ampoules, perçait des trous, c'était un peu l'homme à tout faire. Mais un minable, pour presque tout le monde, un type négligé, qui buvait, se traînait, ne disait jamais rien d'intéressant et n'était vraiment pas un marrant. Qui travaillait en plus comme un cochon, incapable de faire un petit trou sans déplâtrer tout le mur, le plus sagouin bricoleur. Il était vieux. Il était moche. Il était sale. Il était con. Une merde, en somme. On le gardait par pitié. Il aurait sinon fini sous un pont... Il y avait un petit local, dans le sous-sol du cinéma, une gaine technique éclairée au néon pleine de conduits de climatisation, où étaient remisés ses outils, avec un établi, des étagères, tout en bordel, le local de Pierre, on disait, même des années après sa mort, même si son successeur avait tout bien briqué et rangé, des petits casiers avec des étiquettes, chaque rondelle à sa place, les outils rutilants au garde-à-vous contre le mur, c'était toujours le local de Pierre, au moins pour moi, preuve qu'il avait mine de rien une certaine importance, pour avoir laissé son nom à un lieu, fût-il si modeste. Alors quand il est mort je n'ai pas hésité. La question ne s'est même pas posée. Même si je ne le connaissais pas vraiment, même si je fuis les enterrements presque autant que les mariages, c'était évident, j'y suis allé. On s'est retrouvés à 5 ou 6 du cinéma (moi à fumer dans les allées en regardant les pierres) un gros cinéma, l'ancien directeur, la nouvelle directrice, 3 ou 4 de sa famille, une de ses sœurs, un beau-frère qui venait de Tourcoing... C'était l'automne, le ciel était tout gris et froid... Il pleuvinait... Ce fut bref. Tandis que le cercueil avançait vers la fournaise, il avait demandé que soit joué, sur un vieux magnétophone, une chanson de Daniel Balavoine, je ne sais plus si c'était mon fils ma bataille ou je ne suis pas un héros... C'était son choix. Rien à redire. Son goût à lui... J'y ai détecté une forme d'humour que je ne lui connaissais pas, ayant mis en scène ce moment incongru mais touchant... Et puis c'était honnête, modeste, il n'avait pas demandé Bach... Au bistrot, pas loin du cimetière, sa sœur m'a raconté un peu son histoire, à Pierre, son petit frère, comment à une époque tout allait bien pour lui. Il avait sa petite entreprise de fenêtres, une femme, un fils... Et puis ensuite, hein...

