samedi 13 juillet 2013

Peut-on se passer d'images? Parce que la fabrique d'images est en panne. (L'œil est devenu torve peut-être, puis vitreux, à force de trop bien voir.) Peut-on? Je me laisse glisser dans la torpeur de l'été. Indolent. Enfin. J'ai des provisions. (Le Singe a rempli ma besace.) Le travail. L'argent. Le travail. L'argent. L'argent. Ça m'a occupé tous ces mois. Préoccupé plutôt, car je n'ai ni travaillé, ni gagné de l'argent. Pas suffisamment en tout cas. (Sans mon bas de laine, je serais à la rue.) L'argent. L'argent fait le bonheur, elle m'avait dit, langoureusement. (C'est même ce qu'elle m'a dit de plus langoureux.) J'avais trouvé ça triste. Tellement. Et vulgaire. Tristement vulgaire. (Elle n'avait pas le droit, d'être vulgaire.) Elle croyait que j'étais rentier, ou je ne sais pas trop quoi, un genre de prince en guenilles et dessous les guenilles c'était censé être de l'or. L'argent. L'argent. Moi je comptais mes billets. (Honteusement, dans les toilettes, ou dans un petit coin dans ma tête.) Ça fera tant de nuits à l'hôtel. Tant d'assiettes chez le Chinois. Pas beaucoup. Mon temps était compté. Il l'est toujours. L'argent, c'est comme le sable du sablier. Je compte les grains. Grosso modo. Il me reste tant. Je remets une pincée de sable dedans alors qu'une poignée s'en est écoulée. L'argent. Et puis le travail. Esclave plus ou moins consentant. Pour l'argent. Pour en remettre dedans. Le travail. L'argent. Le chèque sera peut-être en bois, on me dit. Alors, travailler, pour peut-être un chèque en bois. Pas bien gros, le chèque, mais quand même, ça pourrait payer quelques factures. Comme remettre du liquide dans un récipient troué. En rigolant, il le dit, qu'il sera peut-être en bois. Comme une bonne blague. Pour ce que ça change. Heureusement, l'indolence est revenue. Travailler ou ne pas travailler. Gagner de l'argent ou n'en point gagner. Monnaie ou non de singe. To have and have not. Pour ce que ça change. Mais elle avait raison : l'argent fait le bonheur. Même si c'était vulgaire. L'argent. Même riche, j'aurais les mêmes réflexes. Combien il me reste. Jusqu'à quand. Le même, en riche, en vraiment riche, n'aurait pas été le même. Ça c'est sûr. Pauvre, elle ne l'aurait même pas remarqué. C'était un pauvre mal déguisé en riche. Ça dure alors ce que ça dure. Le bonheur. La poursuite du bonheur. Parce qu'on le poursuit. C'est comme ça. Talonné par le malheur, on le poursuit, le bonheur. Mais pas moi. Moi, c'est juste payer mes factures que je vise, et remplir mon assiette. Survivre. Deux trois bricoles aussi. Ma ration de tabac. Du thé un peu finaud. Un peu d'ivresse de temps en temps. C'est tout. Le bonheur, pas pour moi. Et l'argent alors, le carburant, non plus. Avec ces idées, de toute façon, le malheur vous talonne, c'est assuré. Douleur persistante au tendon d'Achille droit, surtout à froid. (Reçu un coup, l'autre jour.) Ça commence peut-être comme ça. Un jour où l'autre, il vous rattrape, le malheur, par le tendon. C'est couru d'avance. Alors je ne cours pas. Je bâille. Rangé sur le côté. Hors course. À l'heure de la sieste. (C'est toujours l'heure de la sieste.) L'argent. L'argent. Je lis les mémoires de Lauren Bacall. (Revoir to have and have not.) Mais elle commence à m'ennuyer. L'argent. L'argent, je me dis, au bout d'un moment. Qu'elle se taise, The Look. Ou alors qu'elle ne l'ouvre que dans les films. Sa voix grave, quand même, sacrément érotique. (J'ai connu une fille, comme ça, qui avait une voix très érotique.) Il y a les seigneurs. Il y a les serfs. Admirant et craignant les seigneurs. Mais moi je suis un vilain. Que je dis. Bien plutôt : rien de bien défini.

mardi 2 juillet 2013

Je peux passer 10 heures à regarder une table. Parce qu'elle me raconte des histoires, la table. Et pas que des histoires. Et pas que des racontes. Je m'y plonge, dans la table, je m'y perds, à la surface, mais pas seulement à la surface, dedans aussi, je disparais dedans, dedans la surface mais aussi dedans la table même, dans la matière, j'ai cette faculté pour ainsi dire innée. Une table, contrairement à un humain, ne m'ennuiera jamais. Ça peut être une façon de tuer le temps. Pas de passer le temps : de le tuer. Parce qu'il faut le tuer, parfois, si on ne veut pas qu'il nous tue. Mais il est coriace, le salaud, comme disait Georges. Bien que pas tant que ça, moi, je trouve. Une table. 10 heures. Au moins. On verra alors dans quelle catégorie se ranger. Celle où on le passe, ou celle où on le tue, le temps. Un petit t ou un grand T, peu importe. Pour le temps, je veux dire. Ou bien pour la Table. Le tuer. C'est facile, il n'existe pas. La table, oui, elle existe. Mais pas le temps. La table, on ne la tue pas, on ne pourrait pas la tuer, c'est du solide, la table, même si on la coupait en tout petits petits petits morceaux, la broyait, même la mangeait, la chiait et la brûlait, elle serait encore là, la table, sous une autre forme, mais elle serait encore là. Mais le temps, le tuer, s'il n'existe pas, comment le tuer? Alors la table existerait et on ne pourrait pas la tuer et le temps n'existerait pas et on pourrait le tuer? Ce qui voudrait dire alors qu'on ne pourrait tuer que ce qui n'existerait pas? Peut-être pas quand même. Ou peut-être. Qu'est-ce que j'en sais... Tuer, ne pas tuer, pouvoir ou non tuer... le temps... Mais il est coriace, le salaud, comme disait Georges... Non, en fait, on ne peut pas, le tuer, même s'il n'existe pas, justement parce qu'il n'existe pas... S'en extraire, un moment... Sembler, un moment, ne plus être son esclave, enchaîné... c'est déjà pas si mal, un moment... Ne plus sentir son poids, même s'il n'a pas de poids, puisqu'il n'existe pas... Être là ou ailleurs, faire ceci ou cela ou ne rien faire de ceci ni de cela... C'est le temps des autres, surtout, qu'il faut tuer, celui qui nous empoisonne le nôtre de temps et qui finit même parfois par s'y substituer... C'est la reconquête alors plutôt de son temps à soi, pas tant tuer le temps que chasser le temps des autres, celui qui nous soumet, nous fait courber le dos, nous fouette jusqu'aux rides, nous aigrit l'âme et l'estomac, nous pèse sur les os jusqu'à ce qu'ils craquent, puis rompent... Mais il est coriace le salaud? Mais non, pas tant que ça. Ce n'est qu'une idée. C'est comme les gens, ça n'existe pas vraiment...