lundi 9 septembre 2013

Le drame s'est joué là. (Pas besoin de lunettes pour le voir.) Il n'en reste rien. Il n'y a plus que ma parole. Une mouche, verte, m'importunait, tapait à l'intérieur contre la vitre. J'ai essayé de la chasser. En vain. Ai compris bientôt qu'elle était sur sa fin. Gagné alors soudain par un respect sacré. L'ai regardée, longtemps, gravement, agoniser. (Un quart d'heure, c'est long, très long, dans la vie d'une mouche.) Elle ne voulait pas mourir. Cette toute petite vie se débattait pour rester. Pour prolonger sa vie de mouche. (Fascinée par la merde, ne vivant que pour la merde.) Mais elle faiblissait de plus en plus. Jusqu'au dernier zzzzzz, plus fort que les autres, comme pour s'arracher au néant qui l'emplissait, mais qui l'a fait au contraire y pénétrer brusquement, totalement, définitivement. Le dernier vol de la mouche. Et la voici soudain sur le dos. Les pattes en l'air. C'est étrange, ce moment, comme si elle ratait un saut périlleux arrière, et tout s'arrête brusquement. Le cadavre de la mouche. Plus tout à fait la mouche. Et le silence. Et le monde indifférent. À part moi, le spectateur. Ému. Pas énormément non plus. Une émotion proportionnée à la vie et aux dimensions de la mouche. (Mais que sais-je, moi, de la vie d'une mouche?) Un jour ce sera moi, sur la Scène, une autre mouche. Une autre vie de mouche. (Fascinée par la merde, ne vivant que pour la merde.) Et le monde sera tout autant indifférent que pour la mouche. Sauf les spectateurs, s'il y en a, qui projetteront leur propre mort comme je l'ai fait pour la mouche. Me débattrai-je aussi? Finirai-je aussi les pattes en l'air? Il y a de fortes chances. (Sinon, pas de spectacle.) Je l'ai prise délicatement par une aile et l'ai foutue à la poubelle. Et la vie a repris, tranquille, même si elle ne s'était pas vraiment interrompue, sauf pour la mouche.
Tords-toi, tu seras redressé, disait Lao Tseu. Parce qu'on est tout tordu, à la base. Pareil pour le monde. Tout tordu, quand on le croit bien droit. Inversement, on peut croire tordu ce qui est vraiment droit. Je me ressasse cette formule depuis au moins vingt ans. Céline l'avait bien compris, ne suivait en fin de compte que le précepte du Vieux. On en parlait, l'autre jour, avec le Singe. (On ne peut pas s'en empêcher, au bout d'un moment, il faut qu'on en parle, du Ferdinand, qu'on y revienne, il en connaît un rayon, lui, le Singe, et quelle passion...) Mais être redressé, quand on est tordu à ce point... Ça l'a tué. Là on est bien d'accord. Ce n'est pas la Guerre, ce n'est pas l'exil et la prison non plus qui l'ont usé et finalement tué, c'est les points de suspension... La moindre virgule me passionne, écrivait-il dans une lettre, en bricolant Mort à Crédit. Il avait la passion, la maladie de la ponctuation et finalement du Silence, qu'il ne trouvait jamais, des trous, des trous de la dentelle à sa maman. Le petit garçon à son papa et à sa maman. Une merveille, le petit Louis, vraiment, élevé dans le coton... Vous allez voir!... Il fallait qu'il en soit digne, de son statut de merveille... Le Singe me dit qu'il se passe quelque chose de terrible, en plein milieu de Mort à Crédit. C'est là que son style devient vraiment haletant, que les trois petits points se mettent à strier l'air comme des balles... Ça coïncide avec la mort réelle de son père... Il se met alors à prendre une voix de tout petit garçon, me dit le Singe, il est perdu... (Perds-toi, tu seras retrouvé...) Le Singe aussi, il est tordu et pareil quand je le vois je me dis qu'il pourrait se tuer à se tordre de la sorte pour être redressé. Vous le verriez marcher... Il est en guerre. Bien amoché déjà. Vengeance est inscrit sur son blason. Il finit toujours par me faire rire. Il pourrait en prendre ombrage, qu'un benêt inculte tel que moi se poire ainsi. Du rire de l'ignorant, peut-être bien, de l'imbécile qui a si peu à dire. (Le sourire ne fait pas tout, pouvait-on déjà lire sur mes bulletins scolaires.) Mais il a une bonne nature. La joie qui émane de lui est proportionnelle à son courroux. Il vit dangereusement, quand même. À la guerre on y laisse forcément quelques plumes, quand ce n'est pas la peau. Moi j'ai vu ce que ça donnait, de m'y plonger vraiment, de frôler même l'asile en rigolant : rien de bon. Mais je suis d'une nature peut-être plus fragile. Je me dis maintenant que c'était juste peut-être pour être à la hauteur de mon statut de merveille... (Vous allez voir!...) Conneries... Et quand mon père est mort, n'est-ce pas, pour de vrai... Tout ça est d'une banalité affreusement pathétique... On devait aller jouer aux boules, avec le Singe, ça me semblait être un projet autrement plus essentiel que partir à la guerre ou marteler furieusement nos carcasses toutes pourries... C'est alors que je me suis dit : Pose tes lunettes, tu y verras plus clair...

dimanche 8 septembre 2013

Le Paradis... mais peut-être pas pour tout le monde. J'étais arrivé. J'étais une merveille. Il n'y en avait plus que pour moi. Je lui ai piqué sa poupée. Je lui ai piqué sa mère. Il me fallait tout. Et tout de suite. Et je cassais tout, à un moment ou à un autre. Pourquoi? — Pour voir ce qu'il y a dans le ventre, ai-je répondu dès que j'ai su m'exprimer. Je lui ai cassé sa poupée. Je lui ai cassé aussi sa mère. Et puis il y avait le père, l'ombre de mon père. Alors lui je l'ai tué, à petit feu, après lui avoir piqué sa femme, estimant d'emblée qu'il n'avait rien dans le ventre. Rien de très original. Voilà, le Paradis, ce que c'était. La Famille. Ce n'était plus pareil, quand ma mère était entre ma sœur et moi. Il n'y avait alors plus que ma mère, qui sentait le parfum et le lait. Son odeur anéantissait toutes les autres. Je n'avais plus envie alors que de me vautrer sur ma mère, dans ma mère, même si parfois j'avais l'impression de m'y noyer. Mais ma sœur, je me suis toujours dit, je lui ai tout volé, tout saccagé, tout salopé son monde. J'étais une merveille. Tout me réussirait, me réussissait même déjà, destiné à ce qu'il y avait de plus grand. Elle, dans le meilleur des cas, en bûchant, elle finirait secrétaire. (Si je suis devenu un raté, c'était peut-être juste pour me faire pardonner.) C'était autre chose de bien plus compliqué que juste ma sœur et moi, la Famille. Ma sœur se consolait avec mon père, qui peut-être aussi se consolait avec ma sœur. D'ailleurs, ça sautait aux yeux, elle ressemblait physiquement plus à mon père et moi plus à ma mère. Ils brunissaient au soleil, alors que nous, avec nos peaux claires, on y cramait comme des vampires. Mais nous, on était forts. Eux, ils étaient faibles. C'était comme ça. C'était même dans le sang. J'étais de la mère et elle du père. On ne pouvait rien y changer. D'ailleurs, personne ne cherchait à changer quoi que ce soit. Je me dis qu'elle aurait été peut-être plus heureuse sans moi, ma sœur, qu'elle aurait eu peut-être une meilleure vie. Moi qui dans ma rapacité absorbais tout. Pour finalement tout détruire. Plus tard, vers les dix ou douze ans, me sentant à moitié orphelin, je me disais parfois qu'on se serait peut-être bien mieux portés pour de bon orphelins. J'avais des fantasmes morbides. Les parents, sur le chemin du retour, en voiture, rataient un virage... J'avais honte, me trouvant même monstrueux, du sentiment de libération que ça me procurait. Le pire, c'est que je les adorais.

vendredi 6 septembre 2013

Puis ce fut la Guerre. Je ne saurais dire quand elle a commencé, ce qui l'a déclenchée. C'était peut-être juste les hormones. La nature. Ce qui a été si proche, mêlé, doit à un moment se déchirer, se séparer. Je ne sais pas qui des deux était le plus cruel, le plus vicieux. Je la traînais par les cheveux dans tout l'appartement. Elle me suppliait de la lâcher. Avec mon bon cœur, je me laissais attendrir. Puis c'était elle qui, sitôt libérée, m'empoignait et  me traînait par les cheveux. Je la suppliais... Avec son bon cœur, elle se laissait attendrir... On traversait l'appartement, comme ça, dans un sens, puis dans l'autre. Des hurlements. Des claquements de portes, parfois même sur les doigts. Je la pinçais jusqu'au bleu. Elle me griffait jusqu'au rouge. Il y avait des trêves. Tout n'était pas perdu. Quand on se retrouvait seuls, le soir, les parents sortis, qu'on regardait le sixième sens à la télé, se blottissait l'un contre l'autre, deux petits animaux terrorisés par la Nuit. Je peux venir dans ton lit? La peur pouvait nous ressouder. Le désespoir, aussi, quand il fallait repartir, le lundi, elle chez les bonnes sœurs, moi chez les curés. On avait mal au ventre, la boule dans la gorge, quand il fallait y aller et même dès le dimanche. Elle pleurait, dans les couloirs sonores, et même hurlait, quand on la laissait là-bas, il fallait que les nonnes l'emmènent de force. Moi, j'étais un homme, me retenais jusqu'au soir, dans le dortoir, pour sangloter sous mon drap. On se sentait à ces moments un petit peu orphelins... Mais revenait vite l'envie de se faire mal, d'une façon ou d'une autre, quand on se retrouvait. Alors que depuis toujours elle sentait tellement bon, je ne pouvais soudain plus la sentir et c'était sans doute réciproque. Il y avait toujours cette envie de la toucher, d'être près d'elle, comme aimanté, mais qui était maintenant confuse, troublée par un je-ne-savais-quoi qui me poussait à un moment à vouloir la torturer d'une façon ou d'une autre. On s'éloignait. Elle était soigneuse, coquette, sa chambre bien proprette, quand moi j'étais négligé et ma chambre un foutoir. Elle lisait Fantômette, moi Pif gadget. Sa tirelire était en forme de ruche et la clé cachée quelque part, la mienne en forme de champignon toxique, la trappe sauvagement arrachée — j'étais un brise-fer, disait ma mère. Quand, un après-midi d'été, sur le lac d'Annecy, flottant les jambes écartées sur notre minuscule bateau pneumatique, rouge, qui autrefois nous avait paru si spacieux et ne pouvait maintenant plus nous contenir, celui qui était toujours percé et avait une boussole à la proue, je m'aperçus que des poils pubiens dépassaient de son maillot, un genre d'effroi inconnu me figea. La rupture était enfin consommée. La Guerre alors prit fin.

jeudi 5 septembre 2013

Le Paradis, c'était peut-être ça. Une fille — je n'ose pas dire une femme car pour moi, preuve de mon incurable immaturité, toutes les femmes, même centenaires, sont encore et avant tout des filles et il me semble qu'il y a toujours quelque chose de faux, de fabriqué, dans cette image de la femme qui me vient quand je prononce le mot — une fille, disais-je, autrefois, s'est crue et même peut-être déclarée, au moins sur le papier et pour ses proches, mon âme sœur. (Elle était magnifique, étincelante, d'une beauté sauvage, à couper le souffle, le mien en tout cas, je l'adorais, j'ai traversé le monde pour la revoir et pour la perdre, ça a failli m'anéantir et j'en suis quelque part aujourd'hui très heureux.) Mais pas du tout, avais-je rétorqué à son ami, le terne peintre homosexuel venu gauguiniser au Paradis des cannibales en compagnie duquel on était allés mastiquer d'insipides sushis dans une gargote sans âme et hors de prix, j'ai déjà une sœur, et donc déjà une âme sœur... Elle avait fait la grimace, d'autant plus que non... non... je ne suis pas du tout un artiste... et pas non plus un écrivain... n'en ai d'ailleurs pas la prétention, ni même l'ambition... Quel ennui, les artistes, les écrivains surtout... Quoi, alors?... Un chômeur radié, un paresseux, un promeneur, pour ne pas dire un vagabond, le plus souvent autour de ma chambre, ou juste dans ma tête... Toutes ses médiocres illusions sur moi de midinette ultramarine sophistiquée, déjà bien entamées, ont fini de se dissiper dans les vapeurs écœurantes des gyosas... Le soir même, dans la chambre d'hôtel avec vue sur la mer — les pieds dans l'eau, disait le prospectus — elle se refusait à moi pour la dernière fois... Évidemment, j'aurais dû dire oui, mon âme sœur, évidemment, enfin trouvée!... Mon goût, très douteux, pas toujours consciemment, pour le sabordage, surtout quand le navire est somptueux, les cales pansues de merveilles, les voiles gonflées voluptueusement… Mais je n'ai jamais eu qu'une sœur... N'en ai jamais voulu d'autre... Elle était là, ma sœur, sur le petit banc en pierre, c'était déjà l'automne, j'allais vers elle, j'allais toujours vers elle. Il n'y avait qu'elle. Mon âme sœur. Qui sentait tellement bon. Elle lisait. (Je l'ai toujours vue lire. Pas comme moi, qui m'y suis mis sur le très tard, et avec parcimonie, la plupart des livres me tombant vite des mains.) C'était peut-être ça, le Paradis. Le battement de mon cœur en retrouvant ma sœur. Je venais un peu l'embêter, tirer un peu sur sa jupe, sur son livre, qu'elle en sorte, de son livre, de sa rêverie, pour s'occuper de moi.

mardi 3 septembre 2013

Juste en face, il y a une boutique de chaussures de marques. Pour des baskets fluos garnies de fourrure léopard, il faut compter au minimum 300 euros. (La laideur et l'inconfort sont devenus hors de prix.) Les gens de la boutique s'entendent bien avec ceux d'à côté, à droite, qui font dans la téléphonie mobile. (Quand le disquaire, lui, à gauche, claquemuré, va bientôt disparaître, il paraît.) C'est l'invasion de la laideur, de la bêtise, de la vulgarité. Et du bruit, car ils parlent fort, y compris seuls, dans leur téléphone, car ils veulent qu'on les entende, même s'ils n'ont rien à dire, surtout parce qu'ils n'ont rien à dire, qu'on sache qu'ils existent, qu'ils sont importants, qu'ils sont Là. Tandis qu'à la radio Nat King Cole se remet à velourer son slow down... je lève le nez de mon Cioran, me sentant, dans le brouillard périphérique de ma myopie, observé par la Créature de la boutique de chaussures. Ne l'ayant plus lu depuis mes vingt ans, j'en gardais une image extrêmement grave, de Cioran, quand je réalise maintenant, rigolant parfois comme un bossu derrière ma vitre, qu'il est d'une drôlerie déflagrante, potentiellement donc un bon copain. (C'était sans doute moi, qui étais grave, à vingt ans.) Tout en chaussant mes lunettes pour vérifier la chose — que la Créature m'observe — je recopie dans mon carnet, à l'attention du Singe, pour la prochaine fois qu'on causera, même si c'est surtout lui le causeur, pour deux et même pour dix, pour cent, quand parfois ce serait tellement bon de se contenter d'écouter ce que disent les oiseaux, même s'ils ne font que roter, ou le murmure du ruisseau, même s'il n'y en a pas : Il faut garder quelques traces du singe, ou alors rester chez soi. (Il doit la connaître. Forcément. Il connaît tout, le Singe.) Au même moment, je décide de la prendre en photo, la Créature. Car elle m'obsède un peu, depuis le début de la journée. Ses petits seins bien droits, surtout, qui bossèlent l'intérieur de mon front. Je me dis qu'une fois que je l'aurai prise, j'y penserai beaucoup moins. (Comme preuve aussi qu'elle me regarde et que ce n'est pas que dans ma tête.) Elle croit, peut-être, que la plupart du temps je la regarde, que je la déshabille, que je suis un voyeur, un pervers — ce que je ne nie pas — quand la plupart du temps, sans lunettes, je regarde dans le vague. Dans sa direction, forcément, puisque je suis posté juste en face. Je ne sais, en fait, qui est le plus voyeur des deux. Car il suffit que je lève les yeux pour la voir qui m'observe. Je ne porte pourtant pas de chaussures de marques, les orteils libres et heureux dans mes tongs, plus proche globalement de mon voisin de trottoir le Roumain, que de ceux du trottoir en face, d'un autre monde. Elle a un bulldog nain qui souvent dort devant la porte et qu'elle promène en ondulant et parfois même il bande. Elle porte souvent des lunettes de soleil à miroirs, même à l'intérieur de la boutique, mais ce jour-là pas de soutien-gorge j'ai remarqué : de bien tentants tétons... C'est peut-être à partir du moment où j'ai cessé de la regarder — même si, la plupart du temps, c'est le vague que je sondais — qu'elle s'est mise, elle, à me guetter. Parce que c'est sa raison d'être, peut-être, qu'on la regarde, qu'on la désire, bien consciente des effets qu'elle produit sur le mâle, elle n'est même là peut-être que pour ça et ça l'a fortement troublée alors, non pas que je l'observe et désire ses bien tentants tétons dressés, ce qui est bien naturel, mais que je cesse de l'observer, niant peut-être alors, à son grand désarroi, son existence. Je ne la connais pas. Si ça se trouve, aux toilettes, les jambes écartées, aux chevilles sa culotte roulée, ou dans son lit le soir, l'âme grande ouverte, polissonne, elle se noie dans Emily Dickinson ou Thérèse d'Avila, voire même les surpasse en rêveries morbides et au-delà. Je l'ai prise, brusquement, en photo, ai volé sans me cacher son âme, à cet instant que j'ai trouvé bien mystérieux, de stupeur, de défit ou d'abandon, je ne l'avais jamais vue comme ça auparavant. Je n'arrive pas à savoir si elle me dit prends-moi ou bien sale con...  ce qui est parfois finalement la même chose... Peut-être aussi que je ne veux plus savoir... Ou alors c'est Nat king Cole, qui lui fait cet effet...

dimanche 1 septembre 2013

Le Roumain me salue. Je salue le Roumain. Le premier jour, je l'avais vu, en pleine canicule, couché en chien de fusil sur le trottoir devant le cinéma, inerte, parmi les mégots et les crachats, me demandant s'il était mort ou s'il faisait seulement la sieste. Fumant ma cigarette, j'avais attendu un moment, n'osant pas troubler son provisoire ou permanent repos. Puis il avait ouvert les yeux, m'avait fait un grand sourire. Une bonne nature, je m'étais dit alors. Il est toujours avec une petite fille en guenilles crasseuses, toute machurée, jolie et même gracieuse, malicieuse, l'œil vif. Ils ont élu trottoir devant le cinéma. Un jour, je le vois farfouiller derrière le bouclier en fer noir qui fait l'angle et sur lequel autrefois, quand le cinéma était florissant,  on collait des affiches. Curieux, je m'approche. Une bombe? Il va faire sauter le cinéma? Il serait temps... Mais non, il y entrepose ses affaires. Il y a des sacs, plein de sacs, qu'il bourre entre la pierre et le fer. C'est sa planque. Parfois il vient récupérer des choses, ou en stocker de nouvelles, des choses qu'il ramasse ici et là, son trésor. Réalisant que je l'observais il s'est senti un peu gêné au début, comme pris en flagrant délit, craignant sans doute que je le chasse, puis, matois,  m'a fait de grands sourires accompagnés de grands gestes, qui sonnaient un peu faux, forcément. Je lui ai fait comprendre d'un haussement de sourcils et d'épaules que je n'avais rien vu, que ça ne me regardait pas du tout. Il ne m'appartient pas de le juger honnête homme ou bien crapule. Depuis, il me salue toujours quand il passe, comme si je lui avais fait une grande faveur. Je le salue en retour, plutôt humblement. Il ne parle pas le français. Je ne parle pas le roumain. Ça me rappelle qu'on m'a traduit, jadis, en roumain, du temps que j'étais auteur sans aucun doute futurement considérable, célébré par la critique, courtisé internationalement, en route bien malgré lui vers la Postérité. Ma carrière, heureusement, s'est arrêtée nette aux portes de Varsovie. Mais dans la langue de Dracula, quand même, ce n'est pas rien... Ça lui ferait peut-être de la lecture?... Intrusul, ça s'appelait. Ça commençait comme ça : Nu îsi spala niciodata urechile. Et ça se terminait comme ça : ... si îmi dadeau si mie lacrimile...